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ŒUVRES
D'ARISTOTE
LA MÉTAPHYSIQUE
MÉTAPHYSIQUE
D'ÂRISTOTE
TRADUITE EN FRANÇAIS
AVEC DBS NOTES PERPÉTUELLES
PAR
J. fiÂRTHÉLEMÏ-SAINT-HILÂIRE
MBICBRB DE L^INSTITUT, SBMATBUR
TOME PREMIER
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PARIS
LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE ET C>*
108, BOVLBYARD SAINT-OBRHAIN, 108
1875
ŒUVRES
D'ARISTOTE
LA MÉTAPHYSIQUE
MÉTAPHYSIQUE
D'ARISTOTE
TRADUITE EN FRANÇAIS
AVBC DBS NOTES PERPÉTUELLES
PAR
J. BÂRTHÉLEMY-SAINT-HILAIRE
IIEMBBK DE L Cf STITUT , BBIf ATBUR
TOME PREMIER
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PARIS
LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE ET C'*
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A LA MÉMOIRE
DB
M. VICTOR COUSIN
QUI
LE PREMIER PARMI NOUS
À TENTÉ
DE FAIRE CONNAITRE
LA Métaphysique d'âristote
PAR LA traduction
DU !•' ET DU XII* Livres
HOMMAGE DB RECONNAISSÀNCB
BARTHÉLEMY-SAINT-HILAIRE.
PRÉFACE
Caractère général de la Métaphysique d'Aristote; questions
principales qu'il y discute : Définition de la philosophie, réfu-
tation de la théorie des Nombres et de la théorie des Idées,
réfutation du Scepticisme, le principe de contradiction pris
pour fondement de la certitude, théorie de la substance, théo-
rie des quatre causes, Théodicée. — Aristote est un des plus
grands métaphysiciens de tous les temps. Coup d'œil sur
l'histoire de la Métaphysique ; sa nature propre et ses droits ;
SCS rapports avec la Religion et avec la Science ; grandeur de
rhomme; avenir de la Métaphysique.
Quand on lit Isl Métaphysique d'Arîstote, il
est deux choses qu'on ne doit jamais perdre
de vue, pour ne pas être trop étonné des
difficultés qu'on rencontre à chaque pas.
C'est, d'abord, l'incurable désordre dans le-
quel cet ouvrage est arrivé jusqu'à nous; et,
en second lieu, c'est le caractère général du
style aristotélique. Cicéron, dans une phrase
devenue célèbre, nous en avertit : « Il faut
« faire un très-grand effort d'attention pour
T. I. a
II PRÉFACE.
(c bien comprendre Aristote. Magna animi
« contentio adhibenda est in explicando Aris-
« totele ^ » Cicéron étudiait aux écoles d'A-
thènes, deux cents ans environ après la mort
du philosophe ; il entendait les leçons et les
explications de ses successeurs, encore tout
imbus de la tradition. Il apportait lui-même
à ces labeurs une aptitude des plus rares, et
un zèle qui ne s'est jamais éteint. Si, dans
des conditions si favorables, l'orateur Ro-
main avait tant de peine à pénétrer la pen-
sée d' Aristote, ne soyons pas surpris de la
peine que nous avons nous-même à la saisir.
Elle vaut les fatigues qu'elle coûte ; et, mal-
gré tout ce que vingt-deux siècles ont dû
nous apprendre, elle peut encore nous ins-
truire et nous intéresser puissamment. 11 est
impossible de rétablir un peu d'ordre et de
régularité dans ce monument qu'une mort
inopinée laissa inachevé, comme tant d'au-
treà. Mais, parmi ces fragments mutilés et
sans suite, il s'en trouve d'admirables, qui
sont dignes d'être conservés à jamais ; dans
* Fragment de VHortensius, cité par Nonius, liv. IV, t. XXXV,
p. 262 de la petite édition de Victor Le Clerc.
PRÉFACE. III
ces ruines d'un Parthénon philosophique,
nous pourrons recueillir quelques grandes et
complètes théories, destinées à compter
toujours parmi celles qui honorent le plus
l'esprit humain, et qui lui apportent le plus
de lumière.
Les innombrables questions que la philo-
sophie soulève n'apparaissent pas toutes à la
fois sur la scène de la pensée ; toutes ne sont
pas faites pour y demeurer définitivement.
Les époques les plus fécondes n'en font naître
que quelques-unes. Mais les questions que le
génie découvre, et qu'il consacre, ne meurent
pas; elles entrent pour toujours dans le do-
maine commun, et dans l'héritage que se
transmettent les générations, les unes après
les autres. Quand une fois ces questions
ont été discernées et mises dans leur jour,
elles ne peuvent plus périr ni tomber dans
l'oubli ; elles regardent également tous les
siècles et tous les peuples, qui ont assez
d'intelligence pour s'en préoccuper.
\j?i Métaphysique d'Aristote peu tnous offrir
un certain nombre de ces graves problè-
mes, qui se posent encore pour nous, et qui.
IV PRÉFACE.
de notre temps, sont controversés comme du
sien. Nous n'énumérons que les principales :
La définition de la philosophie, et surtout de
cette partie de la philosophie qu'Aristote
appelle de son vrai nom, « la Philosophie
première » ; la théorie des Nombres ; la
théorie des Idées; la réfutation du Scepti-
cisme ; le principe de contradiction ; le prin-
cipe de la substance ; la théorie des quatre
causes; la théorie de l'ordre universel; et
enfin, la théodicée. De ces questions, les
unes se rapportent à la polémique contem-
poraine d'Aristote; et, quand il traite des
Nombres ou des Idées, c'est pour combattre
l'école de Pythagore et celle de Platon ; les
autres représentent la pensée du maître,
dans son originalité et sa profondeur. Mais
aucune de ces questions, agitées, il y a deux
mille ans passés, par les plus nobles esprits
de la Grèce, n'est épuisée. Nous avons tou-
jours à nous enquérir de la véritable nature
des Idées et des Nombres ; le sceptique Pro-
tagore a eu des successeurs ; il en a parmi
nous, et il en aura tant que l'homme voudra,
■
comme c'est le droit de sa raison, scruter le
PRÉFACE. V
fondement de ses connaissances ; le principe
de contradiction, aussi bien que le principe
des substances, tient toujours sa place dans
le large champ de la spéculation ; la théorie
des causes n'en peut être bannie, malgré les
conseils chimériques de quelques savants ; et
quant à la théodicée, les progrès immenses
des sciences particulières ne font que lui
assurer une importance qui croît de jour en
jour; plus l'analyse des phénomènes devient
exacte et plus elle s'étend, plus on sent le
besoin de remonter à l'origine des choses
et jusqu'au premier moteur.
Sur tous ces problèmes, qui de nous pour-
rait n'être pas curieux de recevoir la déposi-
tion d'un témoin tel qu'Aristote, auteur tout
ensemble de la Métaphysique et de V Histoire
des animaux^ de la Politique et de la Météoro-
logie, de la Logique et de la Morale, de la
Rhétorique et du Traité de F Ame ? Sans doute ,
le vêtement des pensées antiques n'est plus
le vêtement des pensées modernes ; mais la
forme importe peu; c'est le fond qui est
tout; et, si nous étions tentés de dédaigner
les Anciens pour un motif aussi léger, une
VI PRÉFACE.
réflexion devrait arrêter notre orgueil.
Gomme les choses sont perpétuellement mo-
biles, nous deviendrons des Anciens, à notre
tour, ainsi que les jeunes gens deviennent
des vieillards. Prenons garde, en étant in-
justes et aveugles pour ceux qui nous ont
ouvert la carrière, de préparer et d'autoriser
les dédains de ceux qui nous y succéderont,
aussi éloignés de nous que nous le sommes
nous-mêmes de Thaïes, de Pythagore, de
Xénophane^ d'Anaxagore, de Socrate, de
Platon et d' Aristote .
D'abord, il faut se rappeler que le mot
même de Métaphysique n'appartient pas à
Aristote; il est venu de ses disciples, ou de
ses commentateurs, peut-être d'Andronicus
de Rhodes. Pour Aristote, ainsi qu'on vient
de le dire, et qu'on peut le voir dans tout
son ouvrage, cette partie de la philosophie,
qui est la plus générale et la plus haute, se
nomme la Philosophie première, et parfois
aussi la Théologie, ou Théodicée. Si l'usage
n'avait consacré le mot de Métaphysique, il
y aurait quelque utilité à le changer, parce
qu'il est décrié, non pas seulement auprès
PRÉFACE. tti
des ignorants, mais aussi auprès des savants.
Il l'est même auprès de quelques philoso-
phes, qui, en cela, s'entendent très-mal avec
eux-mêmes, repoussant de la philosophie la
partie qui en est la seule essentielle et néces-
saire. On ne peut guère se flatter de modifier
maintenant une locution qui remonte au
temps de Sylla €t de Cicéron. Cependant,
d'illustres exemples nous y convieraient ; et
peut-être ferions-nous bien de nous y rendre .
Descartes intitule ses Méditations : a Médita-
« tiones de prima philosophia, seu: de Dei
(c existentia et animas immortalitate* » Il ne
repousse pas tout à fait l'expression de Mé-
taphysique ; mais il s'en sert le moins qu'il
peut. Dans la traduction française de ses'Mé-
ditations, qu'il fait faire sous ses yeux et qu'il
corrige, il ne parle non plus que de la Phi-
losophie première, traitant à peu près ex-
clusivement de l'existence ji^ Pieu et de la
distinction entre l'âme et le corps de l'homme.
Leibniz fait comme Descartes; c'est la ré-
forme de la Philosophie première « qu'il
« prétend accomplir en réformant la notion
<( de substance». Selon lui, «la Philosophie
viii PRÉFACE.
« première est la Reine des sciences». Mais,
tout en la décorant de ce titre pompeux, il
croit que cette science, qui doit résumer et
régir toutes les autres, en est encore à se
chercher comme au temps d'Aristote. En
ceci, Leibniz se trompe. Aristote ne cher-
chait plus la Philosophie première, par cette
bonne raison qu'il l'avait trouvée*.
Certainement, nous ferions bien d'imiter
Descartes et Leibniz, et de ne plus parler
que de Philosophie première au lieu de Mé-
taphysique, puisque ce nom, sans être abso-
lument faux, n'est pas parfaitement exact, et
qu'il offusque tant de bons esprits. Mais ce
sont là des changements dont l'usage seul
décide, comme nous le dit Horace.
Qu'est-ce que la philosophie pour Aris-
tote? Il observe, d'abord, que, parmi tous
les êtres animés, l'homme est le seul qui ait,
par sa nature, la passion de connaître, et
qui, par les facultés qu'il a reçues, puisse
satisfaire, dans une certaine mesure, l'instinct
qui le pousse à tout savoir. Bien des arts,
^ Leibniz, édition Paul Janet, t. II, p. 524.
PRÉFACE. IX
bien des sciences nécessaires aux besoins ou
aux agréments de la vie se sont formés,
longtemps avant la philosophie, et se sont
développés, en donnant à Tintelligence de
l'homme un emploi qui, sans contredit, était
déjà très utile et très estimable. Mais, quand
les arts les plus indispensables se furent
constitués, il surgit des sciences nouvelles
dont l'objet n'était plus, ni le besoin, ni
même l'agrément. Elles naquirent de préfé-
rence dans les climats où l'homme pouvait
plus facilement se ménager des loisirs; et
c'est ainsi que les prêtres Égyptiens inven-
tèrent les Mathématiques, et les poussèrent
assez loin. Ces sciences eurent cet avantage
éminent d'être cultivées avec ardeur, sans
qu'on se proposât d'en tirer le moindre pro-
fit matériel. Les hommes, frappés d'étonne-
ment et d'admiration par les phénomènes
qu'ils avaient sous les yeux, le cours du so-
leil, les phases de la lune, le lever et le cou-
cher des planètes et des astres, voulurent
connaître les causes de ces prodigieux spec-
tacles. Ils essayèrent de les comprendre,
sans autre désir que de les savoir, pour les
X PRÉFACE.
savoir. Bien plus, sous les causes particu-
lières, ils ne tardèrent pas à s'élever à la
conception d'une cause unique; ils se de-
mandèrent comment l'univers s'était formé ;
et la curiosité de l'esprit ne s'arrêta que
quand il fut parvenu à cette limite infran-
chissable de la cause qui embrasse et do-
mine toutes les autres causes. Enfin, en
voyant que le but dernier de chaque chose
est le bien de cette chose, les hommes pen-
sèrent que le but de la nature entière ne
peut être, d'une manière universelle, que la
plus grande somme de bien possible.
La Philosophie première est donc, selon
Aristote, la plus générale des sciences; elle
est la science des principes et des causes;
elle est la plus désintéressée et la plus libre
de toutes, puisqu'elle n'est subordonnée à
aucune, et qu'elle ne travaille que pour elle-
même; il n'y en a pas de plus claire, parce
que rien n'est plus clair que les principes ;
elle est purement rationnelle, parce que la
sensation est incapable de nous faire con-
cevoir les principes et les causes; elle est
plus exacte et plus précise que toute autre
PRÉFACE. XI
science, parce que les éléments dont elle se
forme sont très peu nombreux. Il est bien
vrai que Dieu, qui, de l'aveu du genre hu-
main, est la cause et le principe des choses,
est le seul être qui puisse posséder une telle
science dans sa plénitude, parce que « Dieu
« seul, comme le dit Simonide, 'jouit du
« privilège auguste de l'indépendance et de
« la liberté » . Mais l'homme se manquerait à
lui-même, s'il ne s'efforçait pas de conquérir
la parcelle de science qui est à sa portée.
Bien que la nature humaine soit esclave de
mille façons, la philosophie n'est pas inter-
dite à l'humanité ; les Dieux ne sont point
jaloux d'elle ; et^ malgré les limites où l'homme
est renfermé, il peut s'occuper des choses
divines, en se disant que, si toutes les autres
sciences peuvent être plus nécessaires que
la philosophie, il n'en est pas une qui soit
au-dessus d'elle et qui ait plus de prix.
Que pourrions-nous ajouter aujourd'hui
à cette définition antique de la philosophie,
aussi juste que sublime, aussi rigoureuse
que modeste? Que pourra-t-on même y
ajouter jamais? Descartes et Leibniz n'en
xii PRÉFACE.
ont pas parlé aussi bien. Dans toute l'his-
toire de la science, personne ne s'est trouvé
qui ait su mieux qu'Aristote déterminer la
nature et le domaine de la Philosophie pre-
mière. Il a montré, avec une parfaite net-
teté, son point d'appui et de départ dans
toutes ïë& sciences secondaires, et son but,
qui est de sonder, autant qu'il est permis à
notre faiblesse, les secrets de la cause uni-
verselle et de la pensée divine. Que peut-on
demander de plus? Et quand on croit à la
philosophie et à la raison, que peut-on de-
mander de moins? La Métaphysique eût
évité bien des faux pas et se fût rendue plus
respectable auprès de la foule, si elle avait
toujours eu la prudence du philosophe grec,
et si elle eût pris le soin de circonscrire aussi
clairement le champ de ses investigations.
Le terrain sur lequel Aristote s'est placé est
inébranlable; mais il fallait un bien ferme
regard pour voir, dès le début, les deux
confins de la Métaphysique, l'un où elle com-
mence, et l'autre où elle finit.
D'ailleurs, on ne doit pas attribuer l'hon-
neur de cette définition à Aristote seul.
PRËFAGE. XIII
Trois OU quatre siècles avant lui, la philo-
sophie était née sur les côtes de l'Asie
Mineure, dans la patrie d'Homère, avec
Thaïes de Milet, Pythagore de Samos, Xéno-
phane de Colophon; elle s'était propagée
dans l'Allique et dans la Grande Grèce ; et,
servie par un heureux instinct, elle avait déjà
fait bien des découvertes, en s'occupant, il
est vrai, beaucoup plus des choses exté-
rieures que des phénomènes de l'intelli-
gence. C'est Pythagore qui lui a donné son
beau nom, en inventant celui de Philosophe.
Socrate et Platon, qu'il ne faut jamais sé-
parer, avaient, en termes magnifiques, célé-
bré la philosophie, dont ils avaient conçu
une pensée aussi haute qu'Aristote devait le
faire après eux. A en croire Platon, c'était
en pratiquant la philosophie, durant cette
existence, que l'homme pouvait s'assurer
une résurrection, et même une vie éter-
nelle, dans un monde meilleur. Le philo-
sophe seul, en contemplant l'essence im-
muable et absolue des choses, était en com-
merce avec le divin, sous la loi de l'ordre.
Mais la Dialectique, telle que Platon l'expo-
XIV PRÉFACE.
sait, était encore bien obscure et bien vague.
Il en faisait bien le comble et le faîte des
autres sciences ; mais il ne précisait pas ce
qu'elle leur empruntait, et ce qu'elle pouvait
leur donner en retour. C'était, selon lui, la
partie la plus difficile de la philosophie,
parce qu'elle ne s'attachait qu'aux choses
intelligibles et repoussait toutes les données
sensibles. jMlais, souvent aussi, ces concep-
tions élevées s'abaissaient ; et la Dialectique
se réduisait à n'être que l'art assez vulgaire
d'interroger et de répondre. La Dialectique
était donc quelquefois près de devenir la
Philosophie première. Mais l'intervalle qui
les séparait ne fut pas franchi, et c'est Aris-
tote qui acheva l'œuvre imparfaite de prédé-
cesseurs nombreux et illustres.
Une autre circonstance encore l'a favo-
risé. La philosophie Grecque, dans toute sa
durée, n'a jamais eu auprès d'elle une auto-
rité ombrageuse et persécutrice, qui pré-
tendît lui imposer violemment des solutions
toutes faites, dont elle ne devait pas s'écar-
ter. Il n'y a jamais eu, dans son sein, ces
discussions déplorables, et parfois ho mi-
PRÉFACE. XV
cides, où la raison et la foi religieuse ont
été aux prises. Dans la Grèce, la pensée a
joui d'une absolue liberté, parce qu'elle n'a
pas connu de livres sacrés, gardiens du
dogme national; rien ne l'a gênée, depuis
les temps de Lycurgue et de Solon jusqu'à
ceux de Justinien, fermant, au nom de la
religion, les écoles d'Athènes. Si, dans
l'Antiquité, quelques philosophes ont été
frappés, ce n'était pas par intolérance,
comme ce fut plus tard. Ils étaient les vic-
times d'inimitiés individuelles, qui assouvis-
saient leurs vengeances; ou bien l'ordre
public, troublé par des imprudences, exi-
geait un châtiment, d'ailleurs plus ou moins
justifié. Mais jamais dans le monde hellé-
nique, pendant plus de douze cents ans,
personne ne fît à la raison humaine l'insulte
de douter d'elle, et de la persécuter pour
des croyances qu'elle n'acceptait pas. Aris-
tote a profîté de cette liberté comme tout le
monde ; mais il a défîni et compris la philo-
sophie mieux que qui que ce soit avant lui,
et il l'a pratiquée avec une sécurité imper-
turbable, que Descartes n'a pas goûtée au
XVI PRÉFACE.
XVII* siècle, et que Ton nous conteste même
encore quelquefois dans le XIX^
Il serait assez embarrassant de décider si
la réfutation qu'Aristote a faite de la théorie
des Nombres, mérite les mêmes éloges que
sa définition de la philosophie. Cette réfuta-
tion peut nous paraître douteuse et incom-
plète par plusieurs motifs. Dans toute dis-
cussion, il faut pouvoir entendre les deux
interlocuteurs pour juger en pleine connais-
sance de cause; et ici, nous n'en pouvons
écouter qu'un seul. Il ne nous est resté
aucun ouvrage de Pythagore, ni de ses dis-
ciples. Les fragments très peu nombreux
qui nous sont parvenus, ne portent pas sur
cette théorie spéciale. Nous en sommes ainsi
réduits à ce que nous en dit Aristote; et,
quoique nous ne suspections pas sa fidélité,
nous ne pouvons comprendre que très diffi-
lement la valeur et le sens de l'objection,
quand nous n'avons pas en même temps la
pensée qu'elle doit rectifier ou détruire.
Puis, l'obscurité habituelle aux réfutations
d' Aristote est plus épaisse ici que partout
ailleurs. Enfin, il a eu le tort de mêler à la
PRÉFACE. xyii
réfutation . d'une théorie plus mathéma-
tique que métaphysique celle des Idées pla-
toniciennes; et cette confusion n'était pas
faite pour éclaircir les choses. Malgré ces
défauts, ce qu'Aristote nous apprend sur les
Pythagoriciens est encore ce que l'Antiquité
nous a transmis de plus précieux et de plus
étendu, sur cette admirable école. S'il se
tait forcément sur la personne trop peu
connue de Pythagore, il nous entretient du
moins des recherches qu'il avait provoquées
dans toutes les voies qu'il avait ouvertes.
Aristote rend d'abord aux Pythagoriciens
un très légitime hommage^ en les louant d'a-
voir étudié les mathématiques avec passion,
et de leur avoir fait faire d'immenses progrès
en tout genre. Aux mathématiques pures,
telle que l'arithmétique et la géométrie, ils
joignirent les mathématiques appliquées.
Leurs travaux furent aussi divers que remar-
quables en astronomie, en optique, en méca.-
nique, en musique, en géodésie, c'est-à-dire,
dans toutes les branches de la science où les
nombres et les lignes peuvent aider à l'obser-
vation et à l'explication des phénomènes.
T. 1.
xviii PRÉFACE.
Que Pythagore n'ait fait que transporter
d'Egypte dans la Grande Grèce les mathéma-
tiques naissantes, ou qu'il les ait lui-même
inventées, c'est un point obscur; mais ce qui
ne l'est pas, c'est que l'école Pythagoricienne
a été par-dessus tout une école mathémati-
que. De là, sa grandeur, que les siècles
n'ont pas amoindrie; de là aussi, ses er-
reurs, que, à certains égards, on peut sans
injustice appeler même des rêveries. Au pre-
mier aspect des vérités mathématiques , l'in-
telligence humaine en a été éblouie; et,
comme il arrive trop souvent à notre vue
débile, les clartés trop vives ont été rempla-
cées bientôt par des ténèbres.
Sans doute, ainsi que l'ont dit les Pytha-
goriciens, les Nombres se trouvent partout
dans le monde où nous vivons, dans le ciel,
que nous contemplons, dans la nature, que
nous cherchons à interpréter. Le nombre
est à l'état d'unité dans chacun des indivi-
dus que nos sens perçoivent; il est à l'état
de multiplicité dans les collections que les
individus peuvent former, soit dans une
même espèce, soit dans des espèces différen-
PRÉFACE. XIX
tes. Sans doute encore, il y a dans l'univers,
dans le monde, des proportions et des har-
monies, comme il y en a dans les sons que
calculent les mathématiques. Mais conclure
de là que le nombre est l'essence des choses,
qu'il en est la substance, et même la matière;
que le nombre est l'élément de tout, parce
qu'il se trouve partout, c'est non-seulement
une conséquence hasardée; c'est, de plus,
une assertion insoutenable. Il en résulterait
que tous les êtres se confondraient, essence
et matière, dans une apparente unité, qui
semble les expliquer tous, et qui, réellement,
n'en explique aucun. Les corps, que nous
montre la nature, ne sont pas simplement
doués d'unité. Ils ont aussi étendue, pesan-
teur, et légèreté relatives. Le nombre, im-
muable comme il est, toujours identique à
lui-même, peut-il, en tant qu'élément essen-
tiel des corps, leur communiquer des qua-
lités qu'il n'a pas? Le nombre est-il étendu?
Est-il pesant? A-t-il les trois dimensions ? Et,
s'il ne possède rien de tout cela, comment
pourrait-il rendre raison de choses avec les-
quelles il a si peu de rapport? Le nombre est
xr PRÉFACE.
infini, si ce n'est réellement et en acte, du
moins en puissance. Est-il un seul corps qui
ne soit fini? Et comment concevoir un corps
qui serait infini en acte, ou simplement même
en puissance ?
Ainsi, le nombre, tel que les Pythagori-
ciens Tentendent, n'est ni l'essence, ni la
matière des êtres. Encore moins, est-il la
cause du mouvement. Si le nombre a une
propriété de toute évidence, c'est que, élant
immuable et indestructible, de toute néces^
site il est immobile. Étant lui-même sous-
trait au mouvement, comment pourrait-il
transmettre aux choses le mouvement qu'il
ne possède point? Or, le mouvement, le
changement, est partout et perpétuellement
dans la nature. Et qu'est-ce qu'une théorie
qui supprime, dans les corps, leurs qualités
les plus frappantes, leur étendue, leur poids
et leur mouvement?
Bien plus, le nombre qui ne peut expli-
quer la nature générale des êtres, n'expli-
que pas mieux les entités mathématiques
elles-mêmes. L'arithmétique, où règne le
nombre, n'épuise pas les mathématiques; à
PRÉFACE. XXI
côté d'elle, il y a la géométrie. Or, le nom-
bre, qui ne peut pas nous dire ce que sont
les êtres, ne nous dit pas davantage ce que
sont les points^ les lignes, les surfaces. Il faut
pourtant le savoir. L'unité, d'où partent
tous les nombres, n'est pas le point, d'où
partent les grandeurs. Les nombres se divi-
sent en pairs et impairs. Cette distinction,
qui se poursuit dans une série indéfinie, ne
se retrouve en aucune manière dans les sur-
faces, dans les lignes, dans les points. Il n'y
a donc aucune ressemblance entre le nombre
et ces entités, qui jouent cependant un rôle
essentiel dans les mathématiques, tout aussi
bien que dans la composition des corps.
Mais voici une critique bien plus grave.
Persuadés que les Nombres doivent régir
l'univers, les Pythagoriciens ont essayé ce
système sur les réalités, ne doutant pas que
le monde ne dût y être parfaitement confor-
me. Mais les faits ont été rebelles à des
hypothèses qui ne pouvaient se vérifier;
la nature ne correspondait pas absolument à
des théories factices. Qu'ont fait alors les
Pythagoriciens? Ils ont violenté la nature;
ijtii PRÉFACE.
dans leur prétention d'organiser le monde
par des nombres, ils ont imaginé des faits
arbitraires, quand les faits réels les contre-
disaient. Ainsi, la Décade à laquelle ils atta-
chent avec raison la plus grande importance,
en tant que fondement de la numération,
doit, selon eux, se reproduire dans le nom-
bre des corps célestes et des sphères. Mais
il n'y a en tout que neuf de ces corps, d'après
la science de ces temps reculés : les cinq pla-
nètes, le soleil, la terre, la lune et le ciel des
étoiles fixes. Où est le dixième corps? Les
Pythagoriciens l'inventent; et ils donnent à
la terre un contraire, un corps invisible, qui
y est opposé, et qu'ils nomment l' Anti-terre,
Antichthân. Il peut être fort commode de
suppléer ainsi les choses, et de combler ses
propres lacunes par des mots. Mais la science
ne s'arrange pas aussi aisément de ces solu-
tions trop peu sérieuses ; et la nature s'en
arrange encore moins que la science im-
parfaite de l'homme.
Sur cette pente, les Pythagoriciens ne
pouvaient pas se retenir. A ces premières
erreurs, ils en ont ajouté bien d'autres. On
PRÉFACE. xxiii
doit avouer, à leur éloge, qu'ils ont été les
premiers à essayer des définitions ; et c'était
un complément à peu près inévitable de leurs
études sur l'essence des choses. Mais ici
encore, intervient le nombre pour tout défi-
nir, ou plutôt pour tout fausser. Veut-on
définir la justice, la raison, Topinion, le mé-
lange, la division, le mariage, l'occasion et
une foule d'autres choses? Rien n'est plus
simple ; on en fait autant de nombres. La
justice, par exemple, est un nombre carré ;
l'injustice est un nombre de composition
moins régulière ; et ainsi du reste. Dans tout
cela, il est clair qu'on dépasse la Décade. Si
elle suffit aux corps célestes, elle ne pourrait
suffire à des définitions qui seraient innom-
brables, comme le sont les choses elles-
mêmes. Car chacune des choses avait son
nombre particulier; et dans les élucubrations
d'un Pythagoricien dont Aristote nous a
conservé le nom, Eurytus, l'homme, le che-
val avaient chacun leur nombre; le même
philosophe représentait par des calculs
arithmétiques jusqu'aux figures des plantes.
En se payant de ces puérilités, on altère
XXIV PRÉFACE.
tous les phénomènes naturels, et même les
événements historiques les plus notoires.
Ainsi, les Pythagoriciens, remarquent qu'il
y a sept voyelles dans Talphabet, que la lyre
a sept cordes, que la constellation des Pléîa-
0
des a sept étoiles, que certains animaux per-
dent leurs dents à Tâge de sept ans^ qu'il y
avait sept Chefs devant Thèbes assiégée; et,
prêtant au nombre Sept une vertu extraor-
dinaire, ils veulent nous faire croire que ce
nombre est la cause de tous ces faits, qui,
sans lui, n'auraient point lieu. Néanmoins,
tout le monde sait que, si les Chefs devant
Thèbes n'ont été qu'au nombre de sept, c'est
parce qu'il n'y avait que sept portes de la
ville à défendre. Il est également avéré que
les étoiles de la constellation des Pléiades
sont au nombre de sept; mais il y en a douze
dans la constellation de l'Ourse, et les Py-
thagoriciens eux-mêmes lui en attribuent
davantage ; quelques animaux perdent leurs
premières dents à sept ans ; mais d'autres
animaux ne les perdent pas à cette époque.
Le nombre Sept n'a donc absolument rien
à voir dans tous ces faits. On ajoute que, si,
PRÉFACE. XXV
«
dans l'alphabet, il n'y a que trois lettres
doubles Xi, Psi, Dzêta, c'est qu'il n'y a que
trois consonnances en musique. Mais, d'a-
bord, il y a plus de trois consonnances en
musique; et, en outre, on pourrait combiner
les consonnes deux à deux autant qu'on le
voudrait, et représenter chaque combinai-
son nouvelle par un signe unique. S'il n'y a
que trois lettres doubles, dans l'alphabet,
c'est que, dans l'organe de la voix, il n'y a
que trois articulations à la suite desquelles
on puisse prononcer le Sigma sans trop d'ef-
fort. On dit encore que, de l'Alpha à l'Omé-
ga, il y a autant d'intervalles que de la note
la plus basse à la plus haute sur la flûte ; et
il se trouve que ce même nombre corres-
pond, d'après les Pythagoriciens, à l'harmo-
nie complète de l'univers. On fait des rap-
prochements non moins ingénieux, et non
moins faux, entre les tons de la lyre et les
syllabes du vers hexamètre. On pourrait en
faire une multitude d'autres, qui seraient
tout aussi brillants, et tout aussi trompeurs.
Mais qui ne voit que, dans tous ces faits, il
n'y a réellement que des coïncidences fortui-
XXVI PRÉFACE.
tes, et que les nombres n'en sont causes en
quoi que ce puisse être ?
D'une manière générale ^ il est donc absur-
de de penser que le nombre soit cause de
rien dans la nature ; il accompagne les cho*
ses; il est dans les choses; mais ce n'est pas
lui qui les fait ce qu'elles sont*,
A côté de ces critiques, qui ne sont que
trop fondées, il est un point sur lequel Aris^
tote se plaît à rendre justice aux Pythagori-
ciens : c'est qu'ils n'ont jamais séparé les
Nombres des choses sensibles. Tout au plus,
ont-ils distingué le nombre abstrait du nom-
bre concret, c'est-à-dire le nombre tel que
le conçoivent les mathématiques, considéré
en lui seul, et le nombre tel qu'il se montre
effectivement dans une pluralité d'objets
quelconques. Mais ils n'ont jamais songé à
cette troisième espèce de nombre que quel-
ques Platoniciens ont appelé le Nombre
Idéal, et sur lequel on à amoncelé des hypo-
^ Une bonne partie des critiques d'Aristote contre la théorie
des Nombres peut regarder la théorie Platonicienne des Nom-
bres Idéaux de Xénocrate et de Speusippe. Mais il serait pres-
que impossible de faire exactement les parts.
PRÉFACE. xxvu
thèses plus vides encore que toutes celles du
Pythagorisme. Pour les Pythagoriciens, le
nombre n'est qu'une réalité de ce monde,
quoiqu'ils en aient, d'ailleurs, mal compris
la nature, l'origine et la véritable action.
En somme, le jugement d'Aristote sur
l'école de Pythagore est sévère; mais il est
incomplet, si ce n'est partial, Aristote a omis,
sans le vouloir, quelques doctrines qui font
la gloire impérissable de cette école. Elle ne
s'est pas absorbée dans la théorie des Nom-
bres, comme il semble le supposer. Il eût été
bon de ne pas oublier ce qu'elle a fait en
morale ; et quelques mots sur l'Institut py-
thagoricien n'auraient point été déplacés,
même dans un traité de Métaphysique. Sur-
tout, en blâmant certaines théories cosmi-
ques, le philosophe aurait pu rappeler cette
théorie si paradoxale, et cependant si vraie^
du mouvement de la terre. Aristote, on le
sait, a discuté la question dans un traité spé-
cial sur le Ciel; et il a fait prévaloir, pour de
longs siècles, l'opinion contraire de l'immobi-
lité du globe terrestre. Mais, daps un résu-
mé philosophique du système pythagoricien,
xxviii PRÉFACE.
il est singulier de passer sous silence une
doctrine dont un homme de génie ne devait
point méconnaître la portée. Aristote, cer-
tainement, n'a pas voulu diminuer la gloire
du Pythagorisme; mais on peut trouver qu'il
l'a mutilée. Ce n'est pas de parti pris; et c'est
une suite de la différence extrême de son
point de vue personnel. On se cède toujours
un peu trop à soi-même, tout en voulant ne
rien ôter à autrui de ce qui lui appartient.
Si c'est là une excuse en faveur d'Aristote
à l'égard des Pythagoriciens, ce doit, à plus
forte raison, en être une pour sa polémique
contre Platon. A ne consulter que la Méta-
physique, le Platonisme ne serait rien en
dehors de la théorie des Idées ; il semblerait
que cette théorie le remplit à elle seule tout
entier; et que, sans elle, Platon n'existe
plus ; c'est à elle qu'il aurait réduit toute sa
philosophie première. Par bonheur, les mo-
numents démontrent le contraire; et n'eus-
sions-nous que le Timée, c'en serait assez
pour attester qu'on se méprend étrangement,
en imposant à la pensée Platonicienne de si
étroites entraves. Aristote a commis ici une
PRÉFACE. XXIX
méprise, que n'exigeait point le plan de son
ouvrage. Mais, puisqu'il a considéré uni-
quement la théorie des Idées, nous devons
le suivre sur ce terrain , quelque borné qu'il
soit, et nous renfermer, autant que possible,
dans le cercle qu'il s'est tracé lui-même, avec
ou sans intention.
Une première remarque, c'est qu'Aristote
attribue à la théorie des Idées, dans le Pla-
tonisme, beaucoup plus de place que ne lui
en attribue l'auteur lui-même. Il ne cesse de
l'attaquer dans tout le cours de sa Métaphy-
sique; il y revient même dans plusieurs de
ses ouvrages, où cette discussion peut pa-
raître assez inopportune. Il y insiste avec
une opiniâtreté qu'on n'attend pas d'un dis-
ciple, surtout du disciple d'un tel maître.
Au contraire, Platon, dans tous les Dia-
logues qui nous restent de lui, ne fait qu'in-
diquer la théorie des Idées; nulle part, il ne
la développe, et ne lui donne les dimensions
que plus tard on lui a prêtées. En elle-même,
la question a le plus grand intérêt, puis-
qu'elle renferme l'explication des choses, et
que, selon qu'elle est bien résolue ou mal
XXX PRÉFACE.
résolue, elle peut compromettre la réalité et
la science, en les altérant toutes les deux.
Mais dans la critique d'Aristote, c'est de la
solution Platonicienne qu'il s'agit; il ne s'a-
git que de cela. Plus tard, il pourra poser le
problème comme il l'entend, dans toute sa
généralité; mais, d'abord, il faut l'accepter
tel que Platon lui-même le pose, et ne point
aller au delà. D'ailleurs, il se peut qu'Aris-
tote, en voulant répondre à Platon, ait plu-
tôt encore répondu à ses successeurs, qui
ont bien pu exagérer la théorie des Idées, en
y associant imprudemment les théories Py-
thagoriciennes. Dans ce cas, les arguments
si nombreux et si pressants d'Aristote porte-
raient moins contre Platon que contre ses
élèves, trop peu fidèles à ses leçons.
Une autre remarque, qui ruinerait de fond
en comble toute cette controverse, et qu'ont
déjà faite des historiens de la philosophie,
entre autres M. Cousin, c'est qu'Aristote
n'aurait pas très bien compris son maître;
par la même raison qui l'avait empêché de
rendre pleine justice au Pythagorisme. Quel
est le principal tort qu'il impute à la théorie
PRÉFACE. XXXI
des Idées? C'est de séparer l'essence des
êtres de leur substance; et, pour expliquer
les choses perceptibles à nos sens, de sup-
poser, en dehors d'elles, d'autres êtres aussi
nombreux au moins, ayant plus de réalité
quelles n'en ont, ou, pour mieux dire, ayant
seuls la réalité dont les choses sensibles sont
dépouillées. Voilà le grief qu'Aristote répète
d'une manière implacable, et d'où il tire
toutes les conséquences sous lesquelles il
accable la théorie qui lui semble les contenir,
et les laisser échapper de son sein. Ce grief
capital, essentiel, le premier et le dernier de
tous, origine et cause de toute cette cons-
tante et vive polémique, est-il légitime?
Est-il exact que Platon ait séparé les Idées
des choses sensibles, et transporté aux unes
la réalité substantielle qu'il refuse aux
autres ? Nous n'hésitons pas à répondre par
la négative, quelque téméraire qu'il puisse
paraître de contredire Aristote sur un tel
sujet. Mais c'est là un point de fait ; et, les
Dialogues en main, on peut affirmer que,
dans la doctrine de Platon, les Idées ne sont
pas séparées des choses réelles.
xxxii PRÉFACE.
Que dit, en effet, Platon?
Instruit dans sa première jeunesse, comme
nous l'apprend Aristote, à l'école de Cratyle,
élève lui-même d'Heraclite, il partageait les
opinions de l'un et de l'autre sur le flux per-
pétuel des choses sensibles, et sur leur écou-
lement insaisissable, qui ne permet pas d'as-
seoir rien de stable sur cette base mobile et
flottante. Formé ensuite à l'art des défini-
tions par Socrate, Platon, adversaire aussi
déclaré que lui de la sophistique et du scep-
ticisme, voulut par-dessus tout assurer à la
science un fondement inébranlable ; et il le
trouva dans cette partie de l'être que cherche
la définition, pour expliquer ce que l'être
est en lui-même, ce qu'il est en soi, indé-
pendamment de toutes les modifications et
de tous les attributs accidentels qu'il peut
recevoir. Dans l'être actuel et réel, c'est là
ce qu'on appelle son essence ; dans la défi-
nition, c'est le genre, auquel viennent s'ad-
joîndre les différences, qui distinguent les
espèces et les individus, relégués au degré
le plus bas, puisqu'ils ne peuvent plus être
divisés et qu'ils sont Uns. Le genre est donc
PRÉFACE. xxxiii
l'essence du défini, attendu que, si le défini
n'était pas d'abord le genre, il n'existerait
pas. Socrate, Gallias, Coriscus, individus
que nous apercevons isolément, ne sauraient
exister sans le genre auquel ils appartiennent,
et qui les rassemble sous son unité, c^est-à-
dire, si, d'abord, ils n'étaient hommes.
Voilà l'Idée Platonicienne dans toute sasim-
plicité ; et le mot grec lui-même semble nous
le dire, puisquMl ne signifie pas autre chose
que les Espèces et les Genres.
Pour mieux éclaircir cette première notion,
Platon étudie la nature de l'Idée et se de-
mande quel mode d'existence elle peut
avoir. Évidemment, le genre reste identique
et le même dans les divers individus, dans
les diverses espèces qui le composent, quel-
que nombreuses qu'elles soient. L'Idée est
donc une unité, qui rie varie pas, une unité
immobile et imriiuable. En outre, c'est une
unité pureriiént rationnelle ; nos sens ne
peuvent là percevoir, comme ils perçoivent
l'unité individuelle, qui éclate dans tous les
êtres particuliers. On voit, on entend tel ou
tel homme, qu'on a devant soi et avec qui
T. C
xxxiv PRÉFACE.
Ton converse. Qui a jamais vu l'Homme?
Cependant l'Homme-en-soi, THomme-même,
pour prendre le langage Platonicien, est
dans chacun des hommes individuels. Mais il
n'y est que pour la raison ; il échappe à la
sensibilité, qui ne l'y découvre point. L'Idée
est donc rationnellement Une, puisqu'elle ne
change pas d'un individu ou d'une espèce à
l'autre ; et l'unité devient ainsi le caractère
essentiel et dominant de l'Idée, qui résume
en elle la pluralité. On peut s'égarer et se
perdre parmi les individus, qui sont en nom-
bre indéfini; on ne peut se tromper à l'Idée,
qui est d'autant plus claire qu'elle est plus
simple.
Platon ne disconvient pas que l'existence
des Idées ne soit difficile à comprendre, et
qu'elle ne puisse sembler douteuse à la plu-
part de ceux qui essaieraient de faire cette
abstraction. Mais, pour dissiper, autant qu'il
le peut, les obscurités, il prend des exemples
que tout le monde accepte, et qui facilitent
cette analyse délicate. Il lesemprunte auxam*
thématiques, que son école cultivait presque
aussi ardemment que celle de Pythagore.
PRÉFACE. XXXV
Ainsi, les unités dont s'occupe i'arithïné-
tiqùe sont considérées comme absolument
égales entre elles, et ce ji*est qu'à cette con-
dition que l'arithmétique peut les étudier.
Or, qui a jamais vu dans la réalité des unités
absolument égales? Qui cherche même à les
y découvrir? L'unité, telle que l'arithmé-
tique la conçoit, n'est donc pas réelle au
sens rigoureux du mot. Elle iie tombe pas
sous les sens; et les unités que les sens
atteignent, loin d'être parfaitement égales,
n'offreiit que des inégalités et des diversités
infinies. Cependant, l'unité mathématit}ue
est tellement vraie qu'elle sert de principe à
une science, qui est une des plus exactes ()ue
l'homme connaisse et qu'il puisse édifier. Ce
qu'on dit des unités dans la science des
nombres, on peut le dire tout aussi bien des
entités sur lesquelles s'appuie la géométrie.
Qui a jamais vu des points, des lignes, des
surfaces, telles que les imaginent les géo-
mètres? Nos sens ont-ils jamais perçu des
points sans longueur, largeur ni épaissteur,
des lignes sans largeur, ni épaisseur, des
surfaces sans épaisseur? De plus, le géo-
XXXVI PRÉFACE.
mètre ne raisonne -t-il pas continuellement
sur des figures qui n'ont pas les dimensions
effectives qu'illeur prête? Et ses conclusions
sont-elles moins solides et moins démonstra^
tives, parce qu'il est parti d'hypothèses qui
n'ont rien de matériel? II suffît que ces
hypothèses soient admises et comprises par
la raison, qui se passe du concours des sens
et qui même les contredit.
Qui oserait, cependant, révoquer en doute
la certitude des mathématiques? Et le nom
même qu'elles portent n'indique-t-il pas
qu'elles prétendent à être les plus scientifi-
ques de toutes les sciences? Probablement
même, elles n'ont ce privilège qu'à la con-
dition d'être rationnelles commes elles le
sont; mêlées davantage à la matière, elles
auraient moins d'autorité.
Ces analogies demandées aux mathémati-
ques peuvent faire entendre ce que sont les
Idées, leur nature et leur existence. Les
Idées sont dans les choses comme v.sont les
surfaces, les lignes, les points, les unités;
et c'est la raison aussi qui les en tire. Néan-
moins, il y a une grande différence entre les
PRÉFACE. xxxvii
Idées et les entités de rarithmétique ou de
la géométrie. Dans le monde mathématique,
tout est non-seulement immobile, mais im-
passible ; tout ce que les mathématiques
exigent, c'est l'acquiescement de l'intelli-
gence aux vérités qu'elles lui découvrent. En
est-il de même pour les Idées? Et n'agissent-
elles pas tout autrement sur notre âme? En
présence de choses belles, ne sommes-nous
pas profondément remués? Ne causent-elles
pas en nous un ètithousiasme, un amour, qui
s'accroît avec leur beauté même? N'en som-
mes-nous pas d'autant plus émus (Qu'elles
sont plus belles? Mais les choses, que nous
qualifions toutes d'un.même nom en les appe-
lant belles, de quelque genre qu'elles soient,
ne sont belles que par le reflet commun de
la beauté, qui les fait ce qu'elles sont en
tant que belles, et dont elles doivent toutes
plus ou moins resplendir, pour recevoir le
nom que nous leur donnons. Or, s'il y a ma
nifestement des choses qui sont belles, com-
bien ne doit pas être plus belle encore la
beauté dont elles participent, chacune en
quelque degré 1 L'Idée de la beauté, la
xxxviii PREFACE,
beauté en soi, une et parfaite, sans aucune
limite, sans aucune de ces défaillances des
beautés particulières, ne doit-elle pas être
incQmparablement plus belle? Est-il rien qui
puisse l'altérer et la corrompre? Et si les
belles choses, imparfaites comme elles le
sont toujours, nous ravissent d'admiration,
de quels ravissements la beauté en soi, la
beauté divine, ne pénètre-t-elle pas Tâme
qui est capable de la concevoir et de la sentir!
Ce qu'on dit de la beauté, au-dessus, si
ce n'est en dehors, des choses belles, on le
dirait de toutes les autres Idées. La justice
en soi serait-elle moins juste que les actions
justes? Le bien en soi serait-il moins bon
que les choses bonnes? Et cette Idée du
bien n'est-elle pas la plus haute de toutes
les Idées, celle à laquelle tendent et se rat*
tachent toutes les autres sans exception,
l'Idée qui doit régler la vie de l'homme, qui
régit la nature tout entière, qui gouverne
l'univers, et qui est, on peut dire, la loi
même de Dieu, si toutefois les regards hu-
mains peuvent s'arrêter sur de telles splen-
deurs, sans en être aveuglés, comme les im-
PRÉFACE. XXXIX
prudents qui osent porter directement les
yeux sur le soleil?
Ceci doit nous montrer à la fois et le rap-
port des Idées aux choses sensibles, et le
rapport des Idées entre elles. Sans leur don-
ner une existence séparée, il faut leur accor-
der une existence supérieure. Les choses
n'existent, à proprement parler, que par les
Idées qu'elles représentent, et où elles trou-
vent leur nom et leur essence. Sans les Idées,
les choses ne sont pas intelligibles ; et si Ton
reconnaît que les choses existent réellement,
on ne peut nier non plus que leur existence
substantielle ne soit en sous-ordre, au point
de vue de la raison. L'existence de l'Idée
est donc au-dessus de celle des choses, au-
tant que la raison est supérieure à la sensi-
bilité, autant que l'âme est supérieure au
corps. En second lieu, il y a des degrés entre
les Idées, ainsi qu'il y en a entre les êtres.
En tant qu'êtres, tous les êtres sont égaux;
l'un n'est pas plus être que l'autre. Pour-
tant, ils ne tiennent pas tous la même place
dans le monde ; et l'on peut observer entre
eux une subordination et une hiérarchie,
XL PRÉFACE.
qui part des plus humbles pour monter jus-
qu'aux plus relevés. Il en est de même dans
la hiérarchie des Idées ; et selon les genres,
selon les espèces, selon les individus, où on
les contemple, elles forment une continuité
et une chaîne, qui s'étend, du monde obscur
où nous sommes, jusqu'au sommet de l'Être^
et au suprême ordonnateur, qui est Dieu.
Ainsi les Idées, en nous apprenant d'abord
ce que sont essentiellement les choses, nous
révèlent en quelque sorte le plan de l'uni-
vers, le plan du Cosmos, l'Ordre, que les
Pythagoriciens ont si bien nommé. Elles
sont la marque du divin dans les choses. A
ce titre, les Idées sont éternelles, comme le
monde, comme Dieu. Tout en étant dans les
choses périssables, elles ne périssent pas
avec elles; ce sont des formes intelligibles
et incorporelles, que l'école de Mégare pla-
çait avec raison dans une région supérieure
et invisible, et dont elle faisait les véritables
êtres.
Platon n'hésite point à dire que cette fa-
culté de comprendre le général, en d'autres
termes, ce qui est renfermé sous une unité
PRÉFACE. XLi
ralîonnelle, est le propre de l'homme, sur-
tout du philosophe. Il cherche donc une
méthode pour marcher sûrement du particu-
lier au général, à l'universel, à l'absolu, qui,
étant l'essence immuable des choses, est le
seul fondement de la science ; il n'y a science
véritable que de l'absolu, qui ne change
pas; tout le reste n'est qu'une vaine opinion
et qu'une ombre. Cette méthode Platoni-
cienne, c'est la Dialectique, qui nous ensei-
gne à saisir immédiatement les choses intel-
ligibles; qui, sans l'intervention des sens,
s'élève par la raison jusqu'à l'essence des
choses, en discerne le premier principe, et
parvient régulièrement, par la pensée seule,
à l'essence même du bien. C'est ainsi que la
Dialectique est le comble et le faîte de tou-
tes les sciences, comme l'Idée du bien est le
sommet de toutes les Idées. C'est la partie la
plus difficile de la philosophie ; mais c'en
est aussi la plus lumineuse et la plus utile.
Maintenant, Platon se le demande : Les
Idées ne sont-elles que des mots? Sont-elles
uniquement des pensées qui, ne peuvent
exister ailleurs que dans l'âme? A ces deux
XLii PRÉFACE.
questions, que notre Scholastique du Moyen-
Age devait agiter si longuement, la réponse
est évidente, après ce qui précède. Oui, les
Idées sont des mots; oui, elles sont des pen-
sées, puisque, d'une part, elles nous servent
à nommer les choses, et que, d'autre part,
c'est la raison qui les conçoit. Mais ce serait
une sorte de contradiction sacrilège de croire
que les Idées ne sont que cela. Gomme ce
sont elles qui confèrent aux choses l'essence
qui les fait ce qu'elles sont, elles ne peuvent
être de vains mots; elles ne peuvent pas
avoir moins d'existence que les choses où
elles apparaissent et qui en participent.
Comme ce sont elles que la raison comprend,
elles sont bien dans la pensée de l'homme ;
riiais elles sont ailleurs aussi, puisque ce
n'est pas la pensée qui les produit ; elles sont
dans les genres qu'elles constituent ; elles y
existent d'une existence qu'on peut nier
d'autant moins qu'elle est impérissable et
éternelle *.
Voilà bien le sens de la théorie des Idées,
^ Voir des passages décisifs dans la République, liv. VI,
pp. 2, 5 et 15, traduction de M. Victor Cousin.
PRÉFACE. XLiii
telle que Platon Ta conçue, qu'il Tait inven-
tée ou qu'il Tait empruntée aux Mégariques.
Mais on doit avouer que, parfois, son lan-
gage est équivoque, et qu'il prête à des inter-
prétations fâcheuses. Ainsi, lorsque, prenant
l'exemple assez singulier d'un lit, il parle
de trois Idées, l'une qui est à Dieu, l'au-
tre qui e^t au tourneur, et la troisième qui
est au peintre, on peut croire qu'il isole les
Idées et les choses ; car il ne se peut guère
que ce soit une même Idée qui appartienne
tout ensemble à Dieu, à l'ouvrier, et à l'ar-
tiste. Et puis, y a-t-il donc des Idées de
tout, et spécialement des choses que fabri-
que la main de l'homme? Le doute né de
cette équivoque est encore plus permis pour
ce mythe du Phèdre, où Platon représente
les âmes à la suite des Dieux, pareoui'ant le
monde des essences et les contemplant étin-
celantes de lumière, avant de descendre dans
les ténèbres et la caverne d'ici-bas. Les
essences, les Idées sont donc séparées des
choses, puisque les aines ont pu les voir dans
un monde autre que le nôtre, et qu'elles en
ont fait le tour sur les chars qui les empor-
XLiv PRÉFACE.
taient. Mais un mythe, quelque brillant qu'il
soit, et des écarts passagers d'expressions,
ne peuvent pas prévaloir contre le reste du
système; et le système Platonicien est bien
celui qu'on vient d'exposer. Prétendre que
cette théorie soit vraie de tous points, et
qu'elle nous explique définitivement le mys-
tère des choses, ce serait une exagération ;
mais penser qu'elle contient une grande part
de vérité, et qu'elle a cet immense mérite
de maintenir l'unité universelle, en ne sépa-
rant pas le monde sensible du monde intel*
Hgible, ce n'est que lui rendre justice. La
théorie des Idées, malgré toutes les attaques
dont elle a été l'objet, n'a pas succombé dans
la lutte, si, d'ailleurs, elle n'en est pas sortie
complètement victorieuse.
Nous pouvons, maintenant, examiner les
objections d'Aristote ; nous sommes en état
de les apprécier mieux, sachant préalable-
ment ce qu'a dit Platon.
Partant de ce fait erroné, à savoir que les
Idées sont séparées et indépendantes des
choses, Aristote fait une première objection,
qui ne laisse pas que d'être quelque peu iro-
PRÉFACE. XLV
niqiie. Selon lui, pour expliquer les êtres,
Platon commence par les doubler, à peu près
comme si quelqu'un, qui serait embarrassé
de compter un certain nombre de choses,
allait s'imaginer que, en doublant ce nom-
bre, il rendrait son calcul plus aisé. Mettre
des Idées à côté des choses, c'est rendre le
problème deux fois plus difficile, loin de le
simplifier, puisque, après les choses qu'il
s'agit de définir, les Idées exigent une défi-
nition nouvelle. Que deviennent alors toutes
les sciences ? Outre le ciel que nous obser-
vons, l'astronomie aura donc à observer un
autre ciel, un autre soleil, d'autres astres;
l'optique, l'harmonie, toutes les branches
des mathématiques, auront de même un dou-
ble objet. Les arts que l'homme pratique,
et qui parfois sont d'une si urgente applica-
tion, pourront-ils s'arranger de ces double-
ments, qui s'étendent à tout? Par exemple,
la médecine devra-t-elle s'adresser à l'Idée
de la maladie, au lieu de s'adresser à la ma-
ladie trop réelle dont souffre le patient, qui
réclame sa guérison? Non-seulement les
sciences ne gagnent rien à cette superposi-
XLvi PREFACE.
tion des Idées; mais elles s'y annulent en
même temps que les arts, qui, encore moins
que les sciences, permettent ces hésitations
et ces alternatives.
On est surpris qu'Aristpte ait pu faire une
telle objection, tant la réponse est facile.
Platon est si loin de doubler le nombre des
êtres, ainsi qu'on l'en accuse, que, tout au
contraire, il le réduit de beaucoup. Les gen-
res sont bien moins nombreux que les espè-
ces, et surtout que les individus. Les Idées
ne sont que les genres ; et en substituant les
Idées aux individus innombrables, Platon
diminue les objets que considère la science.
L'Idée étant l'unité dans la pluralité, la
science, en contemplant l'Idée, loin d'ac-
croître la foule des êtres, la supprime bien
plutôt. En chaque genre, elle se borne à un
seul terme, au lieu de cette multiplicité qui
s'offre tout d'abord à la sensation, et qui
obscurcit l'intelligence.
Mais^ ajoute Aristote, Platon n'a pas dé-
montré l'existence des Idées. — Non, sans
doute ^ et par une excellente raison, qu' Aris-
tote peut repousser moins que personne;
PRÉFACE. XLvii
c'est qu'on ne démontre pas les principes,
Or, s'il est un principe, certainement c'est
l'essence, c'est l'Idée. On ne la démontre
pas, parce qu'il est impossible de remonter,
plus haut qu'elle, à un principe qui lui serait
supérieur. Il suffit en quelque sorte de la
montrer, comme Aristote lui-même a posé
l'universel, en l'expliquant dans les Detmiers
Arùily tiques y sans le démontrer. C'est préci-
sément ce qu'a fait Platon. Dans l'être, il a
fait voir ce qui en est l'essence, c'esl-à-dîre
le genre dans le particulier, dans l'indivi-
duel. Il n'avait pas à la déitiontrer. Il se
borne à énoncer une explication qu'il affir-
me; on peut la contester, si on la trouve
fausse; mais, à la place d'une définition, on
ne saurait exiger une démonstration, qui
n'est point nécessaire, et que la nature du
sujet ne comporte pas. Aristote l'a dit cent
fois: Tout n'est pas démontrable, puisqu'a-
lors il n'y aurait plus de démonstration pos-
sible. C'est même de cet axiome bien com-
pris qu'il a tiré quelques arguments décisifs
contre le Scepticisme. Encore une fois, Pla-
ton n'a point à démontrer les Idées; il les
XLviii PRÉFACE.
trouve dans les choses, et il les prend telles
que la réalité les lui offre et les lui impose.
Ainsi, tombe le reproche qu'Aristote lui
adresse, de n'avoir tenté que des démonstra-
tions insuffisantes.
Une objection plus spécieuse, mais qui
n*est guère plus exacte, c'est que Platon, au
lieu de définir les choses sensibles, aurait dé-
fini des êtres différents de ces choses. Diffé-
rents certainement, en admettant, comme
Aristote a le tort de l'admettre, que les Idées
sont en dehors des choses. Mais, si les Idées
ne sont pas indépendantes et séparées, en les
définissant, on définit bien les choses elles-
mêmes. L'essence, ou l'Idée, est l'élément
le plus important de la définition, puisque
c'est le genre. Platon ne se trompe pas, en
croyant définir les choses quand il définit
les Idées. Seulement, il choisit dans la défi-
nition, pour s'y arrêter expressément, la
partie qui en est la plus nécessaire; et c'est
à celle-là qu'il applique toute sa dialectique.
Aristote n'essaie pas autre chose, quand il
s'attache surtout à faire comprendre ce que
c'est que le genre, dans sa profonde théorie
PRÉFACE. XLix
de la définition. En cela, il est beaucoup
plus près de Platon qu'il ne se le figure ; et
son Universel, que la raison découvre sous
les phénomènes particuliers, est à peine
distinct de l'Idée, si vivement critiquée
par lui.
Mais voici une objection très fondée, quoi-
que la faute commise par Platon fût presque
inévitable. Platon n'a pas dit de quelles
choses il y a des Idées, et de quelles choses
il n'y en a pas. Est-ce qu'il y a des Idées de
tout? Par exemple, est-ce qu'il y a des Idées
pour les relatifs? Est-ce qu'il y en a pour
des négations ? Est-ce qu'il y en a pour les
choses périssables, même après que ces
choses sont détruites ? Comment y aurait-il
une Idée, c'est-à-dire une essence, pour des
choses qui n'ont d'existence que dans la re-
lation qu'elles soutiennent avec d'autres
choses, et qui n'existent plus du moment
que ce rapport vient à leur manquer ? La re-
lation peut-elle jamais devenir une subs-
tance, objet d'une définition essentielle? Y
a-t-il des Idées pour les choses périssables
que l'art humain produit, mais qu'il pourrait
T. I. d
L PRÉFACE.
aussi ne pas produire ? Est-ce qu'il y a une
Idée de la maison, soit avant que Tarchitecte
ne la construise, soit après que cette maison
ruinée ne subsiste plus? Est-ce qu'il y a une
Idée de la santé, avant que l'habile médecin
ne produise la santé, en la procurant au ma-
lade ? Si les Idées s'étendent à tout dans le
monde, alors les choses les plus viles ont des
Idées, aussi bien que les choses les plus no-
blés. Dans toutes uniformément et sans dis-
tinction, relatifs, négations, produits des
arts, on retrouve, aussi bien que dans les
substances, l'unité dans la pluralité ; et si
c'est là l'Idée, pourquoi l'Idée n'existerait-
elle pas pour les choses sans substance, aussi
bien que pour les substances les plus réelles,
pour les vices les plus hideux, aussi bien que
pour les vertus les plus admirables? Platon,
selon Aristote , n'a rien examiné de ces
questions, que la théorie des Idées laisse
dans une entière incertitude.
Tout cela est vrai ; mais on peut retourner
l'argument contre Aristote lui-même. Il loue
quelque part son maître d'avoir reconnu
autant d'Idées qu'il y a de choses dans le
PRÉFACE. Li
monde. Or, peut-on demander sérieusement
à quelqu'un une énumération complète des
choses dont l'univers se compose? Platon
n'a pas dénombré les Idées. Mais est-ce
qu'Aristote a énuméré davantage ses univer-
saux, bien qu'ils fussent moins nombreux que
les Idées platoniciennes, dont ils sont si
rapprochés ? Aristote s'est contenté d'en
indiquer quelques-uns, en omettant les au-
tres. C'est également ce qu'a fait Platon
pour les Idées. Il s'est borné à quelques-unes,
mais tellement choisies, et tellement impor-
tantes, qu'elles suffisent pour faire entrevoir
la vérité sur tout le reste.
De même qu'Aristote blâmait les Pytha-
goriciens d'avoir pris les Nombres pour les
éléments de tous les êtres, de même il blâme
Platon d'avoir fait des Idées les éléments
des choses; et il triomphe, en demandant
comment il est possible de concevoir que
les Idées, qui sont hors des choses et qui
en sont séparées, puissent être la matière de
quoi que ce soit; comment elles peuvent être
substances là où elles ne sont même pas.
Sans contredit, Aristote aurait élevé ici un
LU PRÉFACE.
argument irréfutable, s'il était vrai que les
Idées platoniciennes fussent séparées des
choses, où la raison les aperçoit et les dis-
cerne. Mais il n'en est rien ; et à moins
qu'Aristote n'ait eu d'autres ouvrages de
Platon que ceux que nous possédons, la
théorie qu'il lui prête sur la matière n'est
pas la sienne. Nous ne voudrions pas défen-
dre de tous points la théorie platonicienne
sur la composition matérielle des choses;
mais nous pouvons dire que cette théorie est
autre qu'Aristote ne la fait. Lorsque, dans
le Timée, Platon remonte à l'origine des
choses, et que, dans ces pages solennelles,
il nous fait assister à la naissance du monde,
que Dieu organise, on voit qu'il fait la ma-
tière coéternelle à Dieu et antérieure aux
Idées. Plus tard, les Idées descendront dans
la matière, à laquelle elles se mêleront pour
la rendre intelligible à l'âme ; mais elles ne
sont pas la matière, qui les a précédées, ou
qui, tout au moins, leur est contemporaine.
Il est bien certain que Platon a dit souvent
que les Idées du Grand et du Petit, c'est-à-
dire que la grandeur et la petitesse relatives
PRÉFACE. LUI
des êtres, sont les principes matériels des
êtres. Mais cette expression signifie unique-
meot que les êtres ont, les uns relativement
aux autres, plus ou moins d'étendue, selon
qu'ils contiennent plus ou moins de cette
matière primordiale, réceptacle commun de
toutes les formes et de toutes les Idées, C'est
si bien là la pensée de Platon qu'Aristote
lui reproche à plusieurs reprises de n'avoir
admis que deux principes, l'essence et la ma-
tière: l'une, cause du bien, et l'autre, cause
du mal. Mais si, à ce titre, l'essence ou l'Idée
est distincte de la matière, évidemment les
Idées ne peuvent plus avoir été pour Platon
les éléments des êtres, ainsi qu'on le prétend*
Aristote se contredit, et, tout à la fois, il se
trompe ; il faut bien l'avouer, malgré toute
l'admiration qu'il nous inspire. Il se peut
que des disciples de Platon, identifiant les
Idées et les Nombres, aient conféré aux
Idées la fonction que les nombres remplis-
saient dans l'école Pythagoricienne; mais
Platon ne doit pas être responsable des
fautes commises après lui. Dans sa doc-
trine, les Idées ne sont pas plus les éléments
Liv PRÉFACE.
des choses qu'elles ne sont des nombres.
Après avoir essayé de prouver que Platon
a inutilement, et sans motif, multiplié les
êtres, qu'il n'a pas démontré l'existence des
Idées, qu'il s'est mépris en définissant des
êtres différents , en place des choses sensibles ,
qu'il n'a pas énuméré les Idées avec assez
de soin, qu'il ne les a pas assez circonscrites,
qu'il a eu tort d'en faire les éléments maté-
riels des choses, erreur renouvelée des Nom-
bres pythagoriciens, Aristote poursuit cette
critique, amère plus souvent que juste; et il
attaque la forme même sous laquelle Platon
a cru pouvoir présenter sa théorie. Qu'en-
tend-on par la Participation des choses aux
Idées ? La Participation est-elle autre chose
que l'Imitation Pythagoricienne ? Qu'est-ce
que ces exemplaires sur lesquels les choses
doivent se modeler? Ces exemplaires préten-
dus, ne deviennent-ils pas parfois des copies?
Si l'espèce est exemplaire des individus,
n'est-elle pas la copie du genre? L'exem-
plaire ne devra-t-il pas se répéter deux ou
trois fois pour le même être? Et ainsi, un
homme quelconque n'aura-t-il pas besoin des
PRÉFACE. Lv
trois exemplaires, de l'Homme-en-soi, de
l'Animal et du Bipède ? Si l'être qui parti-
cipe de ridée et l'Idée dont il participe sont
d'un même genre, n'y a-t-il pas, dès lors,
pour ces deux termes, un terme commun et
supérieur, qui s'applique tout aussi bien au
participé qu'au participant ? S'il n'y a pas de
genre commun aux deux, alors l'être et l'Idée
ne sont-ils pas homonymes ? Y a-t-il là une
autre relation qu'une identité d'appellation
purement verbale ? Dire l'Homme-en-soi, le
Cheval-en-soi, le Cheval-même, l'Homme-
même, n'est-ce pas une forme de langage
parfaitement insignifiante? Et que croit-on
ajouter ainsi aux expressions ordinaires dont
tout le monde se sert, l'homme, le cheval ?
De tout cela, Aristote croit pouvoir assu-
rer que la théorie des Idées n'est qu'une ac-
cumulation de mots vides de sens, et de mé-
taphores bonnes tout au plus pour les poètes.
Il va jusqu'à déclarer que cette théorie, par
trop logique, brave toute raison. Cette répro-
bation péremptoire peut être vraie, quand
on suppose les Idées séparées; mais, encore
une fois, ce n'est pas ainsi que Platon les a
Lvi PRÉFACE.
conçues; et nous devons le répéter, pour que
des critiques aussi autorisées que celles
d'Arislote, n'aient jamais l'air d'être accep-
tées sans protestation.
En voici d'autres d'un genre différent*
Aristote, qui a lui-même un système très ar-
rêté et très profond sur les causes et les prin-
cipes, conteste aux Idées de pouvoir être
des causes, de quelque manière que ce soit.
Elles ne le sont, ni en tant qu'essence, ni en
tant que matière, ni en tant que mouvement,
ni en tant que fin. Elles seraient tout au plus
causes d'immobilité et de repos absolu; et
alors, Platon ne ferait guère que reproduire
les doctrines des Eléates, et de Parménide^
sur l'unité et sur l'immobilité universelles.
Le Phédon a beau affirmer que les Idées .sont
causes de l'existence et de la production des
êtres, ce n'est pas par l'intervention des
Idées que les êtres naissent et se reprodui-
sent. Nous le voyons : c'est un homme qui
engendre un homme ; ce n'est pas l'idée de
l'homme. En admettant même un instant que
les Idées soient des exemplaires, c'est l'ar-
tiste qui produit son œuvre; elle n'est pas
PRÉFACE. Lvii
produite par l'Idée, dont elle participe ou
qu'elle imite. Sans Tartiste, Tldée, réduite
à elle seule, aurait-elle jamais enfanté l'image
dont nous sommes charmés ? Gomme causes
finales, les Idées ne sont pas plus fécondes;
elles n'expliquent en aucune façon ce que
c'est que le bien, fin dernière et perfection
de tous les êtres, fin suprême de l'univers
entier, sans laquelle on ne peut rien com-
prendre à l'ordre éternel, qui y règne, sous
la main de Dieu.
Parmi toutes ces assertions d'Aristote , la
plupart très gratuites, nous ne nous arrête-
rons qu'à la dernière. Refuser à l'auteur du
Timée et des Lois la croyance aux causes
finales et au bien, nier que les Idées soient
des causes, en présence des émotions irré*
sistibles qu'elles provoquent dans les âmes,
c'est nier l'évidence. Aristote a donc oublié
cette grande théorie, une des plus belles de
sa Métaphysique^ au XIP livre, où il ex-
plique l'action divine par l'attrait tout-puis-
sant que Dieu exerce sur les choses, comme
l'objet désirable l'exerce sur le désir? Que
cette explication de l'acte et du mystère
Lvin PRKFACE.
divins soit vraie ou qu'elle soit fausse, peu
importe; Aristote, qui la donne pour exacte,
et qui semble en tirer justement quelque
gloire, peut-il la méconnaître, quand il s'agit
des Idées platoniciennes? Ou le Dieu d'Aris-
tote n'est pas cause finale au sens où il le
dit, ou les Idées le sont au même titre. Le
Banquet, le Phèdre, ne nous montrent-ils pas
aussi les attraits invincibles de l'amour et de
la beauté? La Vénus-Uranie n'est-elle plus
une Idée? Ou Aristote doit renoncer à sa
propre doctrine ; ou il doit accorder aux
Idées qu'elles sont des causes finales, infé-
rieures, mais analogues, au Dieu qu'il pré-
conise, et qui, à bien des égards, est le vrai
Dieu. Le Dieu d' Aristote est séparé du
monde, au moins autant que les Idées sont
séparées des choses, quand on les comprend
mal; et cependant Aristote ne refuse pas à
son Dieu d'être une fin, puisqu'il en fait la
cause finale de l'univers. Les Idées, même
séparées, pourraient donc aussi être causes
du mouvement; et elles ne réduisent pas les
choses à l'immobilité, ainsi qu'on les en ac-
cuse. Sans le mouvement, la nature n'existe
PHEFACK. Lîx
plus, et Tétude en devient impossible au phi-
losophe, c'est Aristote qui nous l'assure ;
mais les Idées ne condamnent pas les choses
à l'éternel repos, pas plus qu'elles n'en ex-
cluent l'Idée du bien.
En résumé, c'est à une condamnation abso-
lue qu' Aristote en arrive. D'après lui, les
Idées platoniciennes ne servent en rien à ex-
pliquer les choses. Heureusement, la sen-
tence n'est pas sans appel, et le tribunal reste
toujours celui de la vérité et de l'histoire.
Ici l'on peut répéter : « Adhùc sub judice
lis est. »
Après ce long, mais respectueux dissenti-
ment avec Aristote, on est heureux de trou-
ver à le louer sans réserve. Sa réfutation du
Scepticisme, et son exposé du principe de
contradiction sont des chefs-d'œuvre. Les
deux théories se tiennent étroitement. Le
Scepticisme ébranle la raison humaine dans
ses fondements les plus secrets ; en la faisant
douter de tout au dehors, il lui prépare ce
suicide intime qui consiste à douter de soi,
et à ruiner, du même coup, dans l'âme, toute
croyance scientifique et toute moralité.
tx PRÉFACE.
Aristote conjure ce danger, en y opposant le
plus ferme de tous les principes, le principe
de contradiction, que le Scepticisme, quelque
aveugle ou quelque impudent qu'il soit, ne
peut repousser sans se détruire de ses pro-
pres mains. Le remède le plus efGcace se
trouve ainsi à côté du mal le plus redou-
table ; et le principe de contradiction réta-
blit inébranlablement tout ce que le Scepti*
cisipe tendait à renverser.
Au temps d' Aristote, le Scepticisme n'avait
pas la forme savante et précise qu'il essaya
de prendre plus tard avec iEnésidème et
Sextus Empiricus. Mais il n'en était peut-
être que plus nuisible. La science, visant à
paraître rigoureuse bien qu'elle ne le soit pas
en effet, ne s'adresse qu'à quelques-uns; elle
les égare, parce qu'elle est menteuse; mais
ils sont peu nombreux; et le mal ne s'étend
pas très loin. Au contraire, sous des formes
plus faciles et moins sévères, il produit bien
plus de ravages. Tel était le scepticisme des
Sophistes, que Socrate et Platon n'avaient
cessé de démasquer et de combattre. Leurs
armes avaient été surtout l'ironie et la réfu-
PRÉFACE. Lxi
tatioii. Pour venger le bon sens, ils immo-
laient au ridicule des doctrines qui Taf-
frontaient insolemment. Les argumentations
dérisoires de VEuthydème valent bien les
bouffonneries d'Aristophane; et l'indigna-
tion du Gorgias n'est que l'écho de la cons-
cience humaine, protestant contre les corrup-
tions de cette morale relâchée. Aristotc
partage tous ces sentiments ; il les pousse
peut-être même au-delà des bornes. Parmi
les Sophistes qu'il poursuit, il comprend des
personnages que nous n'y comptons pas
habituellement. Passe pour Parménide et
Protagore, passe pour Heraclite et Cratyle,
partisans exagérés du flux perpétuel des
choses. Mais Empédocle, Démocrite, et sur-
tout Anaxagore, ne sont pas à mettre en une
telle compagnie. Empédocle n'est pas très
coupable pour avoir pensé que « Ce sont les
« choses présentes qui agissent sur nous le
<( plus vivement » . Anaxagore ne l'est guère
davantage, pour avoir dit à quelques-uns de
ses amis que « Les choses ne seraient jamais
« pour chacun d'eux que ce que leur juge-
ce ment voudrait bien les faire » . Mais c'est
Lxii PRÉFACE.
particulièrement à Protagore qu'Aristote
s'attache, et il le prend pour principal re-
présentant du Scepticisme sophistique.
Protagore était de son temps un très cé-
lèbre rhéteur; le Dialogue que Platon lui a
consacré suffit à le témoigner. Dans sa lutte
contre Socrate, il n'a pas toujours le dessous ;
ce qui n'est pas un petit éloge. C'est un
adversaire avec lequel il y a profit et plaisir
à discuter. Mais, outre son talent et son ha-
bileté, Protagore avait eu la bonne fortune
d'inventer une de ces formules qui résument
à merveille Tétat général des esprits, et qui
sont accueillies par l'engouement de la mode .
Parfois même, ces formules survivent et tra-
versent les siècles. Celle de Protagore,
arrivée jusqu'à nous, est bien connue :
(( L'homme est la mesure de tout. » Lors-
qu'elle parut, elle causa, nous pouvons le
croire, presque autant d'impression que la
théorie de la sensation dans notre xviii'* siè-
cle. Protagore a été une sorte de Condillac
au temps de Périclès. En quelques mots,
dont chacun pouvait être juge, il avait ex-
primé ce que chacun pensait; il révélait, lui
PRÉFACE. LiJii
aussi, le secret de tout le monde. Voilà pour-
quoi Aristote le choisit pour adversaire de
préférence au reste des Sophistes.
Avec une sagacité, dont nous ne saurions
nous étonner, Aristote signale immédiale-
ment la cause la plus fréquente, et presque
unique, du Scepticisme. C'est qu'on accorde
à la sensation une importance qu'elle n'a pas,
et qu'on exagère démesurément son rôle,
d'ailleurs très réel. Si l'homme est la mesure
de tout, la conséquence qui ressort de ce
principe, c'est qu'il n'y a plus rien au monde
de vrai ni de faux. Tous les hommes sont
également juges des choses, sans que l'un le
soit plus que l'autre. Ce qui semble bon à
celui-ci semblant mauvais à celui'-là, il s'en-
suit que rien n'est en soi, ni mauvais, ni bon.
L'un soutient que la chose existe ; l'autre
soutient, avec non moins de droit, qu'elle
n'existe pas. La chose est donc, et, tout à la
fois, elle n'est pas; car le jugement qui af-
firme vaut tout autant que celui qui nie.
Alors, se produit cette confusion inextri-
cable, que quelques philosophes plaçaient à
l'origine des choses ; et elle se manifeste dé-
Lxlv PRÉFACE.
sormais par. toutes ces assertions contraires
qui se multiplient, chaque jour, dans les
discussions philosophiques.
Aristote est trop impartial et trop sage
pour ne pas reconnaître les droits de la sen-
sation. Il accorde que l'apparence est pour
chacun de nous ce qu'elle nous apparaît.
Mais ce n'est pas elle qui est la vraie mesure
des choses ; et il limite les droits de la sen-
sation parla sensibilité même. Un sens rec-
tifie les informations d'un autre sens; et,
d'une première information, nous en appe-
lons à une seconde, qui la redresse. On con-
naît cette expérience, cent fois répétée, où
un de nos doigts, glissé sous le doigt voisin,
nous donne la sensation de deux objets là où
il n'y en a qu'un. Du sens du toucher, on en
appelle au sens de la vue, qui nous certifie
qu'il n'y a qu'une seule boule et non deux;
et nous nous en rapportons au témoignage
irrécusable de nos yeux. La sensation ne se
trompe jamais sur son objet propre; ce qui
nous trompe, c'est la conception que nous
nous en formons. Mais il n'est pas un sens
qui, au même moment et sur une même
PRÉFACE. Lxv
chose, vienne nous apprendre qu'elle est, et,
tout ensemble, qu'elle n'est pas. La vue elle-
même , qui paraît le plus fidèle de nos
sens, peut nous tromper quelquefois et dans
certaines circonstances; mais elle ne nous
trompe que quand nous le voulons bien.
Ainsi, en pressant un peu le globe de l'œil
d'une façon spéciale, les objets paraissent
doubles ; la pression venant à cesser et l'or-
gane reprenant son état naturel, les objets
nous apparaissent simples de nouveau,
comme ils le sont réellement. La pression
les avait dénaturés ; ils reprennent, par notre
volonté, leur nature, qu'une action étrangère
avait métamorphosée.
Sans même qu'il y ait intervention d'une
force extérieure, nous changeons, nous aussi,
à tout moment. Telle chose que nous aimions
naguère nous répugne à un autre moment.
Non-seulement le vin, qui semble doux à
l'un, semble amer à un autre ; mais le même
individu, qui, dans telle disposition, goûtait
ce vin, ne peut plus le souffrir dans telle
autre disposition. Est-ce la liqueur qui a
changé? Nullement; elle est restée ce qu'elle
T. I. e
Lxvi PREFACE.
était; mais c^est nous qui avons changé, par
une de ces modifications que nous n'obser-
vons pas, et qui bouleversent notre sensibi-
lité. Il n'en est pas moins vrai que notre se-
conde sensation nous donne un goût amer,
là où la sensation précédente nous avait
donné une saveur agréable. Mais ce sont des
sensations successives. Qui ne sait combien
les changements de ce genre sont plus fré-
quents et plus actifs dans nos maladies, ou
nos infirmités? Est-ce la maladie, est-ce la
santé qu'on prendra pour arbitre? Et pour
peu qu'on s'observe soi-même, n'est-ce pas
à soi qu'on rapportera ce brusque revire-
ment, où les choses ne sont absolument
pour rien? Parfois même, il est possible que
nos deux yeux ne voient pas tout-à-fait d'une
façon pareille; et alors, auquel des deux
faudra-t-il nous en rapporter ?
Bien plus, l'homme n'est pas le seul être
sensible ; il n'a pas le privilège exclusif de
la sensation. Les animaux sentent ainsi que
lui ; et, à certains égards, beaucoup mieux
que lui. Invoquera- t-on, pour juger de la na-
ture des choses* l'exemple des animaux, éle-
PRÉFACE. Lxvii
vés au même rang que nous? Devra-t-on
consulter leurs mouvements instinctifs, tout
aussi attentivement que nous consultons
notre raison?
Aces arguments d'observation psychologi-
que, Aristote en joint d'autres, qui relèvent
encore plus directement du sens commun,
outragé par le Scepticisme, et de la pratique
delà vie, que les sophistes, en dépit de leurs
théories, acceptent aussi docilement que le
restant des humains. Il est si faux que la
même chose soit et ne soit pas, il est si faux
qu'il n'y ait ni vérité ni erreur, que ces
gens, si dédaigneux des opinions de l'huma-
nité entière, n'hésitent jamais, dans l'occa-
sion, à prendre résolument tel parti plutôt
que tel autre. Ils ne se trompent pas sur celui
qu'ils doivent choisir. Sils ont quelque affaire
d'intérêt à régler à Mégare, croiront-ils que
ce soit la même chose de demeurer tran-
quillement à Athènes, ou de se rendre auprès
du débiteur qui doit les payer? Si, en sui-
vant un chemin, ils arrivent au bord d'un
puits, où ils risqueraient de se tuer en tom-
bant, continueront-ils leur route tout droit?
Lxviii PRÉFACE.
Ou bien ne feront-ils pas un détour, pour
éviter le précipice qui les menace? Admet-
tront-ils encore, dans ce péril imminent, que
tout est vrai et que tout est faux? Et leur
conduite s'accordera-t-elle avec leurs doc-
trines? Se précipiteront-ils dans le trou^
pour confirmer des paradoxes effrontés? Si
le médecin ordonne une potion, iront-ils en
prendre une autre, à la place de celle qui
doit les soulager? S'ils ont soif, accepteront-
ils des aliments solides, dont ils ne sentent
pas le besoin, et qui seraient contraires au
besoin trop réel qui les tourmente? Il est
clair que, dans tous ces cas, ils jugeront que
l'une des deux alternatives vaut mieux que
l'autre ; et, chose humiliante pour leur or-
gueil, ils seront, sans la moindre perplexité,
de l'avis de tout le monde*.
Il y a donc quelque chose d'absolu, mal-
gré tout ce qu'en peuvent dire les sophistes.
Personne ne reste indifférent et n'ouvre
l'oreille à leurs conseils. Ils sont eux-mêmes
^ Voir des arguments toat pareils contre les idéalistes, dans
le Traité de métaphysique de Voltaire, t. XXXVIF, p. 304, édition
Beuchot.
PRÉFACE. LXix
moins indifférents que qui que ce soit, si ce
n'est en paroles. Leur activité reste parfaite-
ment saine et raisonnable, quoique leur in-
telligence soit dépravée par leurs théories.
Il y a des philosophes qui poussent ces extra-
vagances jusqu'à soutenir qu'il est impossi-
ble de distinguer la veille du sommeil. Mais,
parce qu'ils ont rêvé, étant en Afrique, qu'ils
étaient à Athènes, croiront-ils à leur réveil
qu'ils doivent se mettre en route pour aller à
l'Odéon?
Si, dans toutes les circonstances delà vie,
il y a, même pour les plus endurcis des scep-
tiques, du meilleur et du pire, c'est qu'il y a
aussi dans les choses du plus et du moins.
Qui peut affirmer que Deux et Trois sont
également des nombres pairs, que Quatre
n'est pas plus près de Cinq que de Mille?
Donc, en diminuant petit à petit l'intervalle
qui sépare le plus et le moins, le pire et le
meilleur, l'erreur et la vérité, on arrive à
quelque chose qui est absolu, qui est telle
chose el'non pas telle autre, qui n'a plus ni
excès ni défaut, qui a une qualité positive,
qui n'est pas seulement phis ou moins bon,
Lxx PRÉFACE.
mais qui est essentiellement bon ou mauvais.
Deux est un nombre pair ; Trois est un nom-
bre impair; Cinq est Cinq, et non pas Mille ;
on Veille, et l'on ne dort pas; ou l'on dort,
et l'on ne veille pas ; on est à Mégare ou à
Carthage .
Aristote fait cette concession au Scepti-
cisme que, dans le monde sensible, tout est,
si l'on veut, en un mouvement et un flux per-
pétuels; dans le monde, tout change à tout
instant ; il n'y a rien de permanent que ce
qu'y conçoit notre raison, se substituant à
notre sensibilité. Mais, si l'on veut bien sor-
tir du monde sensible et lever les regards
vers le ciel, le spectacle est autre ; et, à moins
de renoncer au témoignage de la sensation,
que tout à l'heure on prisait tant, il faut
avouer que, dans les cieux, il y a une per-
manence immuable. Tout y est en mouve-
ment encore, mais en un mouvement
d'une régularité absolue et éternelle. Il y
a donc là tout au moins quelque chose qui
subsiste, immuable, identique, toujours le
même, et qui n'est pas livré à ce constant
écoulement qui, dans notre monde, ébranle
PRÉFACE. Lxxi
et ruine toute vérité, à en croire les Sophis-
tes. Aristote leur demande de ne point con-
clure si légèrement du particulier au général.
Parmi les objets sensibles eux-mêmes, c'est
le moindre nombre^ de beaucoup, qui est
soumis au changement. Oui, le monde sen-
sible qui nous environne, est sujet à la pro-
duction et à la destruction ; mais il est seul à
y être assujetti. Notre monde n'est qu'une
parcelle, qui ne compte pour rien, à vrai
dire, dans l'univers; et alors, n'est-il pas
mille fois plus raisonnable d'absoudre notre
monde par l'univers, plutôt que de condam-
ner l'univers aux conditions de notre monde?
Toutes ces objections d' Aristote contre le
Scepticisme peuvent nous sembler surannées,
parce que voilà deux mille ans, et plus, qu'on
les répète, sous toutes les formes, sans d'ail-
leurs y beaucoup ajouter. Mais reportons-
nous au temps d'Aristote, et convenons
qu'alors elles étaient bien neuves. Il est
d'ailleurs assez probable que ce n'est pas
Aristote qui les a trouvées le premier, et que
la plupart avaient cours déjà dans l'école de
Platon, comme l'atteste le Théétète^ et dans
Lxxn PRÉFACE.
d'autres écoles voisines. Mais Aristote a eu
ce très grand mérite de rassembler méthodi-
quement toutes ces réponses éparses, et de
leur donner, en les réunissant, la force d'un
corps de doctrines.
Ce qui paraît appartenir plus proprement
au philosophe, c'est la théorie du principe de
contradiction ; elle n'est qu'à lui. Dans ce qui
la précède, rien ne l'a préparée, si ce n'est
peut-être quelques discussions des Dialogues
de Platon, où Socrate amène adroitement
des Sophistes, ses interlocuteurs, à soutenir
alternativement le pour et le contre sur un
même sujet. C'est un piège de conversation,
qu'une dialectique puissante et sûre d'elle-
même a bien le droit, en vue d'un but supé-
rieur, de tendre à des adversaires peu loyaux
et peu sensés. Mais il y a loin de là à une
doctrine formelle, qui assure à notre raison
un fondement inébranlable. Ces escarmou-
ches légères et charmantes, quoique triom-
phantes, sont loin de ce combat en règle que
livre Aristote, et de cette victoire définitive
qu'il remporte en faveur de l'éternelle vérité.
Entre ses mains, le principe de contradiction
PRÉFACE. Lxxiii
est une arme à laquelle rien ne résiste, et
dont les ennemis ne peuvent se servir sans se
blesser eux-mêmes mortellement. Dans la
philosophie antique, c'est V Aliquid inconcus^
sum que cherchait notre Descartes, et qu'il
trouve dans son fameux axiome. Le principe
de contradiction est le « Je pense, donc je
siiis^y d'Aristote; et ce principe, moins psy-
chologique que celui de Descartes, n'est, ni
moins clair, ni moins solide. Dans la philo-
sophie moderne, le principe de contradiction
n'occupe pas tant de place; il y est à peu
près oublié; et, quand on en fait usage, il a
quelque chose d'indécis et une apparence
d'inutilité, même iquand c'est un Leibniz qui
l'emploie. Pour Aristote, au contraire, c'est
le plus fécond de tous les principes, en
même temps qu'il en est le plus élevé. C'est
le principe universel de la raison, et l'axiome
irréfragable, que le Scepticisme lui-même
est contraint de subir, quoiqu'il en soit ren-
versé.
« Uiie même chose ne peut pas en même
« temps être et n'être pas, » voilà la formule,
aussi simple et plus vraie que celle de Prota-
Lxxiv PRÉFACE.
gore, à qui Aristoie semble encore ici vou-
loir répondre. La chose est ce qu'ellie est;
elle n'est pas le contraire d'elle-même. La
substance peut bien recevoir tour à tour les
contraires; elle ne peut pas les posséder en
même temps; car alors, il serait impossible
de discerner ce qu'elle est; et, par suite, on
ne saurait en dire quoi que ce soit, en l'af-
firmant ou en la niant, puisqu'elle serait l'un
des deux contraires tout aussi bien que
l'autre. Par conséquent, les contradictoires
ne peuvent toutes deux être vraies à la fois,
ni fausses à la fois ; il faut que l'une des deux
soit vraie, et que l'autre soit fausse.
Ce principe posé, Aristote montre, avec
une irrésistible clarté, quelle en est la na-
ture et quelles en sont les conséquences.
D'abord, ce principe est indispensable pour
comprendre la réalité. Sans lui, tout dans la
nature reste indéterminé, et sans aucune si-
gnification. Les choses étant indistinctement
ceci ou cela, elles ne sont rien, ni en elles-
mêmes, ni pour l'esprit qui essaierait de les
concevoir. Elles ne peuvent pas même avoir
un nom ; car le nom contraire leur convient
PRÉFACE. Lxxv
également; Tobjet n'est pas blanc; il n'est
pas noir davantage; et il ne peut être non
plus aucun des intermédiaires, puisque, s'il
y avait un intermédiaire quelconque, cet in-
termédiaire pourrait, comme l'objet lui*
même, à la fois être et ne pas être. En outre,
ce principe est pur de toute hypothèse. Pour
en sentir l'irrécusable vérité, il n'est pas be-
soin de faire préalablement aucune supposi-
tion ; il se suffit à lui-même ; il n'exige aucun
effort d'une raison saine et non prévenue.
Troisièmement, il est absolument impossible
de se tromper sur le sens de ce principe,
parce qu'il n'y en a pas de plus simple ; et les
termes en sont si évidents que, si l'on ne
comprend pas ceux-là, c'est qu'on est inca-
pable de rien comprendre. Enfin, le principe
de contradiction est le plus notoire de tous
les principes; il est l'axiome sur lequel s'ap^
puient communément les autres axiomes,
sans aucune exception, ceux des mathéma-
tiques et de toutes les sciences, comme ceux
de la philosophie et de la logique.
Parmi les philosophes célèbres qui ont
soutenu qu'une chose peut, tout ensemble,
Lxxvi PRÉFACE.
être et n'être pas, on cite souvent Heraclite.
Il est bien possible qu'il ait avancé un tel
paradoxe ; mais on sait, de reste, qu'on n'est
pas tenu de penser tout ce qu'on dit. Hera-
clite lui-même, s'il eût observé avec plus
d'attention sa propre pensée, se serait con-
vaincu de son erreur. De même que les
choses ne reçoivent pas simultanénent les
contraires, de même il est de toute impossi-
bilité qu'un même esprit puisse avoir des
pensées contraires dans un même moment.
ATinstant où il pense à une chose, il ne peut
pas penser à une autre; à l'instant où il
pense à telle qualité de la chose, il ne peut
pas penser à la qualité contraire. L'esprit
passe successivement d'une chose à une
autre chose, d'une qualité de certaine espèce
à une qualité d'espèce différente. Mais la
stimultanéité des pensées est impossible,
même en supposant que les pensées fussent
semblables, parce que alors l'esprit ne pour-
rait être à aucune et serait absent des deux.
A plus forte raison, si les pensées, au lieu
d'être semblables, sont opposées. A ces con-
ditions, aucun savoir n'est possible; et ré-
PRÉFACE. Lxxvij
chercher ainsi la vérité « ne serait, dit Aris-
« tote, que poursuivre des oiseaux qui s'eh-
« volent ».
Mais que les philosophes se rassurent;
que ceux qui en sont à leurs débuts ne se
laissent pas troubler : la vérité est accessi-
ble à rhomme; la science ne lui échappe pas,
et le savoir est possible. Le principe sur
lequel s'appuient la vérité et la science est
d'autant plus ferme qu'il est absolument
indémontrable; il porte son évidence avec
lui. L'erreur des Sophistes et celle du Scep-
ticismç, c'est de croire qu'on peut tout
démontrer, ne s'apercevant pas que c'est le
moyen de ne pouvoir démontrer rien. Si,
pour savoir quelque chose, on doit démon-
trer tout, on tombe dans l'infini, et l'on s'y
perd. Où s'arrêter en effet? D'une démons-
tration, on passe à une autre, qui en exige
une troisième; et ainsi de suite, sans terme
et sans fin. De toute nécessité, dans les
démonstrations, et, d'une manière générale,
dans la science, il faut un temps d'arrêt.
C'est le principe de contradiction qui donne
ce point fixe, parce qu'il est nécessairement
Lxxviii PHÉFACE.
impliqué dans tout savoir, dans toute pen-
sée, dans toute parole, qui a un sens quel-
conque.
Chaque mot dans le langage a une signifi-
cation, qui doit être identique pour celui qui
le prononce et pour celui qui l'entend.. Le
mot exprime toujours quelque chose d'indi-
viduel et de déterminé; ce quelque chose,
les mots combinés entre eux Taffirment ou
le nient. Mais le mot doit être intelligible,
et il ne peut pas avoir deux sens, en même
temps, sur une même chose. Est-ce que,
quand on prononce le mot Homme, l'audi-
teur peut supposer qu'il s'agit d'une trirème
ou d'une muraille? Si le sens pouvait ainsi
varier, il n'y aurait plus de langage possible,
et toute communication cesserait entre les
humains. On peut donc affirmer, sans crainte
d'objection quelconque, qu'on ne peut pas
même combattre le principe de contradic-
tion; car, du moment qu'on ouvre la bou-
che pour exprimer quoi que ce soit, ce prin-
cipe intervient à l'instant même dans toute
sa force ; et celui qui affiche la prétention
de le nier, ne peut pas faire autrement que
PRÉFACE. Lxxix
de commencer par s'en servir. Le mieux
pour lui serait certainement de se taire, et
de renoncer à cette faculté de la parole, qui
est le premier lien des hommes en société.
C'est, dit-on, ce que faisait Cratyle, ce par-
tisan déclaré du flux perpétuel des choses;
il en était arrivé à ne plus vouloir parler; et
il se contentait de lever le doigt, indiquant
par signes ce qu'il voulait faire ent-endre.
Mais, malgré toutes ces réserves assez pué-
riles, Cratyle, qui trouvait déjà son maître
Heraclite excessivement affîrmatif, n'en affir-
mait pas moins, lui aussi, quelque chose,
même en ne disant rien.
Il semble qu'Aristote se lasse d'amonceler
des arguments contre des doctrines si dérai-
sonnables. Fatigué de l'entêtement de telles
gens, qui ne posent de leur côté aucun prin-
cipe, qui n'énoncent rien d'intelligible, qui
se réfutent eux-mêmes dès qu'ils avancent
la moindre proposition, qui confondent
tout^ qui détruisent toute substance, en un
mot, qui empêchent toute discussion et tout
savoir, il se laisse aller à une irritation bien
naturelle ; il retranche de l'humanité raison-
Lxx-x PRÉFACE.
nable ces sophistes incorrigibles; et. il dé-
clare, avec un légitime dédain, qu'on ne peut
pas plus s'entretenir avec eux qu'on ne
le ferait avec une plante; pas plus qu'un
végétal, c'est l'expression du philosophe,
ils ne font partie de la communauté des
esprits.
Aristote indique néanmoins les procédés
de discussion qu'il faut adopter, selon que
les adversaires contre lesquels on lutte sont,
ou ne sont pas, de bonne foi. Mais nous
n'avons pas à le suivre dans ces détails, qui
prouvent, du reste, l'extrême intérêt qu'il
attachait à bien éclaircîr le principe de con-
tradiction, et à poursuivre le Scepticisme
dans tous ses détours, et même dans ce qu'il
peut avoir de peu sérieux.
Après ces réfutations diverses de l'école
Pythagoricienne, de Platon et de Protagore,
deux grandes théories, qui y tiennent de très
près, pourraient arrêter notre attention : ce
sont celle de là substance, et celle des
quatre principes ou des quatre causes.
L'une et l'autre ne sont peut-être pas aussi
complètes, ni aussi originales, qu'Aristote
PRÉFACE. Lxxxi
lui-même semble le croire. Sans qu'il les ait
empruntées à ses prédécesseurs, ce ne sont
pas des questions entièrement neuves qu'il
soulève, et il ne les a pas résolues définitive-
ment. La notion de la substance était com-
promise gravement par le Scepticisme; c'était
surtout pour la rétablir que Platon avait été
amené à la théorie des Idées, et qu'il admet-
tait dans les choses un élément stable, et
même éternel. Mais, selon Aristote, Platon
s'était trompé ; et, en séparant les Idées des
choses qui en participent, il avait renouvelé
la faute de la Sophistique, tout en voulant la
combattre. Sans le savoir, il avait fait encore
pis ; il enlevait absolument aux êtres la sub-
stance, que les Sophistes leur avaient en par-
tie laissée. Ce ne sont que des ruines qu'A-
ristote pense avoir devant lui, et qu'il doit
restaurer. A-t-il réparé l'édifice ? Et l'a-t-il
reconstruit sur des bases inébranlables? On
peut en douter, sans, d'ailleurs, faire aucun
tort à son génie. La question de la substance
revient sans cesse dans la Métaphysique; mais
elle n'y est nulle part développée et appro-
fondie, comme on aurait pu s'y attendre.
T. I. f
Lxxxu PHÉFACE.
Est-ce une de ces lacunes du genre de celles
que présente en si grand nombre cette œuvre
inachevée, qui elle-même n'est qu'une ruine?
Est-ce négligence de la part de l'auteur? Il
serait peu sûr de le dire ; mais certainement
la théorie de la substance n'est pas très satis-
faisante, dans l'état où la Métaphysique nous
l'a transmise.
Il est vrai que, dans un autre ouvrage,
dans les Catégories, Aristote a consacré à
la substance une de ces analyses profondes
et sagaces qui sont l'honneur de la philoso-
phie ancienne. Il a fait de fréquentes allu-
sions à cette analyse, qu'on peut qualifier
d'admirable ; et il doit croire qu'elle a épuisé
le sujet. 11 faut donc suppléer la Métaphysi-
que par les Catégories; et demander à la
Logique ce que la Philosophie première ne
nous donne pas assez complètement.
La substance n'est l'attribut de rien ; elle
n'a pas de contraire ; elle n'est pas suscep-
tible de plus et de moins. Voilà ses trois
caractères principaux, qui la distinguent de
l'accident, et permettent de ne jamais la
confondre avec lui. L'accident n'a d'exis-
PREFACE. Lxxxiii
tence, n'a d'Être que dans un autre; il ne
peut exister seul, et il es£ toujours un attri-
but d'une substance; il peut avoir un con-
traire; et il est tantôt plus, et tantôt moins,
ce qu'il est. La substance est tout l'opposé;
elle est en soi et pour soi ; elle est par elle
seule; et, pour exister, elle n'a pas besoin
d'être dans une autre chose. Son existence,
à l'état d'individu, lui donne une indépen-
dance entière, à l'égard de toute autre sub-
stance individuelle. Elle a son domaine à
part; et c'est là ce qui fait qu'elle n'a pas de
contraire possible. Les contraires sont dans
le même genre, chacun à une des extrémités
de ce genre ; mais la substance, étant à elle
seule un genre, elle le remplit; et le contraire
n'y pourrait trouver place. Ce qui n'empêche
pas que la substance, sans avoir rien qui lui
soit directement contraire, ne puisse rece-
voir les contraires, non à la fois, mais tour à
tour. Elle a telle qualité à un certain mo-
ment; et la qualité contraire, à un autre mo-
ment. Mais c'est précisément parce qu'elle
persiste, et subsiste, sous des qualités varia-
bles, qu'elle est la substance; les qualités
Lxxxiv PRÉFACE.
changent; la substance, qui les revêt l'une
après l'autre, ne change pas, en tant que
substance; et, ne subissant aucun change-
ment, elle ne peut être, tantôt plus, tantôt
moins, ce qu'elle est. Elle est ce qu'elle est
d'une manière immuable. Ainsi, Socrate,
considéré en lui-même, est Socrate et ne
peut être un autre: il est en soi et pour soi.
Ne pouvant jamais être attribué à aucun
être, il n'est jamais, ni plus, ni moins,
Socrate; enfin, il n'a pas de contraire. Mais,
si l'on donne une qualité quelconque à
Socrate, si l'on dit, par exemple, que Socrate
est sage, la qualité de Sage n'existe pas par
elle-même; elle est dans un autre, qui est
Socrate; elle n'est pas en soi et pour soi;
elle est l'attribut d'une autre chose, dans
laquelle elle est. Elle est susceptible de plus
ou de moins ; car Socrate peut être plus ou
moins sage; elle a un contraire; car, de
même que Socrate est sage, il pourrait être
insensé. Sage est donc un attribut et un acci-
dent variable , tandis que Socrate est une
substance immobile.
Parmi les différentes catégories, en d'au-
PRÉFACE. Lxxxv
très termes, les différentes classes de l'Être,
la substance est la première, attendu que,
sans elle, les autres n'existeraient pas. Pour
être doué d'une qualité quelconque, pour être
d'une quantité ou étendue quelconques, pour
être dans un temps, pour être dans un lieu,
il faut, nécessairement, d'abord être ; el c'est
cette existence pure et simple, cette existence
nue, qui constitue la substance. Toutes les
autres catégories doivent lui être attribuées,
tandis qu'elle n'est attribuée à aucune d'elles.
La sagesse est l'attribut de Socrate; mais
Socrate n'est pas l'attribut de la sagesse. La
substance et l'accident ne doivent jamais
être confohdus, bien qu'à. chaque instant le
langage vulgaire les confonde.
Autre distinction non moins importante.
Celle-là concerne non plus la différence de
l'attribut et de la substance, mais plutôt la
substance elle-même. Quand on parle d'une
chose quelconque, et quand on lui accorde
d'être ou de n'être pas, quand on l'affirme
ou qu'on la nie, il faut bien prendre
garde si l'on entend qu'elle est réelle, ou
simplement possible; et, pour prendre les
Lxxxvi PRÉFACE.
formules aristotéliques, si elle est en acte,
ou si elle est en puissance. Ces deux nuances
de rÊtre sont essentiellement distinctes ; il
faut les démêler, sous peine de commettre
les plus graves erreurs. On prendrait alors
le réel pour le possible; et réciproquement,
le possible pour le réel. Quand une chose est
actuellement, elle a une existence réelle; elle
est ce qu'elle est. Au contraire, quand elle
n'est qu'à l'état de possible, quand elle n'est
qu'en puissance, on ne peut pas dire positi-
vement qu'elle est ; mais on ne peut pas non
plus dire positivement qu'elle n'est pas. Pos-
sible, elle peut également et indifféremment
être ou n'être pas. Le possible Es't, quand,
sortant de la simple puissance, il est devenu
quelque chose; mais il n'Est pas, tant qu'il
reste à l'état de possible. C'est précisément
cette existence équivoque, et homonyme, du
possible, qui est ce qu'on appelle le Non-
Être, si cher aux Sophistes, à qui Platon le
laisse en pâture. Le Non-Être n'est pas le
néant, le rien, comme on l'a cru plus d'une
fois; le Non-Être, c'est le possible, qui tout
ensemble Est, s'il se réalise ; et qui N'est
PRÉFACE. Lxxxvii
pas, s'il n'est point encore parvenu à se réa-
liser.
Les siècles n'ont rien ajouté et ils n'ajou-
teront rien à ces analyses ; ce sont des vérités
que rien ne peut altérer, et qui vivront à
jamais dans les annales de la pensée. Toute*
fois, on peut trouver qu'elles sont plus logi-
ques que métaphysiques, et même qu'elles
sont grammaticales autant que logiques. On
peut trouver encore qu'elle ne donnent pas
sur la substance tout ce que demande la Phi-
losophie première. Mais, dans les limites où
ces analyses se renferment, elles sont ache-
vées, et si évidemment exactes que le temps
les a respectées, et qu'il les respectera tou-
jours.
La théorie des quatre principes, ou des
quatre causes, mérite les mêmes éloges, avec
les mêmes restrictions. Entre toutes, elle est
celle qu'Aristote revendique pour lui seul
avec le plus d'insistance, et même avec quel-
que amour-propre. A l'en croire, ses prédé-
cesseurs n'ont connu et étudié qu'une ou deux
de ces causes; ils ont ignoré ou négligé les
autres. Ces quatre principes sont: le principe
Lxxxviii PRÉFACE.
de Tessence, c'est-à-dire celui qui fait que la
chose est ce qu'elle est; le principe matériel,
comprenant les éléments dont la chose est
formée ; le principe du mouvement initial, qui
a produit la chose; et enfin le principe du
but, auquel tend la chose. Cause essentielle,
cause matérielle, cause motrice, cause finale,
telle est la série des causes, sans lesquelles
on ne saurait comprendre entièrement l'Être
et la substance. Un être étant donné, il faut
que cet être ait une certaine essence, c'est-à-
dire, une certaine espèce, ou forme, qui
nous permette de le nommer et de le distin-
guer de tout autre. En second lieu, il doit
avoir une certaine matière, ou sensible ou
intelligible, dont il est composé. Troisième-
ment, il faut qu'un certain mouvement l'ait
amené de l'état antérieur où il était, à l'état
actuel où nous le voyons. Et quatrièmement,
il faut que cet être ait une fin, un but, un
pourquoi.
Toutes ces théories sont irréprochables.
Mais sont-elles bien complètes ? Répondent-
elles suffisamment au besoin des intelligen-
ces, et aux questions que la Philosophie pre-
PRÉFACE. Lxxxix
mière est destinée à résoudre? Sans doute,
il est fort utile de^s'entendre avec soi-même;
et, quand on parle de substance et de cause,
de savoir avec précision ce que ces mots
renferment sous leur généralité. Mais est-ce
bien là tout ce que réclame la philosophie,
et, avec elle, l'esprit humain, qui la cultive?
Ce sont des notions qu'il est bon d'analyser
et d'éclaircir; mais ce ne sont que des no-
tions. A côté d'elles, au-dessus d'elles, il y a
les phénomènes qu'elles représentent, mais
qu'elles n'expliquent pas; la nature est tou-
jours le mystère qu'il s'agit de percer. Dans
l'Antiquité tout entière, personne plus
qu'Aristote n'a étudié les phénomènes et les
faits réels ; après lui, personne ne peut se flat-
ter de l'avoir surpassé, ni peut-être même
égalé. Histoire des animaux, anatomie et
physiologie comparées, météorologie, astro-
nomie, et, dans la sphère purement humaine,
logique, psychologie, morale, rhétorique,
poétique, politique, il a traité de tout, avec
une autorité magistrale, qui en a fait l'insti-
tuteur des siècles. Il semble donc que rien
ne lui était plus facile que de résumer tant
xr. PRÉFACE.
d'études dans sa Philosophie première, et
de nous dire ce qu'il pen^ de l'homme, du
monde, de Dieu, et de leurs rapports. Com-
ment ce puissant, cet incomparable génie,
ne Ta-t-il pas fait plus complètement? Est-ce
à dessein qu'il s'en est abstenu? C'est peu
probable; et l'essai de théodicée, qui se
trouve dans le XIP livre de la Métaphysique,
prouve assezque la question s'était présentée,
du moins en partie, à la réflexion du philo-
sophe. Mais il la considérait d'un tout antre
point de vue que celui où nous nous plaçons,
quand nous lui demandons ce qu'il pense
sur la grande énigme, et que nous essayons
de juger sa pensée. Nous n'aurions pas à
nous étonner de cette divergence entre Aris-
tote et l'esprit moderne, si, de son temps,
dans l'école où il a été vingt ans un disciple
assidu, la question n'avait été posée dans
toute sa grandeur par son maître. On peut
bien ne pas approuver la solution que pro-
pose le Timée; Platon a mis dans ces matiè-
res plus d'imagination qu'il ne convient ; et
l'on pouvait y porter plus d'observation des
faits. Mais c'est une gloire immortelle pour
PRÉFACE. xci
Platon d'avoir tenté de résoudre le problème
essentiel de l'origine des êtres; et la Philo-
sophie première manque à son devoir en le
passant sous silence. Ce n'est pas seulement
la question la plus haute; c'est surtout la
question à laquelle toutes les autres doivent
aboutir, qui en est le couronnement, et qui
donne à chacune d'elles, dans l'ensemble des
choses, la place et la valeur relatives qu'elles
doivent avoir. Aristote aurait dû suivre Pla-
ton sur ce terrain, où la raison humaine n'a
jamais hésité à mettre le pied, sous forme de
philosophie ou sous forme de religion.
Cependant, il ne faudrait pas exagérer la
critique. Aristote a une théodicée; et, à quel-
ques égards, la théodicée aristotélique mé-
rite une très grande estime, bien qu'elle ne
soit pas assez large, et qu'elle renferme des
germes qui ont porté plus tard des consé-
quences funestes. Il faut se souvenir que,
pour Aristote, la Philosophie première n'est
pas seulement une science divine, en ce sens
que Dieu seul peut la posséder dans sa plé-
nitude infînie. L'homme n'en peut conquérir
qu'une faible portion, mais si belle pourtant
xr.ii PRÉFACE.
que les Dieux la lui envieraient, si les Dieux
pouvaient être jaloux. De plus, la Philoso-
phie première est si bien la science du divin,
pour Aristote, qu'il n'hésite pas à l'appeler
aussi la Théologie. Avant lui, quelques phi-
losophes, qu'il nomme les Théologues,
paraissent avoir eu la même tendance, bien
qu'ils rapportassent l'origine des choses et
la naissance du monde à la Nuit et au Chaos.
Mais le souvenir de leurs opinions remonte
si loin dans le passé qu'il est à peu près
oublié. Aristote reprend une tradition effa-
cée ; et la Pilosophie première peut recou-
vrer,, grâce à lui, un beau nom, sous lequel
on ne la connaissait plus, et qu'elle pourrait
encore revendiquer légitimement.
Aristote est pénétré d'admiration pour la
nature; et plus il étudie ses œuvres, plus
cette admiration augmente. Il sait, sur les
êtres, sur leur organisation, sur leurs espè-
ces, sur leur vie, sur leurs mœurs, tout ce
qu'il est possible de savoir de son temps;
dans l'histoire des sciences, personne, non
pas même Linné, Buffon, Cuvier, n'a mon-
tré plus de passion, ni plus de sagacité, pour
PRÉFACE. xciii
ces vastes recherches. Les siècles ont fait
bien des progrès; mais ils n'ont pas produit
un savant, ni plus appliqué, ni plus clairvo-
yant. Les regards portés aujourd'hui sur le
monde ont beaucoup plus d'étendue et des-
cendent beaucoup plus profondément; mais
ils ne sont pas plus perçants. Souvent même,
Aristote exprime le sentiment qui l'anime en
des termes dont la vivacité contraste avec la
froide austérité qui lui est ordinaire. C'est
lui le premier qui a dit et répété sous toutes
les formes que « La nature ne fait rien en
vain». L'homme est donc toujours ample-
ment payé des labeurs qu'il lui consacre ; en
cherchant à la comprendre, il n'a pas à crain-
dre de poursuivre une énigme sans mot. Tout
en elle a un but; tout a un sens ; et ses ténè-
bres, aussi bien que ses merveilles les plus
éclatantes, sont un aiguillon pour la curio-
sité insatiable dont nous sommes, parmi tous
les êtres, les seuls à être doués. Aussi,
avec quel transport d'enthousiasme Aristote
n'exalte-t-il pas cette grande parole d'Ana-
xagore, déclarant, au milieu de ses contem-
porains égarés, que le monde est régi par
xiiv PREFACK.
une Intelligence ! Avec quel dédain ne repous-
se-t-il pas ces systèmes déplorables qui veu-
lent rapporter tous les phénomènes de l'uni-
vers à un aveugle hasard, et qui en réduisent
la constante succession à une suite d'épisodes
défectueux, comme ceux d'une mauvaise tra-
gédie ! De là encore, l'horreur qu'Aristote
ressent pour ces autres doctrines non moins
fausses, qui attribuent l'origine des choses à
la Nuit, au Chaos, au Néant.
D'ailleurs, il ne se fait pas d'illusion en
sens contraire ; et, fidèle à la modestie socra-
tique, s'il connaît les grandeurs de l'intelli-
gence humaine, il en connaît aussi les lacunes
et rinfirmité. Tout est intelligible dans la na-
ture ; mais ce n'est pas à dire que nous puis-
sions tout y comprendre. Quand l'homme
essaye de s'élever à Dieu, il lui sied mieux
que jamais de montrer cette réserve et cette
humilité, que recommande la vraie philoso-
phie. Mais, tout en ayant cette prudence et
cette sagesse, Aristote proclame hautement
que tout dans l'univers tend au bien, et que
le bien est la raison dernière des choses et
leur cause finale. Platon l'avait déjà dit, en
PU li FACE. \cv
faisant, de Tldée du Bien, la première et la
plus féconde de toutes les Idées. Aristote a
été plus affirmatif enj:îore ; et ce n'est point
lui attribuer un mérite qu'il n'aurait pas que
de le regarder comme le fondateur de l'Opti-
misme. Il ne dit pas que tout est bien dans
le monde, puisqu'il n'y aurait plus dès lors
de distinction entre le bien et le mal ; mais
il dit, avec les plus sages des humains, que
tout dans le monde est le mieux possible, et
il pense sans doute que, si l'homme ne peut
pas concevoir l'existence du mal, dans un
monde parfait, c'est que Dieu a gardé ce
secret pour lui seul.
Avant tout, ce qui, dans la nature, occupe
Aristote, c'est le mouvement, dont il a fait
une théorie spéciale dans sa Physique. Le
mouvement est encore plus apparent que
l'ordre dans l'ensemble de l'univers. Dans le
monde sensible, tout est sujet à une alterna-
tive perpétuelle de production et de des-
truction; dans le ciel, tout se meut avec une
régularité inaltérable. Le mouvement est
éternel, comme le sont le temps et l'espace
infini, dans lesquels il se passe. Mais d'où
xcvi PRÉFACE.
vient le mouvement ? Qui Ta imprimé à
toutes choses, soit aux choses périssables,
comme celles qui nous entourent et dont
nous faisons partie, soit aux choses impéris-
sables et éternelles, comme celles que nous
contemplons dans les cieux? A cette ques-
tion, qui a été et qui sera Técueil de tant de
philosophes, Aristote répond avec une clarté
qui dissipe toutes les ombres : Le mouve-
ment ne peut venir que d'un principe, qui
n'est pas seulement capable de le produire,
mais qui le produit effectivement et actuelle-
ment. Ce principe doit être en acte et non
pas en simple puissance ; car ce qui est en
puissance peut aussi ne jamais arriver à réa-
lité. Et comment supposer que le mouve-
ment s'arrête, ou qu'à un certain moment
de la durée, il ait pu ne pas exister? L'es-
sence de ce principe , c'est donc d'être en
acte, et d'y être uniquement et toujours. Il
faut aussi qu'il soit sans matière; car la ma-
tière ne peut se donner le mouvement^ et
nous voyons que, sans l'artiste, l'œuvre qu'il
façonne ne prendrait jamais d'elle-même la
forme qu'elle reçoit de lui.
PRÉFACE. xcvii
Il n'y a donc pas mouvement de mouve-
ment, puisqu'on se perdrait alors dans Tin-
fini ; et le principe qui donne le mouvement
au reste des êtres doit être lui-même éternel-
lement immobile et immuable. Il faut qu'il
soit essence et acte, et qu'il meuve les choses
à peu près comme le désirable meut, sans
être mû, le désir qu'il suscite; le désirable
est à l'égard du désir complètement immo-
bile ; le désir seul est en mouvement, pour
arriver à l'objet qui est sa fin suprême.
Aristote aime trop la vérité pour ne pas
rappeler que d'autres, avant lui, ont soutenu
une doctrine à peu près semblable, et cru,
comme lui, à un acte éternel, à un éternel
présent. Il cite entre autres Leucippe et Pla-
ton; mais il leur, reproche, à tous deux, de
n'avoir pas parlé du principe et de la cause
du mouvement. Platon, en particulier, a
reconnu un principe qui se meut lui-même, et
qui transmet le mouvement à l'ensemble des
choses; ce principe, c'est l'âme. Mais, comme
Platon fait l'âme postérieure au ciel, ce n'est
pas l'âme qui meut le ciel, et il reste tou-
jours à expliquer comment il est mû. Cette
T. I. g
xcviii PRÉFACE.
critique n'est peut-être pas aussi fondée
qu'Aristote semble le croire. Nous n'en pou-
vons pas bien juger pour Leucippe; mais,
dans le Timée^ ce n'est point l'âme qui donne
le mouvement au monde ; c'est Dieu et Dieu
seul. Du reste, peu importe qu'Aristote se •
soit trompé une fois de plus sur la doctrine
de son maître; en ceci du moins, il lui rend
cette justice que la grande pensée d'un acte
éternel lui était venue.
Mais Aristote poursuit.
Oui, il existe une substance, éternelle, et
éternellement en acte, immobile et produi-
sant le mouvement, dans un temps et dans
un espace infinis, séparée des choses, non
sensible, sans grandeur, sans matière, sans
divisions possibles, sans parties, une, impas-
sible, immuable, éternellement identique à
elle-même. C'est là le principe nécessaire et
parfait auquel la nature et le monde sont
suspendus. L'ordre universel en relève, et ne
saurait se passer un seul instant de lui, puis-
que ce principe est éternellement actuel , et
que, sans cet acte continu et incessant, les
choses ne pourraient durer un seul moment
PRÉFACE. xcix
ce qu'elles sont. Le mouvement qu'il imprime
à l'univers est le mouvement circulaire, parce
que le mouvement circulaire est le seul qui
se suffise, et qui puisse recommencer perpé-
tuellement, sans s'interrompre jamais, tou-
jours le même, toujours uniforme.
Tout cela est bien grand; et l'on croirait,
à deux mille ans d'intervalle, entendre déjà
Newton, à la fin des Principes mathématiques
de la philosophie naturelle y concluant à l'exis-
tence nécessaire d'un premier moteur. Mais
Aristote ne se borne pas, comme le fait Nevs^-
ton,à cette affirmation trop générale. Il tente
de pénétrer jusque dans la nature intime et
l'essence de Dieu. C'est le Saint des Saints
pour la philosophie, aussi bien que pour les
religions ; et Aristote, y portant le ferme
regard qu'il a porté sur le monde des choses
sensibles, explique Dieu par l'acte pur, l'acte
éternel de l'intelligence. L'Intelligence ne
s'adresse jamais qu'au meilleur, et l'Intelli-
gence la plus parfaite ne peut s'adresser qu'à
ce qu'il y a de plus parfait. Dieu, qui est l'être
éternel et parfait, ne peut donc éternellement
penser qu'à lui seul, c'est-à-dire à sa propre
c PRÉFACE.
pensée ; l'intelligence divine est l'éternelle in-
telligence de rintelligence. L'acte en soi est
la vie de Dieu, sa vie éternelle, et son éternelle
félicité*. L'homme s'efforce vainement de
se faire une juste idée de ce bonheur de l'être
parfait, éternel, et Un; mais l'homme peut
en apercevoir une fugitive image dans ces
courts instants où il lui est donné, à lui
aussi, de saisir, par la contemplation, l'acte
de sa propre pensée et de sa propre intelli-
gence.
Cette théodicée est acceptable dans ses
traits principaux ; elle est exquise et vraie ;
et quand plus tard on a défini Dieu en disant
qu'il est « un pur esprit » , on ne faisait que
reproduire Aristote, en termes plus concis,
mais moins clairs que les siens. L'acte pur
de l'intelligence, c'est bien l'esprit dans
toute sa pureté ; et faire de Dieu l'acte pur,
c'est bien en faire un pur esprit. S'efforcer
de le comprendre dans son infinitude,en par-
tant de l'àme finie de l'homme, c'est la
^ Bossuet n'est que l'écho d'Aristote quand il dit : » Dieu se
« connaît et se contemple; sa vie, c'est de se connaître. » Ser-
mon sur la Morty p. 393, édition de i845.
PRÉFACE. CI
seule méthode que puisse adopter notre
débile raison; et c'est une des gloires les
moins contestables de la philosophie, un
des plus vrais services qu'elle ait rendus à
l'esprit humain, de nous découvrir le chemin
mystérieux et sûr qui peut nous conduire à .
Dieu, sans les insuffisances de l'instinct, ou
les égarements de la superstition.
Néanmoins, dans cette exacte et belle
théodicée, on a dès longtemps signalé un
bien grave défaut: Admet-elle la providence?
Et si elle ne l'admet pas, qu'est-ce qu'un
Dieu qui ne préside point, avec une sagesse
infinie et une infinie bonté, à l'ordre qu'il a
établi dans les êtres et dans les choses de
l'univers? Il est assez étrange qu'on puisse
même élever de telles objections contre la
doctrine d'Aristote, et que, sur un tel sujet,
le philosophe se soit expliqué si obscuré-
ment que le doute soit permis. On a pu, avec
la même vraisemblance, soutenir, et que la
providence résulte de son système, et que,
au contraire, elle en est exclue. Si Dieu, en
tant qu'acte pur et pur esprit, ne pense qu'à
lui seul, il ne pense plus à l'univers, quoique.
cil PRÉFACE.
tout au moins, il l'ait ordonné, sinon créé,
et quoiqu'il le gouverne, selon la sentence
d'Anaxagore. Ou bien, si Dieu pense au
monde, c'est qu'il se confond avec le monde,
puisqu'il ne pense éternellement que sa pro-
pre pensée. Donc, un Dieu ignorant les
choses, ou un Dieu identifié avec elles, telle
est la double conséquence qui ressort pres-
que nécessairement de la théodicée aristoté-
lique. Des deux côtés, elle est également fâ-
cheuse ; et il est impossible de voir comment
le philosophe peut se soustraire à ce dilemme*
Il a dit, il est vrai, que la nature ne fait rien
en vain ; et cette opinion, cent fois exprimée
par lui, semble bien impliquer que l'Intelli-
gence régit aussi la nature, et cherche sans
cesse les moyens les plus propres à y réaliser
la fin qu'elle poursuit. Il y aurait donc là,
dans l'accomplissement de tous les phéno-
mènes que nous pouvons observer, la trace
et la marque d'une providence, qui fait tout
pour le mieux, et dont la vigilance, s'éten-
dant à tous les êtres, ne peut jamais se las-
ser. Mais, à s'en tenir aux théories du philo-
sophe, la nature est si loin de Dieu qu'elle
PRÉFACE. cm
ne semble plus avoir aucun rapport avec lui.
Elle a bien sa fonction distincte, qu'elle
remplit merveilleusement ; mais elle est une
force aveugle ; tout s'y passe par une sorte
de mécanisme inconscient.
Malheureusement, dans la doctrine d'Aris-
tote, l'homme a encore moins de relations
que la nature avec Dieu. Il peut jusqu'à un
certain point le connaître ; il peut même par-
tager, l^quoiqu'à une distance incommensu-
rable, quelque chose de la vie divine. Mais,
malgré ce magnifique privilège, le Dieu d'A-
ristote ignore l'homme plus encore qu'il
n'ignore les choses ; l'humanité est à ses
yeux comme si elle n'était pas. On peut donc
présumer que, si Dieu n'est providence que
dans une mesure excessivement étroite à
l'égard de la nature, il ne l'est plus du tout
à l'égard de l'homme. C'est l'homme, cepen-
dant, qui est l'être par excellence, puisqu'il
est le seul qui ait le désir et la faculté de con-
naître, et que l'intelligence, à son degré
suprême, est l'apanage essentiel de Dieu.
Un être qui se rapproche de la divinité, ou
plutôt le seul être qui s'en rapproche, peut-il
civ PRÉFACE.
être négligé par elle? Est-il possible que
nous nous occupions de Dieu, et que Dieu
ne s'occupe pas de nous? Est-ce bien là le
Dieu que cherche Thumanité, et surtout le
Dieu que cherche la philosophie ?
Cette erreur d'Aristote est d'autant plus
regrettable, et elle doit d'autant plus nous
étonner, qu'ici encore, il avait l'exemple de
son maître. Dans le X* livre des Lois, dans le
Timée, Platon affirme la Providence, après
avoir affirmé l'existence de Dieu, avec une
énergie que la foi chrétienne elle-même n'a
pas surpassée; il a suivi les rapports de
l'homme à la divinité jusque dans les derniers
replis de la conscience. Après Platon, on a
pu développer et approfondir ces vérités ;
on ne les a, ni modifiées, ni accrues. Com-
ment Aristote paraît-il les avoir méconnues,
ou dédaignées? Pourquoi ne les a-t-il pas
combattues, si elles lui semblaient des er-
reurs? Pourquoi, en tout cas, les a-t-il omi-
ses, par une de ces prétentions qui, entre
autres questions, lui ont fait négliger, en psy-
chologie, celle de l'immortalité de l'âme? Ce
silence est peu philosophique ; il y a des pro-
PRÉFACE. cv
blêmes qu'on ne doit pas laisser de côté, sans
déclarer, tout autnoins, pourquoi on ne les
aborde pas.
Ce n'est donc point être injuste envers
Aristote que de conclure que le Dieu qu'il
conçoit n'est pas une providence. Cette ques-
tion semble avoir échappé à la perspicacité
de son génie; ou, s'il Ta entrevue, il n'y a
pas attaché assez d'importance.
Un autre doute peut s'élever qui serait
aussi très grave, si, d'ailleurs, il n'était pas
plus spécieux que réel. Aristote a-t-il cru à
un Dieu unique? Ou bien, a-t-il cru à la mul-
tiplicité des Dieux ? Après tout ce que l'on
vient de voir, on a peine à comprendre que
cette question puisse être posée. Le premier
moteur, immobile, éternel, immatériel, im-
muable, ne peut être qu'unique; la pluralité
des premiers moteurs serait une contradic-
tion et un désordre. Mais, c'est Aristote lui-
même qui, après avoir établi l'unité du pre-
mier moteur, se demande s'il n'y a pas autant
de substances éternelles, immobiles et motri-
ces, qu'il y a de planètes et d'astres. Il ré-
pond par l'affirmative ; et, à l'en croire, le
cvi PRÉFACE.
soleil, la lune, chacune des planètes, et pro-
bablement la terre elle-même, sont mues par
autant de substances éternelles, immobiles,
immatérielles, comme le premier ciel est mû
par le premier moteur. Mais ces moteurs des
astres sont-ils indépendants? Ou, sont-ils
subordonnés ? Aristote se tait sur ce point ;
et, après avoir examiné les théories des
astronomes de son temps, Eudoxe et Cal-
lippe, sur les sphères des astres, au nombre
de cinquante-cinq ou seulement de quarante-
sept, et à chacune desquelles président au-
tant de substances éternelles, il conclut que
les astres sont autant de Dieux, et qu'ainsi
le divin enveloppe la nature tout entière. Il
met, d'ailleurs, ces croyances salutaires sous
la garantie des traditions les plus anciennes
que le genre humain ait conservées, au mi-
lieu de toutes les révolutions et de tous les
bouleversements dont il a été la victime.
Mais, hâtons-nous de le dire : Aristote ne
se contente pas de ces traditions vénérables;
et il en revient à sa propre théorie, pour
affirmer de nouveau, et irrévocablement,
l'unité du premier moteur, l'unité du ciel,
PRÉFACE. cvii
l'unité de Dieu, présidant à Tordre univer-
sel, comme le général est le chef de son
armée, comme le père de famille est le maî-
tre unique d'une maison bien ordonnée. Il
va même jusqu'à réfuter, en quelques mots,
le système insensé des deux principes, entre
lesquels se diviserait l'univers, livré, entre
le bien et le mal, à la plus effroyable anar-
chie; et il termine le XIP livre de sa Philo-
sophie première, le plus précieux de tous,
en répétant le fameux vers d'Homère :
Plusieurs chefs sont un mal ; il ne faut qu'un seul chef.
Avec Aristote, arrêtons-nous quelques ins-
tants sur ces sommets, que bien peu de phi-
losophes ont gravis d'un pas aussi puissant,
et où bien moins encore ont trouvé plus de
lumière. Aristote s'y est complu; il s'y est
reposé, après une longue et pénible route,
au travers de toutes les choses de la nature
et de la pensée, au travers du monde sensi-
ble et du monde intelligible, parcourus dans
tous les sens. Puisse son exemple servir d'en-
seignement à d'autres, qui croient marcher
cviii PRÉFACE.
sur ses traces, et qui, cependant, sont si loin
de lui, non-seulement par le génie, mais par
la doctrine ! Quand on le connaît, peut-on
l'invoquer encore comme un partisan du sen-
sualisme ?
On le voit donc : malgré l'état ruineux où
la Métaphysique nous est parvenue, et où
Fauteur Ta laissée, elle n'en reste pas moins
un des plus beaux monuments de la philoso-
phie, soit dans l'Antiquité, soit dans les
temps modernes. D'abord, c'est le premier
en date, non pas que l'esprit grec avant Aris-
tote n'eût point fait de la Métaphysique;
mais la Métaphysique, si elle était répandue
dans tous les systèmes qui s'étaient produits
depuis Thaïes, n'avait point reçu de forme
distincte et scientifique. Platon même, quoi-
qu'il l'ait semée à pleines mains dans tous
ses Dialogues, ne l'a point définie et déter-
minée. C'est Aristote, le premier, qui la
constitue, en marque les limites, en fixe le
domaine, et l'explore presque aussi complè-
tement que personne l'a fait après lui.
A ce mérite de priorité, avec les avanta-
ges et les inconvénients qu'il comporte, s'en
PRÉFACE. cix
joint un autre : c'est la gravité et le nombre
des questions qu'Aristote a soulevées. Nous
les énumérons encore une fois: Définition de
la philosophie première, discussion sur la
nature des nombres et sur les Idées, examen
et réfutation du Scepticisme, théorie de la
substance et de la cause, affirmation de
Tordre universel, optimisme, existence et na-
ture du Dieu, voilà les problèmes principaux
qu'il agite et qu'il résout, sans parler de
bien d'autres. En est-il de plus grands? En
est-il qui sollicitent plus vivement notre
raison ? Et la plupart des solutions qu'il
propose, ne comptent-elles pas parmi les
meilleures qui en aient été données? Un
rapide coup d'œil jeté sur l'histoire de la
Métaphysique jusqu'à nos jours nous fera
voir à quelle hauteur Aristote s'est élevé, et
quelle place il doit occuper parmi ses émules,
qui sont en bien petit nombre, si l'on s'en
tient à ceux qui sont vraiment dignes de lui
être comparés.
Mais, avant de le quitter, adressons-lui
encore une louange, que justifie \di Métaphysi-
que, à chacune de ses pages. Que de choses
ex PRÉFACE.
ne nous a-t-il pas apprises sur ses devanciers !
Il est vrai qu'il les critique plus souvent qu'il
ne les approuve ; mais, en les critiquant, il
nous les fait connaître. Bien plus, quelque
confiance qu'il puisse avoir en lui-même, il
sent le besoin de consulter les autres, et de
savoir ce qu'ils ont pensé. Il se fait un devoir
de cette étude scrupuleuse du passé ; et il
l'impose à la science tout entière, comme une
condition indispensable. C'est en ce sens
qu'on a pu dire qu'il avait été le premier his-
torien de la philosophie. Ce n'est pas là un
mince honneur. Pour lui, c'est si bien un
procédé général qu'il l'emploie et le recom-
mande, en politique, en psychologie, en
astronomie , en météorologie, en rhétori-
que, en un mot, dans tous les sujets qu'il a
traités. Là où il ne l'applique pas, c'est qu'il
n'y a rien eu avant lui, et qu'il est inventeur,
comme dans la Logique. Partout ailleurs, il
croit devoir faire une exacte revue des opi-
nions qui ont précédé les siennes, pour pro-
fiter de ce qu'elles peuvent contenir de vrai,
ou pour s'épargner des erreurs déjà commi-
ses. Cette prudente déférence pour le passé
PRÉFACE. CXI
est bien rare; il est utile de la signaler
comme un excellent exemple; trop peu suivi.
Nous devons même rappeler d'autant plus
soigneusement ce titre d'Aristote qu'on l'a
trop souvent méconnu. A quelles invectives,
à quelles calomnies, Bacon ne s'est -il pas
livré, quand il accuse le philosophe d'avoir
voulu égorger ses frères, comme le font les
despotes de l'Orient, afin d'étouffer leur
gloire au profit de la sienne ! La Métaphysi-
que prouverait à elle seule jusqu'à quel point
sont fausses ces imputations odieuses. L'ac-
cusation retomberait bien plus justement sur
Bacon lui-même; et s'il n'eût dépendu que
de lui, aurait-il hésité à supprimer la mémoire
d'Aristote, afin d'assurer le triomphe, plus
que douteux , du prétendu Novum Orga-
num sur l'ancien ?
Mais passons.
Pour apprécier la valeur de la Métaphysi-
que d'Aristote, il n'est pas nécessaire d'in-
terroger toute l'histoire ; quelques noms,
pris parmi les plus éclatants, y suffisent :
Descartes, Spinoza, Leibniz, Rant, Hegel.
Rapproché de chacun d'eux, si le philosophe
cxii PRÉFACE.
antique ne paraît inférieur à aucun, s'il est
même supérieur à la plupart, on peut être
certain que la gloire ne s'est pas trompée
pour lui plus que pour eux. A quelque éloi-
gnement qu'il soit de nous, il faut le placer
parmi les génies qui ont été les plus bienfai-
sants et les plus féconds. Étudié dans ses
théories principales, il semble être de nos
contemporains; et, sauf quelques singulari-
tés d'expression, il parle notre langue. 11 faut
l'écouter très attentivement pour le bien en-
tendre; mais c'est uniquement parce qu'il est
profond ; ce n'est pas parce qu'il est obscur.
Personne n'a été plus maître de sa pensée;
et là où il a pu l'amener à sa perfection, elle
est d'une clarté et d'une concision que les
plus habiles pourraient souhaiter, parce
qu'ils ne les ont pas toujours trouvées.
S'il faut franchir deux mille ans entre lui
et Descartes, c'est que, durant ce si long in-
tervalle , la Métaphysique , sans avoir été
stérile, n'a pas produit de monuments
qu'on puisse assimiler au sien.
Parmi les successeurs immédiats de Pla-
ton et d'Aristote, dans l'Académie et dans le
PRÉFACE. cxiii
Pérîpatétisme, la Philosophie première avait
été tout à coup négligée, peut-être parc;e
qu'elle venait de jeter un grand éclat, et
aussi parce qu'elle était trop sévère pour
des esprits que le doute commençait à éncîr-
ver. L'école d'Épicure était encore moins
faite pour s'en occuper ; la vie lui apparais-
sait sous des couleurs trop peu sérieuses
pour que de telles spéculations pussent lui
plaire. Le Stoïcisme, plein d'une foi magna-
nime dans la Providence, s'était borné à
l'affirmer, sans analyser les principes sur
lesquels repose cette forte croyance ; il se
contentait de raffermir les âmes par la mo-
rale, allant au plus urgent, et laissant à des
temps meilleurs des études plus relevées,
mais moins pratiques. Les Alexandrins, Plo-
tin en tète, ont fait beaucoup de Métaphy-
sique ; on peut même dire qu'ils n'ont fait
que cela. Mais leur mysticisme, né d'une ri-
valité inopportune contre le Christianisme,
les a jetés dans des voies ténébreuses, aussi
étrangères à l'esprit hellénique qu'inutiles
au monde: Ils ont pensé sans méthode, sans
suite, sans aucune régularité, trouvant par-
T. I. 'h
\
cxiv PRÉFACE.
fois des éclairs sublimes, et tombant, le plus
souvent, dans des subtilités séniles ou dans
d'extravagantes superstitions. Ce sont de
nobles âmes, mais de très-faibles esprits; et
Plotin est, à la fois, le plus grand d'entre
eux et le moins sage.
Avec l'école d'Athènes et Proclus, après
la fermeture des écoles païennes, la haute
philosophie disparaît comme elles; elle
s'éclipse pour un millier d'îinnées. La théolo-
gie la remplace, sans la faire tout à fait ou-
blier. La longue querelle du Nominalisme et
du Réalisme, portant sur la question même
qui avait divisé Aristote et Platon, entretient
les souvenirs de l'Antiquité, trop peu com-
prise. Mais, quand un moine audacieux ose
tenter de sortir du dogme, pour exercer au
moindre degré les droits de la libre pensée,
il est ramené au giron commun par la plus
implacable orthodoxie, depuis l'excommu-
nication de Roscelin, d'Abélard, d'Amaury
de Chartres, de David de Dinant, de Roger
Bacon, d'Occam, jusqu'au bûcher de Jor-
dano Bruno et de Vanini, et jusqu'à la tor-
ture de Campanella. La Métaphysique d'Aris-
PRÉFACE. cxv
tote, apportée dans les écoles de Paris dès
le début du xuf siècle, y devait produire si
peu d'effet, en face de ces terribles répres-
sions, que rÉglise, après en avoir interdit la
lecture, la permit bientôt, parce que cette
lecture était sans danger. Après les décou-
vertes du XV® siècle, l'esprit moderne s'éveille
au souffle de la Grèce; mais ses premiers
essais sont bien aventureux et bien désor-
donnés. La Renaissance, emportée par son
inexpérience el son enthousiasme, n'enfante
rien de durable, ni de solide. Bacon a la
gloire de briser définitivement le joug de la
Scholastique ; mais il ne lui est pas donné
de renouer la tradition, parce que son fol
orgueil le pousse à dédaigner celui qui la re-
présentait le mieux. Bacon a rendu service
à l'esprit humain en lui rappelant sa puis-
sance, et en le conviant à la recherche indé-
pendante; mais s'il a fait beaucoup pour les
sciences, il n'a rien fait pour la philosophie
et la Métaphysique.
C'est Descartes qui reprend la tradition
véritable ; et l'on pourrait presque croire
qu'entre Aristote et le wif siècle, il ne s'est
cxvi PRÉFACE.
rien passé, tant l'entreprise du philosophe
français ressemble à celle du philosophe an-
cien, tant le progrès de l'un à l'autre sem-
ble régulier et presque insensible. Tous
deux tiennent une place considérable dans
l'histoire des sciences; et, si Descartes est
un mathématicien de génie et un physiolo-
giste, Aristote est un naturaliste incompa-
rable, et un logicien, qui n'a laissé rien à
faire, après lui, dans l'aride domaine qu'il a
défriché le premier. Les mérites se valent
tout au moins; et Aristote l'emporte par
l'étendue et la variété de l'intelligence. En
philosophie, les titres scientifiques ne pèsent
pas autant qu'on est, en général, porté à le
penser; on peut être très-savant sans être
philosophe ; mais ils ont leur prix quand ils
peuvent s'ajouter à des titres supérieurs.
C'est ce qui justifie Descartes d'avoir déclaré
que ses démonstrations philosophiques sont
fort au-dessus de ses démonstrations de géo-
métrie. Aristote ne pensait pas autrement,
quand il mettait la Philosophie première à la
tête de toutes les sciences, parce qu'elle leur
donne à toutes le secret de leurs principes.
PRÉFACE. cxvu
Arisfote et Descartes cherchent avec la
même ardeur le fondement de la certitude^
et tous deux le placent également dans
l'évidence. Pour Aristote, c'est le principe
de contradiction; pour Descartes, c'est son
fameux axiome, plus profond encore que
celui du philosophe grec. C'est un fait logi-
que d'une certitude et d'une vérité indénia-
bles, fût-ce au scepticisme le plus obstiné,
qu'une même chose ne peut tout ensemble
être et n'être pas. Cette base peut suppor-
ter tout l'édifice de la connaissance humaine ;
il n'y a pas dans l'intelligence une seule no-
tion qui ne doive s'y appuyer. Mais, si ce
principe est de soi évident, combien l'intel-
ligence qui le découvre et le sanctionne,
n'est-elle pas encore plus évidente que lui?
Sans doute, le principe éclaire l'esprit qui le
conçoit; mais, sans l'esprit qui discerne et
proclame l'évidence, que seraient, et l'évi-
dence, et le principe? Si l'esprit reçoit de la
lumière, c'est lui d'abord qui la donne; et le
principe resterait à jamais caché et obscur,
si l'intelligence ne le faisait pas sortir des
ténèbres, en y projetant sa propre clarté.
cxviii PRÉFACE.
Ainsi, Taxiome cartésien va aussi loin qu'il
est possible d'aller ; la raison, parvenue à
cette limite dernière, ne peut la dépasser;
elle s'affirme en se saisissant, et fait ainsi
acte de foi à elle-même. C'est le nec plus ul-
tra, qu'on ne peut franchir sans tomber dans
les abîmes ; c'est Vinconcussum, qu'on ne peut
renverser sans renverser tout le reste. Il n'y
a que le Mysticisme qui essaye ce suicide de
la raison, et qui répudie la réflexion, pour
s'abandonner sans réserve à l'instinct du
sentiment, qui est bien aussi une trace de
Dieu dans l'homme, mais une trace d'un
ordre inférieur.
Ce qui confère à l'axiome cartésien un im-
mense avantage sur le principe de contra-
diction, sur tout autre principe quel qu'il
puisse être, c'est qu'il n'est pas seulement
un fait de logique; il est, en outre, un fait
vivant et actuel. Aristote voyait dans la pen-
sée de la pensée l'acte éternel de la vie di-
vine. Le « Je pense, donc je suis » est bien
aussi la pensée de la pensée. La seule diffé-
rence, c'est que l'infirmité humaine a des
bornes; et que, au lieu d'un acte éternel et
PRÉFACE. cxix
immobile, comme celui de Dieu, l'homme
n'a qu*un acte passager et sujet à mille va-
riations. Mais, à l'instant où l'homme pense
sa propre pensée, cet acte, bien que fugitif,
lui révèle son existence. Son être est essen-
tiellement sa pensée; et les deux phénomènes
se confondent si bien qu'ils sont absolument
inséparables, pour la syllogistique la plus
subtile. Descartes ne distingue pas la pensée
et l'existence ; il les identifie.
Quiconque veut s'entendre avec soi-même
ne peut plus adopter un autre point de dé-
part. Si l'on redoute les atteintes délétères
du Scepticisme, on ne découvrira pas de re-
mède plus salutaire. Il est déjà bien diffi-
cile au sceptique de nier le principe de con-
tradiction, puisque c'est nier ses propres ar-
guments. Nier sa pensée est d'une impos-
sibilité absolue, au moment où l'on s'en sert.
Si l'on se permet cette puérile bravade, le
mieux serait encore d'imiter le silence de
Cratyle. Mais, alors, on abdique sa nature
d'homme, et l'on se réduit à cet état de ma-
tière inerte dont parle Aristote, dans sa lutte
contre les Sophistes de son temps. Descar-
cxx PRÉFACE.
tes nous propose une <( méthode pour bien
(( conduire notre raison et pour chercher
« la vérité dans les sciences » ;• les règles
qu'il conseille et qu'il s'était imposées à lui-
même, sont excellentes sans contredit; mais
ces règles ne sont ni aussi neuves, ni aussi
utiles, qu'il le croyait. Sans elles, et avant
lui, Copernic, Kepler et tant d'autres, pour
ne point parler des Anciens, avaient fait faire
aux sciences des progrès étonnants. Après
lui, on ne voit pas que les sciences aient eu
recours à la pratique rigoureuse de ces rè-
gles, que, d'ailleurs, tous les esprits bien
faits appliquent spontanément, et presque
sans réflexion. Descartes lui-même a dû au
génie que Dieu lui avait donné, et non à sa
méthode, ses découvertes en dioptrique, en
météorologie, en géométrie; et la preuve,
c'est qu'aucun de ses disciples, parmi les
plus dociles à suivre ses exemples et ses
leçons, n'a rien produit de ce qu'avait pro-
duit le maître. La méthode n'est donc pas
aussi féconde que, dans sa modestie, il le
supposait. Mais ce qui est vrai à jamais,
c'est que voilà mis à nu le foyer de « cette
PRÉFACE. cxxi
« lumière qui éclaire tout homme venant en
« ce monde ». T8us ne l'aperçoivent pas,
bien que tous portent en eux le flambeau ;
mais ceux qui tiennent à l'apercevoir doi-
vent suivre désormais les pas de Descartes,
pour affermir les leurs. C'est bien de son*
axiome que la philosophie peut dire, plus
justement que personne : « Hors de là, pas
de salut. » Tous les systèmes qui, depuis
le xvii^ siècle, s'en sont écartés, ont payé
cette erreur de leur chute, et le même
échec attend tous les systèmes qui s'en
écarteront, en se mettant en désaccord avec
lui. La psychologie doit être le nécessaire
commencement de toute philosophie qui
redoute les chimères, et qui ne veut pas
s'en contenter.
En ceci. Descartes est supérieur à Aristote
et à tous les grands esprits qui avaient cher-
ché, plus ou moins heureusement, le crité-
rium de la certitude. Quelques-uns l'avaient
trouvé déjà dans l'évidence; mais personne
avant Descartes n'avait montré le critérium
de l'évidence elle-même. Après cette pre-
mière supériorité que Descartes a sur
> 1.
cxxii PRÉFACE.
Aristote, on doit lui en reconnaître une
autre. Il a rattaché indi^olublement l'exis-
tence de Dieu à l'existence et à la pensée
de l'homme. Sans sortir de l'enceinte de
l'âme, il a pu établir cette preuve définitive,
que d'autres n'ont demandée qu'au spectacle
du monde extérieur. Le Cœli enarrant glo-
riam Dei est à l'usage des philosophes, aussi
bien que de la foule ; et la théorie du pre-
mier moteur, dans Aristote, n'est pas autre
chose que la traduction philosophique du
sentiment commun de l'humanité. Mais, la
preuve cartésienne nous est bien autrement
intime , puisque , grâce à elle , l'athéisme
devient la négation de notre propre exis-
tence, en même temps que la négation de
Dieu. De l'être fini que nous sommes, et
que nous sentons en nous, quand nous y
rentrons, ne serait-ce que quelques mo-
ments , la raison remonte à l'être infini ,
d'où nous venons , et de qui , par consé-
'quent, viennent aussi toutes choses. De
l'idée que nous en avons, nous concluons à
son existence nécessaire ; car il serait con-
tradictoire qu'il nous eût accordé la pensée
PRÉFACE. cxxiii
et la vie, et que, lui-même, il n'eût, ni la
vie, ni la pensée.
On a contesté la force de cette preuve ;
*
mais c'est bien à tort. Elle est d'une inébran-
lable solidité ; et si Descartes avait besoin
d'un appui, on pourrait invoquer celui
d'Aristote. Après avoir démontré que l'acte
éternel et immobile de la pensée est la vie
de Dieu, ou du premier moteur, Aristote
affirme que Dieu est le plus parfait des êtres,
et, par suite, le principe de toutes choses*.
Aussi, blâme-t-il vivement les Pythagoriciens
et Speusippe, qui ont refusé la perfection
au principe, et qui l'ont transportée aux êtres
que le principe produit, au lieu de la placer
dans le principe lui-même. Selon eux, les
animaux et les plantes, arrivés à tout leur dé-
veloppement, sont plus parfaits que les ger-
mes d'où ils sortent; et, par conséquent,
c'est l'effet, et non la cause, qui réalise la
perfection. Aristote leur répond que le
germe lui-même vient nécessairement d'un
être parfait et supérieur. Ainsi, dans la gé-
^ Métaphysique d* Aristote, liv. XII, ch. vu, § 8.
cxxiv PRÉFACE.
nération, c'est le germe d'abord qui vient de
l'homme, et non point l'homme qui d'abord
vient du germe. Avant de pouvoir se déve-
lopper, le germe doit être produit par un
être complet. Aristote en conclut que c'est
le principe qui est la perfection et l'infini,
tandis que l'effet n'est que le fini et l'impar-
fait. Au fond, cet argument revient à celui
de Descartes ; et, sauf la forme, il est le
même. Du fini que nous observons en nous,
et de notre évidente imperfection, nous con-
cluons légitimement que c'est d'un être in-
fini, parfait et antérieur, que nous venons.
Sur ce point comme sur tant d'autres, Aris-
tote et Descartes pensent de même; et l'es-
prit humain peut s'en rapporter à leur dou-
ble autorité.
On reproche encore à Descartes d'avoir
ouvert la porte à l'Idéalisme et au Scepti-
cisme, en n'admettant la réalité du monde
extérieur que sur la foi de la véracité divine.
Nous ne croyons au témoignage de nos sens
et de nos facultés, lui fait-on dire, que parce
que nous croyons aussi que Dieu, dans sa
perfection infinie, ne peut pas nous tromper;
PREFACE. cxxv
il est véridique, par cela seul qu'il est par-
fait. Cette critique n'est peut-être pas
très fondée. Descartes ne dit pas que, si
nous nous en rapportons à nos facultés, ce
soit exclusivement parce que Dieu, est véri-
dique à l'égard de Thomme ; il dit seulement
que, si Ton pouvait jamais douter du témoi-
gnage irrésistible de nos facultés , que le
genre humain accepte unanimement, il fau-
drait aller jusqu'à admettre que Dieu est
trompeur et se joue de ses créatures. Des-
cartes a donc cru, comme tout le monde, à
la réalité du dehors ; et, quoiqu'il ne l'ait
pas expressément indiquée dans son axiome,
on peut assurer qu'elle y est implicitement
comprise. La véracité divine est un argu-
ment qu'il oppose à un douté insensé ; et
c'est presque à contre-cœur qu'il consent à
y répondre. Aristote non plus n'a jamais
démontré la réalité des choses extérieures;
et, cependant, qui pourrait imaginer qu'il
en doutât? Les deux philosophes eussent
mieux fait peut être de consacrer à cette
question une théorie spéciale et appro-
fondie; mais, s'ils l'ont omise, c'est que l'un
cxxvi PRÉFACE.
et l'autre, sans doute, ils auront trouvé cette
théorie à peu près inutile K
Ainsi, la gloire de Descartes, c'est d'abord
d'avoir donné à l'esprit humain non pas une
méthode, mais la méthode proprement dite,
d'avoir affirmé que l'essence de notre être,
c'est de penser, d'avoir uni d'un lien néces-
saire l'existence de Dieu à la nôtre, d'avoir
démontré, tout ensemble, la providence et
la spiritualité de l'âme, notre libre arbitre
et notre personnalité, avec les conséquences
morales et intellectuelles que portent ces
principes sacrés.
Le malheur de Spinoza, c'est d'avoir nié
tout cela. Malgré les intentions les plus
pures, il a été le promoteur d'un athéisme
nouveau, qui, depuis deux siècles, a causé
bien des naufrages, et ne cesse de faire des
victimes. Spinoza, quoique Leibniz ait essayé
de le rattacher à Descartes, n'a rien de Des-
* Voltaire, agitant la question de savoir s'il y a en effet des
objets extérieurs, ajoute : « On n'aurait point songé à traiter
« cette question, si les philosophes n'avaient cherché à douter
« des choses les plus claires, comme ils se sont flattés de con-
« naître les plus douteuses. » Traité de Métaphysique, 1734,
p. 304, édition Beuchot, t. XXXVIÏ.
PREFACE. cxxvii
cartes. Il en serait bien plutôt Tenncrai, si
la douceur de son âme ne lui avait évité ces
violentes animadversions , qui passionnent
les doctrines aussi souvent que les individus.
Il n'a jamais approuvé les principes Carté-
siens, même lorsqu'il paraissait les ensei-
gner ; et il s'est toujours défendu d'y mon-
trer la moindre adhésion. Comme l'a si bien
prouvé M. Cousin \ le système de Spinoza
n'a rien emprunté à celui de Descartes, pas
même la fameuse définition de la substance.
Si l'on veut trouver des ancêtres au Spino-
zisme, il faut les chercher parmi les philo-
sophes arabes et juifs, Averroës, Maimonide,
Lévy Ben Gerson, et quelques autres. Tout
ce que Descartes a fourni à Spinoza, c'est
peut-être le fâcheux procédé d'appliquer
aux matières philosophiques les formes de
la géométrie , quoiqu'il convienne de les
laisser aux mathématiques. La rigueur appa-
rente de ces formules n'est qu'une difficulté
de plus, dans des sujets qui ne les compor-
* V. Cousin, Histoire de la philosopMey leçon viiio, pp. 426 et
suiv., Édilion de 1872.
cxxvMi PRÉFACE.
lent pas, et qui, par eux-mêmes, sont déjà
bien assez épineux.
La première cause de toutes les aberra-
tions de Spinoza, c'est d'avoir pris une dé-
finition pour point de départ ; c'est d'avoir
cru qu'il pouvait construire, sur cette base
étroite et fragile, tout un système de philo-
sophie, de morale, de métaphysique et de
théodicée. Une définition est nécessairement
arbitraire ; car, en supposant même qu'elle
soit exacte, elle peut toujours sembler in-
complète ; il est toujours permis d'y ajouter
on d'en retrancher quelque chose ; elle ne
porte jamais avec elle son évidence. On doit
se garder de confondre une définition avec
un axiome. Ce qui donne à l'axiome son au-
torité, c'est qu'il est évident par lui-même,
et qu'il n'a pas besoin d'être démontré.
C'est ainsi qu'Aristote a pu poser comme
un axiome irréfutable le principe de contra-
diction, et s'en servir pour vaincre le Scepti-
cisme ; c'est ainsi que Descartes a pu poser
son axiome souverain, qu'on peut, à juste
titre, appeler l'axiome des axiomes. Il n'y a
rien d'arbitraire, ni dans le principe de con-
y^*
PRÉFACE. cxxix
Iradiction, ni dans le « Je pense, donc je
« suis ». On ne peut les nier, Tun et l'autre,
qu'à la condition de se mettre soi-même
hors de loute raison, et, en quelque sorte,
hors la loi. Au contraire, la définition de
Spinoza est non-seulement contestable ; elle
est, de plus, absolument inapplicable aux
réalités. Descartes, qui un instant en avait
avancé une toute pareille, trente ou qua-
rante ans avant son prétendu disciple, s'était
hâté de la révoquer , parce qu'il s'était
aperçu tout aussitôt de sa méprise.
La substance est, si l'on veut, ce qui
existe en soi et par soi ; Aristote l'avait dit
le premier, et il l'avait répété à satiété.
Mais, c'est la substance considérée dans ses
rapports avec ses attributs ou ses accidents ;
ce n'est pas la substance considérée dans
ses rapports avec Dieu ; l'attribut n'existe
que dans la substance, tandis que la sub*
tance est, relativement à l'attribut, par elle-
même et en elle-même. Cette définition, qui
est parfaitement vraie dans le Péripatétisme,
où elle est spéciale et partielle, devient par-
faitement fausse dans Spinoza, qui la rend
T. I. î
cxxx PRÉFACE.
universelle, et qui l'applique à Dieu seul,
anéantissant toutie reste, malgré les récla-
mations les plus éclatantes de la raison et de
la conscience, et réduisant la substance in-
finie elle-même , telle qu'il la conçoit, à
n'être qu'une abstraction, vide d'intelli-
gence, de bonté, de providence, de liberté,
et soumise à une nécessité que le Paga-
nisme antique avait faite moins cruelle et
moins sombre. Dans la doctrine de Spinoza,
l'humanité périt tout entière ; la distinction
du bien et du mal est abolie ; et il a beau
intituler un de ses principaux ouvrages, la
Morale, Ethica, il aboutit à une négation
absolue de la morale, puisque la morale
repose avant tout sur le libre arbitre.; Si
l'homme n'est qu'un des modes infinis de
Dieu, si l'Idée n'est en l'homme qu'un mode
de la pensée divine, si notre corps n'est
qu'un mode de l'étendue divine, alors que
sommes-nous? Mis au rang de tous les êtres
qui nous entourent, ramenés au niveau de
la matière inorganicjue, n'est-ce pas notre
anéantissement dès cette vie? Alors, que
devient l'homme, tel que là science et la
PRÉFACE. cxxxj
philosophie l'observent, l'étudient et le con-
naissent , depuis que la philosophie et la
science, avec le^ religions, essayent d'éclai-
rer les voies obscures où nous marchons?
Spinoza est-il donc seul à avoir raison
contre le genre humain tout entier? Si Des-
cartes et Spinoza ne sont que des modes
divins, pourquoi cette différence entre leurs
systèmes? Comment la pensée de l'un n'est-
elle pas identiquement celle de l'autre?
On ne peut nier que, dans cette immola-
tion métaphysique de l'être humain, s'ab-
sorbant en Dieu avec l'univers, il n'y ait
une certaine grandeur, et une sorte de ma-
jesté désolée, qui tiennent au contact même
de l'infini.. L'homme ne peut s'occuper de
ces grandes choses sans en recevoir quelque
reflet. Mais, en ceci, Spinoza n'a pas de pri-
vilège; tous ceux qui, parmi nous, ont été
séduits à ses doctrines, ont quelque peu de
ces lueurs grandioses et décevantes. Dans
l'Antiquité, Lucrèce, interprétant Épicure,
avait de ces accents. En remontant encore
plus loin, l'Inde a connu, presque aussi bien
que Spinoza, cette abdication de la nature
cxxxii PRÉFACE.
humaine. Les épopées brahmaniques onl
chanté l'absorption de tous les êtres dans
l'être unique et infini ; la Bhagavad-Guîtâ ^
serait l'antécédent direct et l'ébauche du
Spinozisme, si Spinoza avait pu la lire, avec
les livres du Talmud et de la Cabale. Le mys-
ticisme sans frein des Mounis hindous, ou
des Arhats bouddhistes, a commis ces excès
fanatiques, auxquels la solitude pousse des
esprits vigoureux et méditatifs. La vie de
Spinoza est fort honorable ; il a été un mo-
dèle de résignation vertueuse et de cons-
tante spéculation ; mais s'il avait moins vécu
avec lui-même, et qu'il eût pratiqué davan-
tage les hommes et les choses, il est peu
probable qu'il eût enfanté un système où il
les défigure si étrangement les uns et les
autres. Le spectacle des affaires humaines,
vu de plus près, ne lui aurait pas permis de
nier aussi résolument la liberté de l'homme,
et de faire de nous, non pas même les instru-
ments, mais les simples manifestations de
Dieu. Renfermé sans cesse dans la prison de
* Voir notre traduction, dans le Journal des Savants, cahiers
de mars, avril, juillet et septembre 1868.
PRÉFACE. cxxxiii
sa propre pensée, il n'a vu qu'elle ; et il ne
s'est pas douté que, en philosophie aussi
bien qu'en morale et en politique, il compo-
sait un roman faux et triste, bien plutôt
qu'une véritable doctrine. Bâti par sa puis-
sante imagination, son système ne reposait
sur rien; mais il était fait pour séduire. des
esprits aussi peu pratiques que le sîen et
aussi aventureux. Il n'a eu que trop d'imita-
teurs, de même qu'il n'avait eu que trop de
devanciers, plus inconscients et moins per-
suasifs que lui.
On peut librement critiquer Leibniz sans
risquer de porter la moindre atteinte à sa
gloire. Il est tellement grand qu'on peut
beaucoup lui retrancher, surtout en philo-
sophie, sans le diminuer. Il s'est occupé de
Métaphysique, comme il s'occupait de tout,
par une curiosité d'esprit insatiable ; mais il
n'a pas fait de la philosophie l'objet princi-
pal de sa vie, comme Descartes ou Spinoza,
comme Aristote ou Platon. Il a été fort mêlé
aux affaires de son temps ; mais il semble
qu'il s'y est dispersé ; il a peut-être quelque-
fois perdu en régularité ce qu'il gagnait en
cxxxiv PRÉFACE.
étendue. Il a eu beaucoup moins d^nfluence
que Spinoza, qu'il combattait, non sans mo-
tif, et surtout moins que le Cartésianisme,
qu'il a poursuivi, avec une malveillance et
une injustice peu dignes d'un philosophe.
C'est que Leibniz n'a point eu de méthode,
et qu'il a méconnu la vérité de celle de Des-
cartes. Aussi, n'a-t-il pas réformé la Philoso-
phie première, ainsi qu'il s'en flattait; il n'a
pas même donné une définition acceptable
de la substance. Sa théorie des Monades,
ainsi que l'Harmonie préétablie, sont relé-
guées dès longtemps parmi les rêves philo-
sophiques. Son monument principal, c'est
encore sa réfutation de Locke. Mais une
polémique n'est point un système. Le même
défaut se retrouve dans sa théodicée, où il
est bien difficile, en dehors de l'Optimisme,
de saisir ses opinions personnelles, parce
qu'il est trop occupé à combattre les opi-
nions d'autrui. Il ne réussit pas plus à éta-
blir la conformité de la raison et de la foi,
qu'il n'avait réussi à concilier les protestants
et les catholiques. En un mot, quel que soit
son génie, il est en philosophie à une dis-
PRÉFACE. cxxxv
tance considérable de Descartes, qu'il n'a
pas toujours bien compris, et qu'il a peut-
être calomnié.
Leibiiiz n'avait fait qu'annoncer la réforme
de la Philosophie première, sans l'accom-
plir. Kant reprend cette périlleuse entre-
prise. En se guidant sur Copernic, il sç flatte
de changer du tout au tout le point de
vue, et de découvrir enfin la vérité, qui
avait jusqu'à lui échappé à tout le mondev
L'astronome réformateur avait fondé une
science nouvelle et exacte, en faisant tourner
la terre autour du soleil, et en infligeant, au
témoignage des sens et à l'opinion vulgaire,
le démenti de la raison. Le philqsophe crut
pouvoir faire une révolution semblable pour
la Métaphysique, en répudiant toute inter-
vention de la sensibilité, et en se renfermant
rigoureusement dans ce qu'il appelle la
Raison pure. Selon lui, « la Métaphysique
« consiste exclusivement dans la connais-
« sance rationnelle spéculative , et elle
« s'élève au-dessus de l'expérience par les
« concepts seuls. Mais, ajoute-t-il, elle n'a
« pas été assez heureuse jusqu'ici pour con-
cxxxvi PRÉFACE.
« quérir le caractère d'une science, quoi-
« qu'elle soit la plus ancienne de toutes, et
« qu'elle dût leur survivre, quand même
« toutes les autres viendraient à être en-
a glouties dans le gouffre de la barbarie^ »
Le novateur vise donc à faire de la Méta-
physique une science aussi régulière qu'au-
cune autre. Mais, tout révolutionnaire qu'il
se croit, il soupçonne néanmoins qu'il peut
bien avoir eu des prédécesseurs: et, parmi
eux, il cite Platon « qui, dédaignant, dit-il,
« le monde sensible, où la raison est tenue
« dans des bornes si étroites, se hasarde,
« au-delà du monde, sur les ailes des Idées,
« dans l'espace vide de l'entendement pur. »
Cette appréciation bizarre ne donne qu'une
notion très-insuffisante de la Dialectique
platonicienne, qui, loin de dédaigner le
monde sensible, y prend au contraire son
point d'appui. Même avant Platon, Socrate
déclarait déjà que, après bien des excur-
sions dans le monde sensible, il avait trouvé
qu'il ne devait avoir recours qu'à la raison
^ Voir la Critique de la Raison pure, traduction de M. Tissot,
p. 43.
PRÉFACE. cxxxvii
et regarder en elle la vérité des choses.
Après Platon, Aristote avait eu ses Uni ver-
saux, qui se trouvent certainement dans le
domaine de l'entendement pur, tout aussi
bien que les Idées, avec lesquelles on peut
les confondre. Les Alexandrins s'étaient
adressés aussi à la pure raison ; et leur mys-
ticisme avait également l'orgueil de s'élever
au-dessus du monde sensible. Bien plus,
sans remonter aussi haut dans l'histoire,
Kant avait tout à côté de lui Descartes, dont
la méthode rationnelle n'emprunte non plus
quoi que ce soit au monde extérieur, et qui,
se bornant au monde de la pensée et de la
conscience, ne consulte exclusivement que
la pure raison.
La tentative de Kant n'est donc pas aussi
neuve qu'il se le figure ; mais il eût importé
peu qu'elle ne fût pas originale, si elle avait
été heureuse. Loin de là, elle a radicalement
échoué. Après avoir fait quelque temps- beau-
coup de bruit, et avoir joui d'une vogue
éphémère, elle est, après moins d'un siècle,
désormais oubliée ; et l'histoire de la philo-
sophie ne peut pas, dans sa justice, faire
cxxxviii PRÉFACE.
appel d'un jugement si mérité. Kant se pro-
mettait de réhabiliter la Métaphysique, et de
la relever du décri où elle était tombée,
par suite de ces discussions vaines, de « ces
« combats simulés » entre des philosophes
qui ne sont que des rhéteurs, et à cause de
« ces tâtonnements, qui sont d'autant plus
« déplorables qu'ils ' se passent entre de
« simples concepts. » Le Criticisme de Kant
n'a fait que compromettre encore davantage
la Métaphysique, auprès de tous les esprits
sérieux et pratiques; et, si jamais elle pou-
vait périr, c'est de la main de tels défen-
seurs qu'elle périrait. Devant cet appareil
formidable de déductions logiques, devant
ce néologisme aussi inventif qu'inutile, de-
vant cette prodigalité de formules sans fin,
qui n'ont rien d'indispeiisable, on peut se
demander s'il ne vaudrait pas mieux retour-
ner aux carrières de la Scholastique et du
Moyen-Age, qui ont, du moins, l'avantage
d'être dès longtemps connues. Kant voit si
peu le dédale où il s'engage, qu'il reproche
aux écoles « leurs toiles d'araignées », et
qu'il est persuadé qu'il fait « un traité de la
PRÉFACE. cxxxix
« méthode , si ce n'est précisément le sys-
« tème de la science elle-même ». Il était
difficile de se tromper plus complètement,
on pourrait presque dire, plus lourdement.
A l'écouter, la Critique doit restreindre
l'usage de notre raison au lieu de l'étendre.
C'est très-bien; mais voyez comme Kaht
restreint les audaces de cette raison, effrénée,
qu'il veut soumettre au joug ! Il l'autorise à
révoquer en doute ces simples choses et ces
banales croyances : L'âme, la liberté. Dieu;
et il ne lui permet d'ajouter foi qu'au devoir,
qui cependant *ne repose plus que sur un
absolu néant , du moment que l'on ne
peut croire ni à Dieu, qui a fait la loi
morale, ni à la pensée, qui la comprend, ni
au libre arbitre , qui l'accomplit héroï-
quement, à travers tous les sacrifices. Si
c'est là restreindre la raison, qu'est-ce donc
que lui lâcher la bride? On a dit que Kant
avait commisiune généreuse inconséquence^;
mais il vaut mieux n'être pas inconséquent,
quand on peut, avec si peu de peine, éviter
* Voir M. Victor Cousin, Histoire de la philosophie^ leçon x®,
pp. 557 et saiv., Édition de 4872.
cxL PRÉFACE.
de l'être; et Descartes, tant négligé par Kant
et ses successeurs, n'est-il pas mille fois plus
sage? Kant ajoute que « les objets considé-
<' rés comme phénomènes se règlent sur
i( notre mode de représentation » ; et, selon
lui, l'espace, le temps, ainsi que Dieu, le
libre arbitre et l'âme, ne sont que des for-
mes de notre raison subjective, et, en de-
hors d'elle, ne répondent à aucune réalité
substantielle. Mais Kant ne pense donc pas à
Protagore, qui, vingt siècles auparavant, au
grand scandale de Socrate et de la Grèce,
déclarait que « L'homme est la mesure de
tout! » L'homme de Kant ressuscite et ag-
grave l'homme de Protagore ; et le philoso-
phe du xv!!!** sièle, entraîné par son système,
se joint aux sophistes anciens, qu'il ou-
blie, et aux sophistes de son temps, qu'il
avait la résolution de réfuter. Sans le vou-
loir, il n'a fait que leur préparer des armes,
qui ne sont pas plus fortes que les leurs,
mais qui semblent plus nouvelles.
En même temps qu'on s'étonne de voir
Kant rendre tout son arsenal à ses ennemis,
on ne peut qu'être touché de sa franchise,
PRÉFACE. cxLi
qui va jusqu'à la plus étonnante naïveté. Il
demande, pour la Critique de la Raison
pure, la faveur des gouvernements, parce que
(( la Critique est le seul moyen de couper les
« racines mêmes du matérialisme, du fata-
« lisme, de l'athéisme, de l'incrédulité, du
« fanatisme, et de la superstition, enfin,
(( aussi celles de l'idéalisme et du scepti-
« cisme » . Pas un gouvernement n'a répondu
à une invitation peu opportune et peu phi-
losophique. La Convention seule a honoré
Kant du titre de citoyen français. Mais il
n'est pas probable que l'assemblée révolu-
tionnaire entendît assurer sa protection aux
théories de la Critique, qui devaient lui être
assez peu familières, puisque, vingt ou trente
ans plus tard, elles étaient à peine connues
de quelques penseurs en France.
Quant à couper les racines de l'idéalisme,
le philosophe a pu voir personnellement ce
qu'il en était par l'Idéalisme transcen-
dental de Fichte, conséquence directe de la
Critique de la Raison pure. Jamais l'idéa-
lisme n'avait été poussé à cet excès, pas
même par Berkeley. Mais si Fichte avait
cxLii PRÉFACE.
outré les théories de son maître, dans la
pratique il restait fidèle à ses nobles leçons,
en sachant mourir pour sa patrie ; et les
vertus du citoyen semblaient grandir de
toutes les erreurs de l'Ecole . Pour l'athéisme,
l'incrédulité et le scepticisme, Kant s'est
ericore plus abusé ; c'est depuis l'apparition
de la Critique que ces fléaux se sont déchaî-
nés sur le monde germanique, avec le pan-
théisme, inconséquent dans Schelling, et
d'une hardiesse sans bornes dans Hegel,
intelligence d'une étendue et d'une puis-
sance extraordinaires, mais qui, en croyant
renouveler Aristote, n'a guère fait que renou-
veler les obscurités du vieil Heraclite et celles
de Spinoza. L'Idée, dans l'esprit de l'homme,
a pris la place de Dieu dans la natiire et
dans l'univers ; dominatrice et souveraine,
l'Idée règle les mondes, et elle est bien près
de les créer. L'homme, devenu l'être infini,
se décerne l'apothéose. Il n'y a plus qu'un
chef dans l'ensemble des choses ; ce chef,
c'est lui, comprenant tout, et disposant de
tout. Mais ce n'est pas là précisément cette
unité de commandement que demandait
A •»■
PRÉFACE. cxLiu
Aristote, à la fin de sa Métaphysique. Ce
n'est pas là non plus ce que demande le sens
commun ; et ces démences d'une spécula-
tion sacrilège, autant qu'immodeste, ont
amené un chaos de systèmes qui ne devait
finir que par un scepticisme général, et par
le mépris de toute philosophie. Kant n'est
pas responsable de tout ce mal ; mais c'est
lui qui l'a provoqué, quoiqu'en voulant le
prévenir. En supposant qu'il sentît les ap-
proches de cet effroyable orage, il n'aura
fait que les efforts les plus stériles pour le
conjurer, et il en aura, précipité l'explosion.
La conclusion qui ressort de cette rapide
revue de l'histoire- de la philosophie, c'est
qu'Aristote doit être rangé parmi les plus
grands métaphysiciens de tous les siècles ;
sa doctrine est, avec celle de Descartes,
une des plus solides et des plus claires qui
se soient jamais produites.
Mais, sans négliger l'histoire et ses ensei-
gnements, élevons-nous au-dessus d'elle ; et
recherchons, à cette heure, non plus ce que
la Métaphysique a pu être dans le passé,
et chez tous les peuples un peu éclairés, mais
cxLiv PRÉFACE.
bîen ce gue la Métaphysique est en elle-même ^
quels sont ses droits, quelle est sa place
parmi les sciences, quelles sont les questions
qui lui appartiennent. Sachons si Tétude de
ces questions est un besoin essentiel et per-
manent de l'esprit humain, ou si, comme on
Ta répété trop souvent, depuis Aristophane,
ce n'est qu'un nuage, poursuivi par des pen-
seurs moins raisonnables qu'obstinés.
Aujourd'hui, par ce temps de libre exa-
men, d'indépendance et de sécurité, il serait
assez inutile de réclamer pour la philosophie
des droits que personne ne peut tenter de
restreindre, ou qui, du moins, sont si peu
menacés que les défendre, c'est paraître en
douter gratuitement. Cependant, la persé-
cution n'est pas tellement ancienne qu'il
faille en perdre tout souvenir ; et quoique,
selon toute apparence, elle ne doive jamais
renaître, il est bon de redire, encore une
fois, ce qu'est la philosophie, en présence
de la théologie, qui la supprime quand
elle le peut, et autant qu'elle le peut, et
aussi en présence de la science, qui, pour
d'autres motifs et sous d'autres formes,
PREFACE. cxLv
n'est pas beaucoup plus indulgente. L'une
traite la philosophie de téméraire et
de dangereuse. L'autre la déclare parfai-
tement vaine. Des deux parts, science et
théologie, la philosophie est proscrite.
Entre ces deux ordres d'adversaires, elle
poursuit sa route, comme elle l'a fait
jadis, malgré tant d'écueils et parfois de
dangers, depuis les temps de Pythagore,
qui le premier a eu l'honneur de l'appeler
de son nom.
lamblique, dans la Vie du sage de Samos,
lui attribue une opinion qui est si vraisem-
blable qu'on peut penser qu'elle est vraie ;
une tradition intelligente et pieuse l'a con-
servée à notre usage et à notre admiration.
« Les sociétés que les hommes forment sur
« cette terre, disait Pythagore, ressemblent
« assez bien à la foule qui se presse aux
« fêtes solennelles de la Grèce. Les gens qui
« se rendent à ces réunions et à ces jeux,
« sont de toutes les classes, et chacun s'y
« rend avec des vues différentes. L'un,
« poussé par le désir du gain, y porte des
« marchandises, qu'il compte vendre à grand
T. I. J
cxLvi PHÉFACE.
« profit ; un autre y est attiré par l'amour de
« la gloire, et il ne veut que montrer sa vi-
« gueur corporelle. Enfin^ il y a une troi-
« sième espèce de gens, qui sont les plus
« libres et les plus désintéressés. Ceux-là
« n'ont d'autre but que de visiter le lieu de
(( la fête, d'y regarder à leur aise les beaux
« ouvrages qu'y étalent les artistes, et d'y
« entendre les curieux discours qu'on peut
« toujours recueillir dans ces nombreuses
« assemblées. C'est de la même façon que
« les hommes, dans leurs relations sociales,
« sont adonnés aux soins les plus divers. Les
« uns ont la passion de l'argent et du plai-
« sir, qui les entraîne ; les autres n'ont soif
« que du pouvoir, et veulent commander à
« l'univers, pleins d'orgueil et avides de re-
« nommée. Mais ce que l'homme peut faire
« de mieux en ce monde, c'est de contem-
« pler les objets magnifiques qii'il a sous
« les yeux ; et, quand on prend ainsi la vie,
« on s'appelle philosophe. Rien n'est plus
« beau que le spectacle du ciel rempli des
« astres qui s'y meuvent, pourvu qu'en ad-
« mirant l'ordre qui les régit, on remonte à
PRÉFACE. cxLvii
« leur premier principe, que la raison seule
« peut concevoir ^ »
Nous n'avons pas à comprendre la philo-
sophie autrement que ne la comprenait Py-
thagore. Pour nous, elle est ce qu'elle était
pour lui, ce qu'elle sera pour nos succes-
seurs, à savoir : la spéculation en grand, la
spéculation désintéressée et systématique,
circonspecte et indépendante, n'acceptant
d'autres guides que la raison et la vérité.
Ce qui distingue la philosophie de toutes les
sciences particulières, c'est qu'elle essaye
d'embrasser l'ensemble des choses. Tandis
que les sciences de détail ont chacune leur
sujet spécial et déterminé, comme Aristote
l'a si bien vu, la philosophie a pour objet
propre la totalité des êtres. C'est là tout à la
fois sa force et sa faiblesse. La science peut
paraître plus facile et plus exacte, quand
elle est plus circonscrite ; mais, à y regarder
de près, ce n'est là qu'une illusion. L'infini
se rencontre dans la petitesse, aussi bien
que dans la grandeur ; et une science spé-
* Iamblique, Vie de PythagorCy XII, § 58, p. 28, édition Fir-
min-Didot.
cxLviii PKÉKACE.
ciale, avec ses analyses minutieuses, n'épuise
pas plus rinfini que ne l'épuisé la science
générale, dans sa sphère sans limites. Certai-
nement, ce que nous apprennent les sciences
analytiques est très curieux, et souvent très
utile. La philosophie le conteste moins que
personne, puisqu'elle doit faire usage, dans
une certaine mesure, de toutes les décou-
vertes scientifiques. Mais, s'il est intéressant
de connaître l'organisation rudimentaire de
la matière inerte, l'organisation plus com-
pliquée du végétal, l'organisation supé-
rieure du règne animai, dans toutes ses va-
riétés et à tous ses échelons ; s'il est intéres-
sant de reconstituer les annales du globe
que nous habitons , de pénétrer dans les
profondeurs infinies des cieux,pour y mar-
quer, pas à pas, la marche régulière des
mondes innombrables ; s'il est intéressant
d'observer l'action des corps les uns sur les
autres depuis l'attraction moléculaire jus-
qu'à l'attraction universelle, n'est-il pas
d'un intérêt mille fois plus grand encore de
rechercher, ainsi que nous le pouvons, l'ori-
gine de toutes ces merveilles, la cause pre-
PRÉFACE. r.XLix
mîère de tous ces phénomènes admirables ;
et à côté d'eux, au-dessus d'eux, d'étudier
l'homme dans sa nature intellectuelle et mo-
rale et dans sa destinée, l'homme, c'est-à-
dire l'être que nous sommes, accessible à
notre observation mieux que tout ce qui
nous entoure et n'est pas nous? Bien plus,
<î'est l'esprit de l'homme qui fait la science, à
tous les degrés. En réunissant les Matériaux
que la réalité lui fournit, il y ajoute beau-
coup du sien; et, quelquefois même, il y
met à peu près tout, comme dans les Mathé-
matiques. Les sciences spéciales n'ont point
à s'occuper de cette part immuable que
l'homme apporte dans chacune d'elles, en les
cultivant. Mais, il faut qu'il y ait une science
qui s'en occupe ; et c'est la philosophie, ou
la science générale, qui se charge de ce soin,
au grand avantage de toutes les autres
sciences, moins vasies qu'elle.
Ainsi,robjet de la philosophie étant l'uni-
versalité des choses, cet objet peut se dé-
composer en trois autres : l'homme d'abord,
le monde ensuite, et la méthode que l'intel-
ligence humaine doit employer à sa propre
CL PRÉFACE.
étude et à l'étude de Textérieur. Voilà com-
ment la philosophie a pu être prise à juste
titre pour la science des principes et des
causes, pour la science des choses divines et
humaines; voilà comment Aristote la nommé
déjà la plus divine des sciences, la science
de l'Être, c'est-à-dire, la science de ce qui
est réellement, et comment il doit la réser-
ver, dans sa perfection, à Dieu seul. Ne
soyons pas plus timides que le philosophe
antique; et croyons avec lui que, sur ces
questions qui renferment tout, il nous est
possible d'arriver, pour notre part, à la
vérité. Dans l'Antiquité grecque et romaine,
et presque jusqu'à nous, l'habitude avait
prévalu de diviser la philosophie en Logique,
Morale et Physique. Quelques écoles, comme
celle d'Epicure, y ajoutaient la Canonique,
qui correspond à la Méthode. Kant parta-
geait encore sa métaphysique en ontologie,
cosmologie, psychologie, et théologie ration-
nelle. Ces divisions importent assez peu.
Nous nous en tenons à celle qui vient d'être
indiquée, et qui assigne pour domaine à la
Philosophie première les trois questions de
PRÉFACE. CLi
la méthode, de la pensée, et de Dieu, mani-
festé à rhomme par les phénomènes de la
nature et par notre raison.
Devant la généralité et l'importance de
ces problèmes, tous les autres s'effacent ou
pâlissent. C'est en vue de cet intérêt supé-
rieur qu'à certaines époques, chez certains
peuples, la religion a été chargée d'en gar-
der le monopole et le dépôt inviolable. C'est
surtout dans le Christianisme du Moyen-Age
qu'a sévi l'intolérance, qu'aucune autre reli-
gion n'a portée aussi loin. La philosophie,
qui a eu tant à en souffrir, peut aisément
aujourd'hui être équitable, et reconnaître
que cette intolérance, impossible désormais,
venait, dans le passé, de deux causes à peu
près irrésistibles. Lorsque l'on croit sincè-
rement, comme l'ont fait de longs siècles,
que Dieu a parlé, et que sa parole est renfer-
mée dans un livre, on ne saurait permettre
aucune contradiction. Auprès de la parole
divine, quel poids peut avoir une parole
humaine, quelque sage qu'elle puisse être?
Si le salut de la société semble attaché au
maintien de la foi, à quels excès ne se laisse-
CLii PRÉFACE.
t-on pas emporter, quand les mœurs sont
encore grossières et farouches? L'ardeur
même des convictions redouble la cruauté
des supplices, et Ton en arrive à punir par
le fer et le feu des opinions qui méritaient à
peine d'ôtre discutées dans les écoles, d'où
elles ne sortaient pas. A cette cause, s'en
ajoutait une autre presque aussi puissante.
La religion, qui n'occupait dans les sociétés
antiques qu'une place subordonnée, avait
usurpé la première dans les sociétés issues
des débris de l'Empire romain. L'Europe a
été sur le point de devenir une théocratie;
rÉglise a été, pendant quelque temps, la sou-
veraine dispensatrice des couronnes et l'ins-
titutrice des sciences. Aussi, a-t-elle subi l'in-
fluence fatale que le pouvoir, quand il est
absolu, a toujours sur la fragilité humaine,
de quelque caractère auguste qu'elle soit
revêtue. La Tiare n'exempte pas de ces
ivresses et de ces défaillances. Si les Césars,
tant accusés, livraient les martyrs aux bêtes
du Cirque, l'Eglise livrait aux flammes les
hérétiques et les libres penseurs. Les vin-
dictes de l'orthodoxie avaient peut-être
PRÉFACE. cLiii
même quelque chose de plus blâmable ,
puisque c'était au nom de Dieu qu*on les
exerçait. Causée par les enivrements de la
puissance et de la foi, cette ardeur de persé-
cution témoigne, du moins, dans quelle
estime jalouse les sociétés chrétiennes ont
tenu les problèmes que la Philosophie pre-
mière étudie, comme la religion. Elles vou-
laient, à tout prix, les interdire aux profa-
nes; et elles en prohibaient la discussion par
des sévices atroces, dont le siècle qui a pré-
cédé le nôtre avait encore à frémir.
Parles progrès de la raison et par l'adou-
cissement des mœurs, la lutte a pris actuel-
lement une autre forme. On ne peut plus
frapper la personne des philosophes; mais
c'est l'esprit humain qu'on frappe d'incom-
pétence. On consent à ce que l'homme, à
l'aide des facultés qu'il a reçues de Dieu,
puisse comprendre ce qu'on nomme les véri-
tés naturelles; mais on lui refuse de s'élever
jusqu'aux vérités dites surnaturelles. Cette
distinction, que n'a pas connue l'Antiquité,
n'a par elle-même aucune valeur; en tout
cas, elle ne pourrait en avoir que pour les
CLiv PRÉFACE.
croyants. Elle n'a pas de sens aux yeux de la
philosophie, qui implique, avant tout, la li-
berté illimitée de l'esprit. A cette injonction
hautaine, qui exigeait une abdication, la phi-
losophie a répondu comme ce philosophe
ancien, qui, pour démontrer le mouvement,
se mettait à marcher devant ses contradic-
teurs. Elle n'admet qu'une seule vérité, celle
que Dieu place à la portée de l'homme, en
lui accordant l'intelligence; elle n'accepte
de limites que celles qu'il nous a imposées
par notre propre nature. Dans ses libres
investigations, elle ne tient aucun compte
des obstacles que les hommes veulent par-
fois lui susciter. Elle ne craint que l'erreur;
mais elle ne craint, ni la lutte, ni même le
martyre. Cette énergique conviction de son
droit lui a réussi; et après quatre mille ans,
elle en est, dans ses rapports avec la théolo-
gie, revenue au point où, en Grèce et à Rome,
elle en avait toujours été.
C'est aussi une sorte d'incompétence et
d'anathème que la science décrète contre la
Métaphysique. Se rapprochant ainsi de la
théologie plus qu'elle ne le pense, et, proba-
PRÉFACE. CLV
blement, beaucoup plus qu'elle ne le vou-
drait, elle déclare que Thomme ne peut rien
savoir de positif sur Dieu, sur l'âme et sur
ses destinées, sur les principes et sur les
causes. Elle incline à douter du libre arbitre,
quand elle ne le nie pas résolument ; et elle
conseille à l'esprit humain, trop orgueilleux,
de laisser là des questions stériles, pour se
borner à des questions bien autrement utiles
et pratiques. Tout au plus, concéderait-elle
que la Métaphysique peut s'occ»per de la
question de la méthode. Mais, comme cha-
que science spéciale prétend avoir des mé-
thodes à elle, on se soucie médiocrement de
la méthode générale, qui s'applique au fon-
dement de la certitude On s'en fie instincti-
vement au témoignage des sens ; et même
aussi, sans le remarquer, on s'en fie au
témoignage de la raison, qui intervient tou-
jours, pour une part considérable, bien que
cachée, dans tout ce que font les sciences.
En s'en tenant à la surface des choses, on a
pour soi l'unanimité du genre humain, qui,
sauf des exceptions fort rares, n'aime pas
davantage à descendre dans ces profondeurs.
cLvi PRÉFACE.
OÙ reposent les assises de tout l'édifice scien-
tifique et moral.
Mais, si, dans des questions de méthode et
de logique, la science est d'accord avec la
foule pour rester indifférente, il faut bien
que la science le sache et se le dise : elle est,
au contraire, en un désaccord radical avec
l'humanité entière, quand elle veut étendre
cette indifférence jusqu'à l'âme et jusqu'à
Dieu. Les religions, les plus infimes comme
les plus sublimes et les plus vraies, sont la
philosophie des peuples ; et l'on peut voir,
dans tout le cours de l'histoire, avec quelle
invincible ténacité les peuples s'attachent et
se dévouent à leurs croyances. Ils sont tou-
jours prêts à verser leur sang pour les défen-
dre et les conserver. Ils n'ont pas de trésor
plus cher, ni de richesses plus précieuses.
Ils les gardent éternellement, au milieu de
toutes les défaites et de toutes les ruines ; ils
les emportent avec eux dans l'exil, sur la
terre étrangère; et ils les y entretiennent à
jamais, loin de la patrie, qu'ils ne doivent
plus revoir. Les guerres qu'ils engagent con-
tre des croyances hostiles, sont les plus
PKÉFACE. cLvii
implacables elles plus longues de toutes les
guerres. La Grèce, quoiqu'elle n'eût pas de
livres saints, a connu la Guerre Sacrée.
Dans les annales de l'Europe moderne, il
n'est pas un seul siècle qui se soit écoulé sans
conflits religieux. La Réforme a nécessité
une guerre de Trente ans, dont notre Occi-
dent n'a pas perdu la mémoire. La Chré-
tienté a lutté, depuis six ou sept siècles, con-
tre le Mahométisme ; et les passions ne se
sont refroidies, ni de part, ni d'autre. Par
lassitude, on conclut des trêves; mais on n'a
jamais vu, entre les deux cultes, la concorde
et la paix; dans tous les deux, cependant,
les principes essentiels sont identiques.
Ce sont là des faits et des considérations
que la science doit se remettre sans cesse
sous les yeux, quand elle croit devoir détour-
ner le genre humain de la Métaphysique etde
la Religion. Jusqu'ici, le genre humain n'a
guère prêté l'oreille à cette invitation; et,
pas plus que la philosophie, il ne prend au
sérieux ces charitables avis. La science
n'hésite pas, de son côté, à condamner cet
entêtement de l'ignorance, et elle en appelle
CLViii PRÉFACE.
à une humanité plus éclairée. Mais, la philo-
sophie, qui n'est pas sans lumières, persiste
à imiter Socrate et Platon, Aristote et Des-
cartes, et à se conformer aux ordres de la
raison, qui en sait plus encore que la science,
dont seule elle connaît les principes.
La philosophie ne se démet en faveur de
personne; elle peut dire à la Théologie et à
la Science, ce que Socrate disait à ses juges:
« Athéniens, je vous honore et je vous aime;
« mais j'obéirai plutôt au Dieu qu'à vous;
« et tant que je respirerai, et que j'aurai un
« peu de force, je ne cesserai de m'appli-
« quer à la philosophie, et de vous offrir
« mes avertissements et mes conseils... Je
« ne ferai jamais autre chose, quand je
« devrais mourir mille fois ^ »
Les questions qui se posent pour la reli-
gion et la philosophie étant les mêmes néces-
sairement, et les solutions étant généra-
lement pareilles , en quoi peuvent donc
consister les différences, qui vont parfois jus-
qu'aux plus regrettables hostilités? En quoi
* Platon, Apologie de Socrate, traduction de M. Victor Cou-
sin, p. 93.
PRÉFACE. cLix
la Philosophie première et la Religion sont-
elles séparées? En quoi sont-elles unies?
Leur divorce, qui remonte au passé le plus
lointain, peut-il un jour cesser? L'accord de
la raison et de la foi, tenté par de sincères et
puissants esprits, doit-il se réaliser un jour?
Une première différence, qui est la plus
frappante et qui entraîne toutes les autres,
c'est que la Religion doit être considérée
comme l'œuvre collective de peuples entiers,
tandis que les systèmes philosophiques ne
sont jamais que des œuvres individuelles.
Quelque obscure que soit l'origine du livre
saint, il devient, une fois adopté, la règle de
la nation ou de la race ; il semble même que
l'énergie de la croyance soit d'autant plus
vive que les ténèbres sont plus épaisses.
Tantôt, ce sont des révélations que Dieu
dicte à des prophètes chargés par lui de les
transmettre à la multitude, comme la Bible,
le Zend-Avesta, ou le Coran; tantôt, ce sont
des hymnes de poètes inspirés, comme le
Véda des Rishis hindous ; tantôt, ce sont les
enseignements d'un sage recueillis par ses
disciples directs, comme les Soûtras boud-
cLX PRÉFACE.
dhiques, ou ses maximes écrites par lui-
même, comme le Ghou-king de Gontucius ;
tantôt, ce sont de simples légendes populai-
res et poétiques, comme dans le Paganisme
grec et romain ; tantôt enfin, ce sont les
récits d'écrivains ou de témoins qui semblent
suffisamment autorisés, comme nos quatre
Evangiles, ou même l'Apocalypse.
Les bigarrures et les invraisemblances
séduisent la foule, loin de la rebuter; et plus
tard, la libre pensée a tort de les soumettre
à des critiques trop faciles et trop amères.
En ceci, les critiques sont inutiles autant, au
moins, qu'elles sont justifiées. Les peuples
ne peuvent pas changer leur foi religieuse,
quelque peu raisonnable qu'elle soit à cer-
tains égards, sur les démonstrations de l'éru-
dition et de la philologie. Le livre saint est
ce qu'il est; et, le peuple qui l'adore étant
donné, ce livre est en somme trop bienfai-
sant, malgré ses lacunes ou ses insanités,
pour que ses sectateurs l'abandonnent.
C'est toute leur vie morale ; et ils renoncent
à celle-là, moins facilement encore qu'ils ne
renonceraient à Tautre. On dit : La religion
PRÉFACE. cLxi
de Moïse, la religion de Zoroastre,là religion
de Gonfucius ou de Mahomet; mais, au fond,
ce n'est que la religion du peuple hébreu, la
religion du peuple perse, la religion du peu-
ple chinois, la religion des peuples musul-
mans. Si les peuples n'avaient pas apporté
leur sanction et leur foi à tous ces livres,
quels qu'en fussent les auteurs, ces livres
seraient restés des systèmes de philosophie.
Le caractère sacré et collectif leur eût fait
défaut, parce qu'il n'y a que les peuples qui
puissent le conférer.
Loin de là, l'origine des systèmes philoso-
phiques, qui sont toujours individuels, ne
présente pas la moindre obscurité. On sait à
qui les attribuer ; on sait où ils sont nés, à
quelle époque, dans quelles circonstances ;
on sait combien de temps ils ont duré, quel-
les transformations ils ont subies, avant de
disparaître, et ce qu'ils ont légué à l'héritage
commun. Tout au plus, se forme-t-il, autour
de quelques personnages éminents, ce qu'on
appelle des écoles, c'est-à-dire, la réunion
d'un petit nombre d'esprils moins forts,
mais tout aussi indépendants, qui se rangent
T. I. k
CLxii PRÉFACE.
à la doctrine d'un maître, parce qu'ils ne
sont pas capables d'enfanter eux-mêmes une
doctrine. Il est arrivé que les écoles se sont
prolongées pendant plusieurs siècles, quand
leurs chefs deviennent des professeurs, qui
se succèdent, comme on Ta vu dans la Grèce,
Mais les disciples discutent les leçons qu'ils
reçoivent; l'adhésion facultative que l'on
donne à l'enseignement, n'ôte absolument
rien à la plus entière liberté. Si l'on se
sépare, on n'est point hérétique ; c'est une
opinion qu'on change pour en choisir une
meilleure ; ce n'est point une abjuration, ni
même un schisme. Les choses se sont tou-
jours passées ainsi depuis que la philoso-
phie existe ; et parmi nous. Descartes, qui a
fait école, n'a point hésité à le déclarer, à
peu près, comme Socrate pouvait le faire
dans Athènes : « Mon dessein n'est pas
« d'enseigner la méthode que chacun doit
« suivre pour bien conduire sa raison, mais
« seulement de faire voir en quelle sorte j'ai
« tâché de conduire la mienne ^ »
* Discours de la Méthode, édition de M. Victor Cousin, p. 124,
Œuvres de Descartes.
PRÉFACE. CLxiii
Mais qu'est-ce que des écoles en compa-
raison de peuples ! Elles ne comptent pas,
pour ainsi dire, dans l'histoire de l'huma-
nité ; et c'est une délicate affaire d'érudition
que de constater leurs noms et les phases de
leur existence. Que peuvent en savoir les na-
tionsy lorsque tant de savants les ignorent
et ne s'en inquiètent pas ? Une doctrine phi-
losophique n'a de valeur réelle que pour
celui qui se l'est faite, et pour ceux qui veu-
lent bien la lui emprunter. Ils sont toujours
en une minorité imperceptible, parce que la
gloire de la philosophie est ailleurs que dans
la multitude de ses adhérents.
On a beaucoup reproché à la philosophie
cet individualisme ; et souvent le grief a paru
tellement sérieux qu'on est allé jusqu'à la
faire passer pour l'ennemie de la société,
parce qu'elle n'en acceptait pas aveuglément
toutes les croyances. Pourtant, cet indivi-
dualisme est la philosophie même ; si on le
réprouve, il faut la réprouver avec lui ; elle
est supprimée du même coup. Mais on au-
rait beau faire, l'un et l'autre sont solidaires
et indestructibles. La philosophie ne dispa-
cLxiv PRÉFACE.
raîtra pas plus que l'individu. Ce n'est pas
elle qui a mis Tindividualisme dans la nature
des choses ; il est l'œuvre de Dieu ; et, tant
que l'individu sera l'être raisonnable et libre,
que le créateur a fait de nous, Texercice
libre et raisonnable de nos facultés sera
toujours soustrait, quand nous le voudrons,
à toute violence et à toute corruption étran-
gère. La Métaphysique est l'exercice de no-
tre faculté la plus haute ; elle subsistera
autant que notre raison. Sans doute, nous
vivons de la même vie que nos semblables ;
mais nous ne vivons pas en eux, nous vivons
en nous. Sans doute, nous pensons tous au
même titre ; mais notre pensée n'est pas la
leur, leur pensée n'est pas là nôtre. Faire
un crime à la philosophie d'être individuelle,
c'est critiquer l'œuvre divine, de même
qu'essayer d'abolir la liberté de la con-
science est un attentat impuissant autant
que coupable, puisque la force que Dieu à
donnée à notre volonté est absolument in-
coercible, si ce n'est à celui qui l'a faite.
De ce que la philosophie est nécessaire-
ment individuelle, il s'ensuit évideniment
PRÉFACK. r.Lxv
qu'elle ne peut jamais, sous quelque pré-
texte que ce soit, être intolérante, comme
Test souvent la Religion. La liberté, qu'elle
revendique pour elle, est également le patri-
moine d'autrui, tout aussi respectable dans
la plus humble des âmes que dans lé philo-
sophe le plus instruit. L'intolérance, qui est
partout une faute, devient pour la philoso-
phie un suicide ; refuser la liberté aux au-
tres, tandis qu'on en fait pour soi-même
son seul droit à exister, c'est une contradic-
tion que les peuples et leurs gouvernements
ont commise plus d'une fois ; mais, la philo-
sophie ne peut pas la commeltre. De fait,
elle n'est jamais descendue à cette honte.
L'histoire, dans ses douloureuses annales, ne
pourrait pas citer un seul philosophe qui ait
été persécuteur, au nom de la noble science
qu'il cultivait. Ceci ne veut pas dire que la
philosophie soit insensible à ce qu'elle re-
garde comme l'erreur ; mais elle en est beau-
coup moins préoccupée que de la vérité,
qu'elle cherche. Quand elle jette les yeux
autour d'elle dans la société, elle s'en fie
exclusivement à l'action lente des siècles et
r.Lxvi PRÉFACE.
de la raison, pour corriger ce qu'elle blâme ;
elle y contribue, pour sa part ; mais elle ne
précipite pas la réforme ; et, comme son rôle
n'est pas de gouverner les hommes, elle se
borne à se gouverner elle-même.
Voilà comment le vrai philosophe res-
pecte toujours, dans toute la sincérité de son
cœur, le culte du pays où Dieu Ta fait naî-
tre. Ce respect se fonde sur les meilleurs
motifs. D'abord, si la philosophie choisit li-
brement la voie qui la mène à la solution
des grands problèmes, pourquoi d'autres
ne seraient-ils pas libres de prendre une
voie différente ? La Religion associe les
hommes dans une pensée et une solution
communes ; le philosophe marche seul dans
le chemin pénible qu'il s'est tracé ; mais le
but est le même, si la route ne l'est pas. La
religion peut dédaigner la philosophie ; la
philosophie ne doit jamais dédaigner la reli-
gion, parce que ce serait se désavouer soi-
même en principe. Puis, l'inspiration ins-
tinctive des peuples les conduit à la vérité
sur les points essentiels, aussi sûrement que
la réflexion la plus attentive y peut conduire
PRÉFACE. cLXVii
le philosophe. Si la raison, par la bouche
d' Aristote , démontre la nécessité d'un pre-
mier et unique moteur, la plupart des reli-
gions proclament aussi, sans hésitation,
l'existence de Dieu et sa providence. De
part et d'autre, le résultat est identique,
quoiqu'il soit obtenu par des procédés op-
posés ; la philosophie serait bien aveugle de
ne pas le voir. Les religions ont, spontané-
ment, leur métaphysique ; et il n'est pas dif-
ficile de la dégager, du milieu des légendes
qui la cachent, sans l'effacer. Enfin, la philo-
sophie peut souvent se retrouver tout en-
tière dans la morale religieuse, et jusque
dans les dogmes. N'est-ce pas elle qui,
dans cette grande société grecque et ro-
maine, avait préparé l'avènement et le triom-
phe du Christianisme, reçu et propagé par
les Gentils ? Un bon citoyen a-t-il besoin de
tant de motifs, sans parler des exigences de
Tordre public , pour respecter la foi de ses
compatriotes ? Socrate a été condamné pour
avoir méconnu , disait l'accusation, les Dieux
de la patrie. Mais c'était une calomnie ; So-
crate était innocent, malgré tout ce qu'en
CLXviii PRÉFACE.
ont pu dire ses ennemis ; il n'a succombé
qu'à leurs fureurs ; ils Tont tué, mais ils ne
l'ont pas flétri.
Autre conséquence de l'individualisme
philosophique. La plupart des religions ont
un Credo et un symbole ; le Christianisme
n'est pas seul à avoir le sien; la Bible, le
Bouddhisme , le Mazdéisme , le Mahomé-
tisme, ont les leurs. Mais la philosophie n'en
a pas, et elle n'en doit jamais avoir. Les phi-
losophes peuvent, chacun à part, s'étudier à
condenser de plus en plus leur doctrine,
comme les religions se concentrent dans un
acte de foi. C'est ainsi que, dans l'Antiquité,
s'est formé le Manuel, dit d'Épictète. C'est
ainsi que, au xvii* siècle. Descartes tentait,
pour obéir à la manie de son temps , de réduire
les axiomes de son système à la forme géo-
métrique. Spinoza et Leibniz en faisaient au-
tant, et sans plus de succès, s'ils espéraient
par là se faire mieux écouter du genre hu-
main. Le même échec attend tous ceux qui
seraient séduits par la même illusion, où
l'amour-propre a peut-être autant de part
que le désir, d'ailleurs très louable, d'être
PRÉFACE. cLxix
utile à l'humanité. Ce n'est pas précisément à
l'humanité que parle le philosophe ; c'est
surtout à lui-même, comme le faisait Marc-
Aurèle. Pour peu qu'on ait dans le cœur le
sentiment du bien, on peut révérer les sages;
mais on ne jure pas en leur nom. Aussi,
l'on peut se le demander : Est-il au monde
rien de plus ridicule que la philosophie con-
sentant à rédiger un catéchisme, comme
on l'a essayé dans les temps troublés de
notre Révolution, ou même s'essayant à
fonder un culte, comme celui de la Théophi-
lanthropie, qui, en dépit de bonnes inten-
tions, a échoué misérablement, sous la ré-
probation et l'ironie universelles?
Tout ceci doit nous faire voir dans quel
abîme tombe la philosophie, quelle entre-
prise impraticable et illégitime elle pour-
suit, quand elle projette de se substituer à
la religion. Elle ne l'a tenté un peu sérieu-
sement qu'au siècle dernier, si toutefois il
n'y a pas une complète méprise dans la
pensée qu'on lui prête. La philosophie du
XVIII* siècle n'est pas, à proprement dire, de
la philosophie ; c'est une croisade ardente,
cLxx PRÉFACE.
et malheureusement trop justifiée, de tous
les écrivains courageux et indépendants
contre des abus devenus insupportables. La
religion a été enveloppée, comme tout le
reste, dans cette guerre civile, qui devait
aboutir à la rénovation de Tordre social.
Mais cette révolution était politique et non
philosophique. L'établissement de TÉglise
avait ses abus, qu'il fallait aussi réformer ;
et, parmi les soi-disant philosophes, ce ne
furent que les plus violents et les moins
sages qui songèrent à renverser Tantique re-
ligion, pour la remplacer par une nouvelle,
dont personne n'aurait pu même indiquer
les bases. Voltaire, qui a dirigé, contre un
clergé intolérant et barbare, une polémique
infatigable, n'a jamais songé à faire succéder
une religion d'invention contemporaine au
Christianisme, si mal interprété par ses mi-
nistres. Auteur lui-même de traités de Méta-
physique \ qui sont peut-être les meilleurs
de son temps, son bon sens l'eût fait reculer
^ Voir son Traité de Métaphysique à madame du Chfttelet;
et son ouvrage intitulé : Il faut prendre un partie édition Beu-
chot, t. XXXVn et XLVII.
PRÉFACE. cLXXi
devant une révolution religieuse. Lui qui,
sans faiblir un instant, défendait contre ses
amis et même contre ses admirateurs la
croyance à l'existence de Dieu, il n'eût pas
trouvé assez de moqueries et de sarcasmes
contre le pontife d'un culte improvisé sous
ses yeux. Dans tout le passé, on ne cite guère
que l'empereur Julien, qui aurait entrepris,
dit-on, de mettre la philosophie à la place de
la religion. Mais ceci encore est une erreur.
Bel esprit, plus rhéteur que philosophe, Ju-
lien n'a voulu que rendre la vie au Paga-
nisme expirant. L'Église chrétienne ne lui a
point encore pardonné cet effort désespéré
du patriotisme. Mais la philosophie n'a rien
à voir dans cette tardive restauration d'un
culte suranné ; c'est la politique qui en est
seule responsable, puisque la lutte s'est pas-
sée exelusivement entre les deux religions.
Ainsi le xvin* siècle, si ce n'est pas le
calomnier que de le juger sur ses représen-
tants les moins dignes, n'a pas été plus heu-
reux contre le Christianisme que Julien ne
l'avait étë au iv* siècle. De nos jours, la reli-
gion a plutôt gagné que perdu aux attaques
\
cLxxii PRÉFACE.
passionnées dont elle a été l'objet dans le
siècle dernier. Ce doit être là un décisif aver-
tissement pour tous ceu\ qui voudraient
recommencer cette aventure. Elle a contre
elle la nature des choses; et l'avenir ne lui
réserve pas une victoire, qui jusqu'à présent
lui a été refusée. La discussion n'en doit pas
moins rester toujours ouverte, et toujours
être libre, sur les sujets sacrés aussi bien
que pour tous les autres ; une religion qui a
déclaré que Dieu livre le monde aux disputes
des homines, ne peut pas réclamer un privi-
lège qui la délivrerait de l'examen. La discu-
ssion, d'ailleurs, a ses limites, qu'elle ne doit
pas franchir, sous peine d'y être ramené.e
invinciblement parla puissance publique.
Quand on veut changer les croyances re-
ligieuses de sa patrie, on doit, tout d'abord,
savoir qu'une religion ue peut être remplacée
que par une autre religion, et qu'elle ne l'est
jamais par la philosophie. Ce n'est pas la phir
losophie quia succédé au Paganisme, miné
par elle ; c'est la religion chrétienne. Ce n'est
pas elle non plus qui, pour une bonne par-
tie de l'Europe, a succédé au Catholicisme;
PRÉFACE. cLXxiii
c'est lé Protestantisme de Luther et de Cal-
vin. Platon formait déjà un vœu irréalisable,
en disant que les peuples ne seraient heu-
reux que quand leurs chefs seraient philoso-
phes. Mais espérer que tous les hommes
deviendront philosophes, c'est-à-dire, que
tous les hommes se formeront à eux-mêmes
leurs croyances personnelles, au lieu des
croyances nationales, n'est-ce pas un rêve^
qui est cent fois plus creux, et qui, dans
bien des circonstances, pourrait devenir un
danger social ?
U faut donc que la philosophie et la reli-
gion se tolèrent mutuellement, puisqu'elles
sont, ainsi qu'on l'a si bien dit*, « deux
sœurs immortelles ». Elles ont toujours été,
elles seront toujours contemporaines; et,*
quoique leur influence soit essentiellement
diverse, elles sont toutes deux indispensables
à l'esprit humain. Elles satisfont des besoins
également nécessaires ; et c'est là ce qui fait
qu'elles ne peuvent pas mourir, l'une plus
que l'autre. L'accord semblerait devoir être
* M. Thiers, dans son discoui*» de 1844.
cLXXiv PRÉFACE.
facile, si Ton ne consultait que l'intérêt com-
mun; mais, des deux parts, les passions in-
« terviennent, et rendent la paix impossible,
quelque avantageuse et quelque sage qu'elle
serait. La philosophie se flatte, avec toute
raison, d'être plus pure, et d'atteindre plus
directement la vérité ; la religion ne peut
éviter le mélange d'éléments multiples et
hétérogènes, comme l'est la vie des peuples
qui l'embrassent. Mais la religion est infini-
ment plus puissante, et, par ce motif, plus
agressive, tant que les peuples mettent à son
service les forces immenses dont ils dispo-
sent. Pourtant, la religion n'est pas telle-
ment sûre d'être sans mésalliance que, sou-
vent, elle ne doive accomplir elle-même
l'office qu'elle interdit impitoyablement à la
critique ; elle fait un choix dans les docu-
ments qu'elle emploie, excluant les uns et
retenant les autres. Les conciles bouddhi-
ques s'y sont repris jusqu'à trois fois pour
changer et arrêter le canon de la « Triple
Corbeille », avant d'en fixer la forme défini-
tive. Les conciles chrétiens, et notamment
celui de Nicée, ont fait des éliminations ana-
PRÉFACE. cLxxv
logues dans l'Ancien Testament, et même
dans le Nouveau. Défendre la lecture sainte
aux profanes, et la réserver à des adeptes,
ne prouve pas non plus une assurance com-
plète. Le Véda ne peut être lu que par les
Brahmanes; le Catholicisme a toujours vu
d'un œil inquiet les traductions en langue
vulgaire. Aujourd'hui même, il n'autorise
que les traductions du latin de saint Jérôme;
celles de l'hébreu ou du grec des Septante
sont presque suspectes. Puisque la religion
a tant de scrupules, ce serait un motif pour
elle de permettre à d'autres d'en avoir à son
exemple. Mais là seule pensée d'une telle
concession révolte les églises ; et l'on doit
convenir qu'il est assez naturel qu'elles ne la
fassent jamais; on dirait qu'elles préfèrent
appliquer la fameuse sentence : « Sint ut
stmty aut non sint. »
La philosophie qui, toute modestie à part,
peut avoir la conscience d'être, en général,
plus raisonnable, se fait honneur en mon-
trant plus de condescendance qu'on n'en a
pour elle, quand elle croit devoir s'écarter
de son objet propre pour discuter et criti-
cLxxvi PRÉFACE.
quer les religions. Sans doute, on est fort
excusable d'être choqué de ces légendes
merveilleuses et absurdes, qui ne répondent
qu'aux délires de l'imagination, de ces mira-
cles le plus fréquemment sans but et de
simple fantaisie, de ces mythes inintelligibles
qu'on trouve dans le Bouddhisme, dans les
monuments brahmaniques, dans le Maz-
déisme, dans le Paganisme, et dans tant d'au-
tres cultes. Mais on doit se sentir porté à
l'indulgence quand on se rappelle comment
se fondent les religions, et de quels éléments
se compose l'étrange diversité du genre hu-
main. Ce qui donne tant de prix à la sagesse ^
c'est qu'elle est excessivement rare ; et si
quelque chose peut nous causer de l'étonne-
ment, c'est que, d'un pareil mélange, il soit
sorti tout ce bien et toutes ces vérités subli-
mes, qu'une raison sagace et bienveillante
découvre, sans trop de peine, sous des ténè-
bres et sous des non-sens. Et puis, la philo-
sophie doit être assez impartiale, dans sa pro-
pre cause, pour avouer que, elle aussi, prête
à des critiques que la religion n'est pas seule
à mériter. La métaphysique, telle qu'elle a
PRÉFACE. cLXxvii
été conçue par bien des philosophes, se perd
dans des subtilités qui révoltent le sens com-
mun, autant au moins que les légendes reli-
gieuses peuvent blesser la raison philosophi-
que. Rêveries d'une part, arguties de Tautre,
il serait difficile de se décider si Ton avait à
choisir; et il ne semble pas que la vérité
profite beaucoup plus de celles-ci que de cel-
les-là.
Les attaques de la science contre la philo-
sophie se justifient encore moins que celles
de la religion, déjà si peu fondées. Jusqu'à
un certain point, la religion peut se croire
menacée; et elle entrevoit, dans ses appré-
hensions, on ne sait quel fantôme de rivalité
et de concurrence, espérance inoffensive de
quelques utopistes. Mais la Science, que
peut-elle craindre de la philosophie et de la
Métaphysique? Quel mal pourrait-elle en
éprouver? Et, au contraire, quels secours
n'en peut-elle pas recevoir! Quels emprunts
fructueux ne peut -elle pas leur faire! Quelle
féconde alliance! La science ne devrait
jamais oublier que. au début, elle a été réu-
nie à la philosophie, ou plutôt qu'elle est née
CLXXViii PRÉFACE.
de la philosophie, de même qu'elle aura lou-
jours dans la philosophie ses racines profon-
des. Le premier coup d'œil jeté par les hom-
mes sur le monde n'a pu leur faire voir, tout
d'abord, que l'obscur ensemble et la totalité
mystérieuse des choses. Comme on ne distin-
guait pas encore les parties, on ne percevait
que le Tout. Ce n'est qu'un peu plus tard
qu'est venue l'observation des détails et des
phénomènes particuliers. L'analyse s'est
étendue de jour en jour, parce que le Tout
est sans limites; mais évidemment la syn-
thèse initiale, quelque imparfaite qu'elle fût,
avait précédé l'analyse. La philosophie, qui
est essentiellement synthétique, refait, à
l'heure qu'il est, la synthèse qu'elle tentait
dès ses premiers essais. Elle la recommen-
cera perpétuellement, de même que les
sciences poursuivront perpétuellement leur
œuvre, accumulant de plus en plus les maté-
riaux qu'emploient les synthèses universelles.
Les deux écoles de philosophie les plus an-
ciennes dans la Grèce, notre mère vénérée,
ont été. Tune, une école de physiciens, celle
de Thaïes; l'autre, une école mathématique,
PRÉFACE. CLxxix
celle de Pythagore. C'est Tensemble des
choses que tous deux veulent expliquer, soit
par les Nombres, soit par un élément maté-
riel. Quelque dissemblable que soit leur
explication, c'est sur l'univers et sur la tota-
lité des êtres que Thaïes et Pylhagore ont
les yeux fixés ; et c'est là ce qui les a rangés
parmi les philosophes. Dans les temps mo-
dernes. Descartes et Leibniz, que la science
ne peut pas récuser, sont des savants et des
mathématiciens; mais, par-dessus tout, ce
sont des philosophes, et ils comptent parmi
les plus illustres. A l'origine, la philosophie
contient donc toutes les sciences dans son
sein ; et si elle n'a pas désormais à les y ra-
mener, elle peut, du moins, leur rappeler
quelquefois d'où elles sortent, et à quel cen-
tre elles se rattachent.
Avec la suite des temps et la suite des
observations, les sciences, se multipliant,
ont dû se séparer de la philosophie, et aussi,
se séparer de plus en plus les unes des au-
tres. La division était poussée déjà loin au
siècle d'Aristote; et lui-même a contribué
beaucoup à l'accroître et à la régulariser.
CLXXX PRÉFACE.
Depuis lors, le nombre des sciences s'est
augmenté de jour en jour; et il s'augmentera
sans cesse. Chaque siècle en a vu naître; et
le nôtre n'a pas été moins productif que
ceux qui l'ont précédé ; ceux qui le suivront
le seront encore davantage. La subdivision,
toujours croissante, a fait que les sciences
perdent de vue leur berceau commun. Cha-
cune d'elles tend à se renfermer plus étroi-
tement dans son domaine propre, parce que,
chaque jour, ce domaine devient plus vaste
et plus riche. Une existence humaine ne
suffit plus à parcourir une seule science ;
bien mieux, l'étude d'une simple branche
d'une science spéciale remplit la vie des plus
laborieux observateurs, et fait la gloire des
plus ambitieux. On se plaint souvent de
cette dispersion et de cet éparpillement
indéfini des sciences; on va même jusqu'à
s'en effrayer. Quant à la philosophie, qui
sait d'où vient ce mouvement inévitable et
combien il est naturel, elle ne peut s'en in-
quiéter. Tant de conquêtes de détail ne doi-
vent que servir à rendre l'ensemble des réa-
lités moins inaccessible pour la science
PRÉFACE. cLxxxi
générale, qui est la Métaphysique. Aris-
tote, s'il lui était donné de refaire son ou-
vrage, parlerait aujourd'hui du système du
monde d'après Copernic, Newton, Laplace
et Leverrier, au lieu d'en parler d'après
Eudoxe et Callippe, à propos du prenrier
moteur.
A cette communauté d'origine, qui est
déjà un lien indissoluble entre la philoso-
phie et la science, s'en joint un autre, plus
intime : c'est la communauté de nature. La
science, prise en soi et sans regarder à ses
applications pratiques, est désintéressée au-
tant que la philosophie peut l'être. Elle
aussi ne recherche la vérité que pour la
vérité; elle aussi veut savoir pour savoir.
C'est son but supérieur et son but unique.
Plus tard, et selon les besoins toujours re-
nouvelés des sociétés humaines, selon les
circonstances plus ou moins favorables, les
arts, issus de la science, se chargent d'en
tirer les conséquences matérielles; mais la
nature de la science ne change pas pour
cela; elle ne convoite aucun autre profit que
d'enrichir, ou de modifier, le trésor des con-
)
[
cLXXxii PRÉFACE.
naissances acquises. Sous ce rapport, la
science pure se confond absolument avec la
philosophie. Elles ne se distinguent entre
elles que par une différence de forme à peu
près insignifiante, Tune se limitant à la spé-
cialité d'un objet, l'autre s'efforçant à être
complète et totale. Une autre ressemblance,
c'est que la science ne vit pas plus que la
philosophie, sans liberté et sans indépen-
dance. Elle aies mêmes revendications, peut-
être plus vives encore, quand ces deux biens,
qui lui sont indispensables, viennent à lui
être contestés. Quelles plaintes n'a pas sou-
levées le procès de Galilée ! Quels souvenirs,
souvent exagérés, n'a-t-il pas entretenus
dans la mémoire de tous les savants I On n'a
point à s étonner de ces doléances, qui sont
très-justes. Pourtant, si l'on compare le sort
de Galilée, en le supposant aussi déplorable
qu'on voudra, avec le sort de Campanella,
son contemporain, avec le sort de Jordano
Bruno, de Vanini, et, dans l'Antiquité, avec
celui de Socrate, on voit que le martyrologe
de la science est bien doux à côté de celui
de la philosophie. Mais, il ne s'agit point ici
PRÉFACE. cLXxxiii
d'un parallèle d'héroïsmes et de supplices ;
il suffit de savoir que la philosophie et la
science sont d'une nature tellement identi-
que qu'elles ont à réclamer les mêmes droits,
quand on les leur refuse, et qu'elles excitent
les mêmes ombrages de la part de ceux qui
veulent empêcher, l'une de démontrer le
mouvement de la terre, et l'autre de discuter
sur l'existence de Dieu.
Peut-être les préventions de la Science
contre la Métaphysique s'expliquent-elles ,
en grande partie, par celles qu'elle peut
nourrir contre la Religion. Ilestcertain que,
quand la Religion, sortant de sa sphère
sacrée, empiète sur la science, qu'elle ne
comprend pas, elle s'expose à des contradic-
tions, qui peuvent tourner à sa confusion.
Non-seulement, elle est vaincue dans un
litige qu'elle est incapable de soutenir; mais,
en outre, son incompétence en fait de science
est si flagrante qu'elle frappe les juges les
plus bienveillants. Est-ce donc parce que la
Philosophie première débat les mêmes ques*
lions que la Religion, que la Science l'enve-
loppe dans la récusation qu'elle oppose à la
CLXXXiv PRÉFACE.
théologie? Ce n'est pas à la philosophie de
répondre. La philosophie est la mère des
sciences, comme Descartes Ta répété tant de
fois; c'est elle qui leur montre d'où leur
vient la certitude dont elles se piquent; elle
les aime ;elle les admire. Comment la science
pourrait-elle la tenir pour suspecte et sur-
tout pour ennemie? La philosophie use, pour
ses études, de procédés exclusivement scien-
tifiques. Comme la science, elle observe et
elle constate des faits d'un certain ordre.
Bien plus, c'est la philosophie qui a ensei-
gné aux sciences la puissance et la nécessité
de l'observation, longtemps avant que les
sciences n'eussent appris à se soumettre à
cette loi salutaire. Bacon se figurait, au
xvii* siècle, qu'il était le premier à décou-
vrir la méthode d'observation, et qu'il fai-
sait présent à l'esprit humain d'un instru-
ment nouveau ; mais la plus légère lecture
d'Aristote ou d'Hippocrate atteste qu'ils
n'ont pas seulement observé, mais que, en
outre, ils ont constamment recommandé
l'observation, comme la seule voie qui puisse
conduire au vrai. Encore une fois, d'où peut
PRÉFACE. CLxxxv
venir le futile préjugé de la Science contre la
Métaphysique?
Nous touchons au grand reproche, à celui
qui résume tous les autres, et que tous les
autres impliquent : « La métaphysique, dit-
« on, n'est pas une science ! » Et sur cet arrêt,
peut-être un peu légèrement rendu, on exé-
cute la Philosophie première, et on la voue
dédaigneusement au ridicule, qui doit la tuer
à jamais. Malgré ce jugement et cette con-
damnation sommaires, il faut continuer à
soutenir que la Métaphysique est une science.
Seulement, ce n'est pas une science comme
une autre ; et c'est parce qu'on ne se rend
pas assez compte de sa nature particulière,
qu'on prononce contre elle cette sentence
impitoyable, qui tend à lui ôter la vie, en
lui ôtant tout sérieux. Néanmoins, en atten-
dant d'autres preuves, est-il bien vraisem-
blable que des hommes tels que Socrate,
Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, pour
ne citer que ceux-là, se soient mépris à ce
point, et qu'ils n'aient couru toute leur vie
qu'après de pures chimères? Est-il même
beaucoup plus vraisemblable que les fonda-
cLXXXVi PRÉFACE.
leurs de religions, qui sont aussi des méta-
physiciens à leur manière, se soient trompés
du tout au tout, et que, en expliquant à
rhomme ce qu'il est, d'où il vient, et le
monde où il vit, ils n'aient donné à sa foi et
à la leur que l'appui d'un rêve? Enfin, le
genre humain, en croyant aux philosophes
et aux chefs de ses religions, en les admirant
et en les suivant docilement, n'a-t-il fait que
marcher à l'obscurité, en s'imaginant qu'il
marchait à la lumière? Sans doute, le genre
humain, et ses instituteurs religieux, ne font
pas œuvre de science. Mais les philosophes,
qui portèrent les noms que nous venons de
rappeler, n'avoir pas fait de science, tandis
qu'ils ont été convaincus, pendant toute la
durée de leur glorieuse carrière, qu'ils fai-
saient de la science la plus solide, et la plus
utile! C'est là un paradoxe tellement sur-
prenant qu'il semble à peine discutable.
Réprouver tout ensemble, et le genre hu-
main, et les religions, et la philosophie ! Qui
peut être assez sûr de soi pour se permettre
une telle outrecuidance?
Afin de savoir si la Métaphysique est une
PRÉFACE. cLXXxvii
science, demandons - nous d'abord ce que
c'est qu'une science. Toute science est un
assemblage de faits, de même genre, que
l'intelligence de l'homme recueille, et qu'elle
classe, d'après leurs analogies et leurs res-
semblances, pour les isoler de tous les au-
tres phénomènes. La science est bien faite,
quand les phénomènes qu'elle rapproche et
coordonne sont effectivement rapprochés
dans la nature, et qu'ils y forment un groupe,
où les affinités sont assez évidentes pour
que le doute sur leur liaison ne soit pas pos-
sible. Si les phénomènes d'abord recueillis
ne sont pas suffisamment homogènes, la
science s'épure peu à peu ; et, rejetant les
plus disparates, elle se constitue, avec les
faits semblables ou analogues, à peu près
comme sont ces édifices bien construits, où
toutes les pierres sont choisies de même di-
mension et de même espèce. La science,
d'ailleurs, ne se demande pas comment elle
acquiert la connaissance de ces phénomènes,
qu'elle étudie, qu'elle analyse, et qu'elle
scrute dans leurs moindres nuances. Sans
réflexion, elle s'en rapporte, avec une foi
cxc PRÉFACE.
rieurs peuvent avoir leur clarté et leur évi-
dence relatives. Mais, pour eux, cette évi-
t dence ne peut jamais être que proportion-
. née et subordonnée à celle du dedans. Si
donc la Philosophie première n'a pas de
méthodes partielles, comme en ont les
sciences analytiques, elle a la méthode qui
éclaire et sanctionne tout le reste, sans au-
cune exception, méthode dont elle est seule
à se servir, et qui est la base commune et
essentielle de toutes les sciences, puisque,
sans cette base, elles seraient contestables
et caduques. Otez la méthode, telle que
Descartes Ta entendue, il n'y a plus de
science ; et c'est là ce qui a porté Descartes
à déclarer que : « S'il y avait encore des
« hommes qui ne fussent pas assez persua-
« dés de l'existence de Dieu et de leur âme
« par les raisons qu'il en a apportées, ces
« hommes devaient savoir que toutes les
« autres choses dont ils se pensent peut-
« être plus assurés, comme d'avoir un corps
« et qu'il y a des astres et une terre et cho-
« ses semblables, sont moins certaines ^ »
* Descartes, Discours de la Méthode, p. 164, édit. V. Cousin.
PRÉFACE. cxci
Ce ne sont pas seulement Descartes, Spi-
noza, Leibniz et tous les métaphysiciens mo-
dernes, qui seraient étonnés d'apprendre
que la Philosophie première n'est pas une
science. Quelle surprise non moins grande
ne ressentiraitpas l'Antiquité tout entière , elle
qui, si longtemps, n'a pas séparé le savant
du philosophe, et qui les réunissait sous un
même nom, dans une seule et même estime !
Aristote, qui n'avait point à répondre aux
objections qu'on fait depuis peu à la Méta-
physique, se pose, cependant, la question à
peu près comme nous sommes obligés de
nous la poser ; il la résout par quatre ou cinq
arguments, plus forts les uns que les autres.
Il est bon de les rappeler, en les résumant,
pour édifier nos savants, à qui la Métaphy-
sique inspire de si violentes répulsions.
D'abord, selon lui, la science générale est
plus science que la science particulière,
parce que, quand on sait la généralité, on
sait aussi, en une certaine mesure, tous les
cas particuliers qu'elle comprend. En se-
cond lieu, la science générale est la plus ra-
tionnelle ; or, c'est surtout la raison qui fait
cxcii PHÉFACE.
la science. Puis, s'adressant directement aux
premiers principes, la science générale a plus
de précision scientifique. Par suite, elle
étudie les causes ; et par là, elle s'attache à
ce qui peut être le mieux su, puisqu'on ne
croit savoir une chose que quand on en con-
naît la cause. Enfin, la science générale re-
cherche et donne le pourquoi des choses, ce
qui est le vrai biit de toute recherche scien-
tifique ^ Sous des formes un peu diffé-
rentes, n'est-ce pas ce que nous disons nous-
mêmes? Et ne pouvons-nous pas joindre
Aristote à Leibniz, à Spinoza, à Descartes?
Oui, la Métaphysique est une science, ne
craignons pas de le redire, puisqu'on l'accu-
sera bien souvent encore de n'en être pas
une. Il faut même oser la proclamer la plus
scientifique de toutes les sciences, à cause
de sa méthode, qui est absolument générale,
à cause de son objet, qui est si nettement
délimité, à cause des questions qu'elle traite,
et qui embrassent toutes les questions pos-
sibles, attendu qu'il n'y en a pas en dehors
de l'homme, du monde, et de Dieu.
* Voir la Métaphysique, liv. ï, ch. ii.
PRÉFACE. cxciii
Mais, si la Philosophie première est une
science, voici le caractère qui la distingue de
toutes les autres sciences, bien qu'elle reste
de leur famille. L'objet de la Métaphysique
est intérieur, tandis que l'objet de toutes
les sciences, quelle que soit celle qu'on
veuille considérer, est extérieur. Dans la
Métaphysique, la pensée reste en elle-
même ; elle en sort partout ailleurs, et c'est
une nécessité que toutes les sciences, hor-
mis celle-là, subissent uniformément. Les
Mathématiques elles-mêmes, tout abstraites
qu'elles sont, n'échappent pas à cette loi ;
elles empruntent encore quelque chose à la
réalité extérieure ; elles ne sont pas com-
plètement rationnelles. Il n'y a que la Méta-
physique qui le soit, ainsi que voulaient le
faire entendre Kant, par sa Raison pure, et
Platon, par sa Dialectique. La portée de
cette différence, entre la Métaphysique et
les sciences ordinaires, ne saurait être exa-
gérée ; elle n'a jamais été remarquée autant
qu'elle devrait l'être. Si la science con-
temporaine s'y arrêtait davantage, elle ne se
laisserait pas aller à proscrire la Phileso-
m
cxtiv PREFACE.
phic première et à la bannir de son sein.
La Philosophie première ne souffre en rien
d'un exil immérité ; mais la vérité en souffre
beaucoup ; la science se donne un tort et
commet une erreur, qui la diminue, loin de
la rehausser.
A ce désaveu, il n'y a que deux explica-
tions possibles. Ou Ton croit que l'esprit ne
peut pas s'observer lui-même immédiate-
ment ; ou l'on croit que la science ne s'ap-
puie que sur l'observation extérieure et sur
la sensation. Mais ces deux assertions sont
également insoutenables et fausses. L'esprit
s'observe lui-même plus facilement, et plus
fréquemment, qu'il n'observe quoi que ce
soit d'extérieur. Sans faire de la psycholo-
gie, tant redoutée, la science peut se con-
vaincre de cette vérité, par les hésitations
et par les doutes qu'elle éprouve constam-
ment dans ses recherches, et qu'elle ne se
fait pas faute de constater, toutes les fois
qu'elle le croit nécessaire. L'esprit, pour
ses œuvres les plus impersonnelles, doit à
tout instant s'occuper de lui-même, à côté
de l'objet étranger, qui l'occupe sans Tabsor-
PRÉFACE. .:xcv
ber. Loin que ce retour réfléchi soit une di-
version et un obstacle, c'est, au contraire,
un secours puissant et indispensable pour
les sciences. Sans cet auxiliaire, elles ne fe-
raient, pour ainsi dire, aucun progrès ; et
puisque, dans toutes les sciences autres que
la Métaphysique, l'esprit s'observe sans en
avoir toujours la conscience expresse, les
sciences ne peuvent refuser à la Métaphy-
sique de faire directement et plus largement
ce qu'elles font, elles aussi, dans une mesure
moindre et d'une manière indirecte.
Quant à soutenir que la science ne s'ac-
quiert que par la sensation, c'est une erreur
si vieille, et si souvent réfutée, que ce serait
perdre son temps que d'y insister de nou-
veau. Les savants qui y croient encore, s'il
en est, n'ont qu'à demander à une science
des mieux faites, à l'astronomie, ce qu'elle
en pense. « L'astronomie, qui, par la dignité
« de son objet et par la perfection de ses
« théories, se vante d'être le plus beau mo-
« nument de l'esprit humain et le titre le
« plus noble de l'intelligence, se fait gloire
« de n'être plus séduite par les illusions des
cxcvi PRÉFACE.
« sens, d'avoir éliminé entièrement l'empi-
« risme, et de s'être réduite à n'être qu'un
<c grand problème de mécanique, où la plus
« profonde géométrie est nécessaire , mais
« où l'observation ne l'est plus^» Ce langage
de l'astronomie peut être celui de toutes les
sciences, et surtout des Mathématiques, dont
les axiomes sont aussi rationnels, au moins,
que la loi de la pesanteur universelle. L'as-
tronomie, pour la solution de son problème,
se contente, comme elle se plaît à le dire, de
trois données arbitraires : Le mouvement des
astres, leurs figures et leurs masses ; et, de
ces trois données, elle tire la théorie des
nombreux phénomènes que les cieux nous
présentent, et prédit, sans même y regarder,
toutes les révolutions qui s'y passent et doi-
vent s'y passer. La Métaphysique n'en exige
même pas tant; au lieu de trois arbitraires,
une seule lui suffit; mais cette arbitraire est
la pensée.
Un des caractères essentiels de la science,
c'est de pouvoir être enseignée ; Aristote en
* Laplace, Exposition du Système du Monde, t. II, pp. 3 ol
4ii, édition de i82î.
PRÉFACE. cxcvii
a fait la remarque, le premier. A cet égard
encore, on peut affirmer que la Métaphysi-
que est une science comme toute autre; elle
s'enseigne; et ce qui le prouve, c'est la cons-
titution des écoles philosophiques, où les
disciples apprennent ce que le maître peut
avoir découvert ou observé. Seulement, les
choses ne se développent point tout à fait
dans la philosophie comme ailleurs ; les gé-
nérations n'accumulent pas d'observations
nouvelles, qu'elles puissent joindre aux ob-
servations antérieures, procédé des sciences
ordinaires. En philosophie, chaque géné-
ration reprend l'œuvre pour son propre
compte; ou pour mieux dire, ce ne sont pas
même des générations, ce sont des individus.
Chaque philosophe fournit une carrière qui
lui est personnelle. Tout au plus, peut-il
mettre à profit l'exemple des prédécesseurs,
pour s'éviter quelques faux pas, ou pour
aplanir sa route; il doit la parcourir, comme
si jamais elle n'eût été parcourue par per-
sonne avant lui. Mais c'est ici que les
détracteurs de la philosophie croient l'ac-^
câbler et qu'ils triomphent. Du moment
nxcviii PRÉFACE.
que la Métaphysique ne peut pas amon-
celer des faits les uns après les autres, on
la juge digne d'ostracisme. Est-ce une
science que la science qui ne peut se trans-
mettre, et qui meurt avec celui qui Ta
faite? Est-ce une science que celle qui n'a
rien de définitivement acquis, et qui doit
recommencer sans cesse un tissu sans cesse
défait?
L'objection peut sembler très-sérieuse ;
en réalité, elle ne l'est pas. Pour s'en con-
vaincre, il n'y a qu'à interroger un des sa-
vants les plus illustres de notre siècle, celui
que nous venons de citer, Tauteur immortel
de la Mécanique céleste : « Il n'en est pas des
« sciences, dit-il, comme de la littérature ;
i< celle-ci a des limites qu'un homme de gé-
« nie peut atteindre, lorsqu'il emploie une
« langue perfectionnée. On le lit avec le
<( même intérêt dans tous les âges ; et sa ré-
« putation, loin de s'affaiblir par le temps,
« s'augmente par les vains efforts de ceux
« qui cherchent à l'égaler. Les sciences, au
^« contraire, sans bornes comme la nature,
« s'accroissent à l'infini par les travaux des
PRÉFACE. r.xnix
<c générations successives ^ » La Métaphysi-
que pourrait donc, sous la protection d'un
des plus grands mathématiciens de tous les
temps, revendiquer une place à côté de la
poésie ; et cette place pourrait paraître en-
core bien belle, quand on songe à ce qu'est
Homère. Mais par l'importance de son objet,
par la sûreté infaillible de sa méthode, par
la grandeur des résultats obtenus, tout indi-
viduels qu'ils sont, la Philosophie première
ne peut pas être assimilée à un poème épi-
que, quoique plus d'un métaphysicien se
soit permis bien des licences d'imagination.
Le philosophe fonde sa science personnelle
et ses convictions, à peu près comme le
poète chante, pour exprimer les émotions
puissantes qui l'inspirent. Le poète n'en est
pas moins grand, parce que, lui aussi, il tra-
vaille dans son individualité solitaire. Son
œuvre transporte les hommes d'enthou-
siasme et d'admiration ; elle les charme à ja-
mais, quand elle a su être belle et être vraie.
L'œuvre du philosophe, en visant plus haut,
* Laplace, Exposition du Système du Monde, t. II, p. 367,
édition de 1824.
ce PRÉFACE.
agit de la même manière. Son influence
s'exerce comme celle de la poésie; il pense
pour lui; mais sa pensée, si ses semblables
l'acceptent, les éclaire et les conduit dans
les sentiers austères et lumineux de la con-
science et de la réflexion. Si elle ne charme
pas, elle peut instruire, et, même, persua-
der. Il y a une foi philosophique comme il
y a une foi religieuse; celle-ci s'appuie sur
le témoignage d'autrui ; celle-là s'appuie sur
l'étude de la conscience individuelle; et
quand on voit dans l'histoire de l'humanité
la part immense qu'ont eue le Platonisme,
le Stoïcisme, et, de nos temps, la doctrine
Cartésienne, on se tient pour satisfait du
ê
rôle de la Métaphysique. Tout ce qu'on peut
ambitionner pour elle, c'est qu'elle conti-
nue, sans se lasser, à rendre au genre hu- "
main des services aussi réels et aussi rele-
vés. Le genre humain reconnaissant a tou-
jours trouvé, et trouvera toujours, que la
croyance à l'existence de Dieu, à la spiri-
tualité et à l'immortalité de l'^me, au libre
arbitre, confirmée et démontrée par la phi-
losophie, vaut toutes les découvertes que
PRÉFACE. r.ci
lés sciences ont faites et peuvent faire.
Les savants devraient donc traiter la Mé-
taphysique un peu mieux qu'ils ne le font
d'ordinaire, et ne pas nier, sans examen,
qu'elle soit une science. Mais ce qui excuse
leur méprise, au moins en partie, c'est qu'ils
n'en sont pas seuls responsables, et qu'ils
ont rencontré des complices dans le camp
qu'ils attaquent. Parmi les philos^ophes, il
en est qui, se trompant comme les savants,
ont prétendu faire de la philosophie une
science naturelle. A leurs yeux, ce pourrait
être pour elle une gloire longtemps attendue,
et même une réhabilitation, si elle voulait
bien se livrer, après tant d'écarts, à de pa-
tientes et véridiques observations, qui se'
transmettraient de siècle en siècle, et qui
constitueraient enfin un système régulier et
réellement scientifique, destiné à se déve-
lopper d'âge en âge. A en croire ces réfor-
mateurs timorés, la philosophie n'aurait
guère fait jusqu'à ce jour que s'égarer; elle
serait hors du droit chemin ; et ce serait aux
sciences naturelles de le lui montrer, en la
forçant à les y suivre. L'idée n'était peut-
nr.ii PRÉFACE.
être pas très-neuve, et Ton pouvait la resti-
tuer à Locke et à l'Ecole Ecossaise, qu'on
prenait pour guides. Mais cette réforme de-
vait réussir moins encore que celle de Kant.
Notre siècle a eu le bon esprit de ne pas s'y
laisser prendre. Tout en pensant que la phi-
losophie est une science, il a très-bien senti
qu'elle ne peut pas être une science natu-
relle, au Sens habituel de ce mot, et qu'elle
périrait tout entière, si on la soumettait à
des conditions qui l'altèrent essentiellement.
Dans les sciences naturelles, le contrôle est
toujours possible. L'objet extérieur que cha-
cune d'elles étudie, ne change pas. Tou-
jours le même dans la nature des choses, on
le retrouve dès qu'on veut , avec son im-
muabilité invariable ; c'est là ce qui permet
d'accumuler les observations et de les véri-
fier. En Métaphysique, au contraire, le phi-
losophe ne peut interroger que sa con-
science, sans pouvoir interroger immédiate-
ment la conscience de ses semblables, comme
la sienne. Il doit s'en tenir aux réponses
qu'elle lui fait; elles sont valables et infailli-
bles pour lui ; elles peuvent ne pas l'être
PRÉFACE. rr.iii
pour les autres. La faculté de la conscience
est bien la même pour nous tous; et la per-
dre, c'est cesser d'être homme. Mais l'em-
ploi de cette faculté varie avec chacun de
nous, d'un individu à un autre individu. La
conscience de Spinoza ne voyait pas les cho-
ses sous le même jour que la conscience de
Descartes, ou celle de Leibniz. Lequel d'en-
tre eux a le mieux vu la vérité? C'est au
genre humain de décider, comme il décide
entre les religions, en embrassant les unes
et en repoussant les autres. La seule diffé-
rence, c'est que, pour les religions, ce sont
des multitudes innombrables et sans lumiè-
res, qui cèdent à leur irrésistible et sublime
instinct, tandis que, pour les philosophies,
les esprits réfléchis qui les créent, ou qui les
adoptent, sont nécessairement en très-pe-
tit nombre. Mais, c'est l'élite. La philosophie
peut le dire sans immodestie, puisque, par-
mi les siens, elle compte en même temps
un esclave, dans Épictète, et le maître du
monde, dans Marc-Aurèle.
Voilà donc en quel sens la Métaphysique
est une science, et en quel sens elle ne l'est
cnv PRÉFACE.
pas. Par les labeurs qu'une croyance philo-
sophique demande à celui qui veut se la
faire, par la clarté incomparable qu'il trouve
en cette croyance, par la certitude absolue
qu'elle a pour lui, parles conséquences que
sa raison en tire, c'est une science, qui n'est
pas seulement l'égale de toutes les sciences
dites exactes, mais qui leur est infiniment su-
périeure, parce qu'on croit à soi-même bien
plus encore qu'on ne croit au monde sensi-
ble. Mais, d'autre part, la Métaphysique
n'est point une science, en ce sens qu'une
doctrine ainsi formée ne s'impose pas,
comme les faits attestés par la sensation
s'imposent à qui veut les observer. On
aquiesce, ou l'on résiste, aux faits de con-
science observés par un autre, selon qu'on
les retrouve, ou qu'on ne les retrouve pas,'
dans sa propre conscience. Mais des croyan-
ces, instinctives ou réfléchies, qui obligent
les peuples et les individus aux derniers sa-
crifices, peuvent passer pour aussi certaines,
au moins, que les observations scientifiques
les plus précises et les mieux constatées.
Descartes a cru faire de la science dans son
PRÉFACE. CLV
Discours de la Méthode et dans ses Méditations,
plus encore que dans sa Géométrie et dans sa
Dioptrique.
Mais, dira-t-on, c'est revenir à l'erreur de
Protagore, si bien réfutée par Aristote; à
l'exemple du Sophiste grec, c'est faire.de
l'homme la mesure de tout. Qu'on se ras-
sure ; il n'en est absolument rien ; et si la
philosophie devait aboutir à cet absurde et
dangereux système, devenu son dernier mot,
elle mériterait les anathèmes et les critiques,
dont elle a été trop souvent l'objet. Le tort
de Protagore n'a pas été de penser que les
choses, pour chacun de nous, sont ce qu'el-
les nous paraissent. Cela est aussi vrai que de
dire de chacun de nous -qu'il a sa physiono-
mie et son caractère propres. Mais la faute
très-grave de Protagore, c'était de soutenir
qu'il n'y a rien de vrai ni de faux, et qu'on
peut, en morale tout aussi bien que dans les
sciences, adopter indifféremment le pour et
le contre. La philosophie est si loin de
croire, avec le Scepticisme, qu'on puisse, à
titre égal, tout affirmer ou tout nier, qu'elle
prétend, au contraire, qu'il existe une vé-
rité éternelle et indéfectible, éclatante, infi-
nie, dont rhomme, quelque faible qu'il soit,
peut recueillir des rayons, dont la décou-
verte successive , quoique toujours in-
complète, est son privilège et sa gloire, et
qui doit servir à éclairer son esprit, et à ré-
gler sa conduite dans ce monde, pour qu'il
y soit de plus en plus en harmonie avec Tor-
dre universel, où il a été placé pour l'admi-
rer, et où il vit un instant. L'homme est si
peu la mesure des choses qu'il serait bien
plutôt mesuré par elles ; sa valeur s'accroît
avec l'intelligence qu'il en a; les plus grands
des humains sont ceux qui les ont le mieux
comprises. Notre esprit ne fait pas les cho-
ses, ainsi que le suppose un idéalisme in-
tempérant; mais il s'associe à elles, en les
connaissant; et il ne les connaît qu'en les
observant, et en appliquant à cette étude ses
facultés presque divines. Sous la. doctrine
de Protagore et de nos idéalistes modernes,
il se cache un orgueil, que la philosophie
n'est pas tenue de ressentir. Plus elle pénè-
tre dans les mystères et les profondeurs de
la naturç, plus elle est portée à déplorer l'in-
PHÉKACE. •cvii
firmité de rhomme, au lieu d'exalter sa
puissance, outre mesure. De toutes parts
aux prises avec l'infini, le savoir humain
s'annule et disparaît, à peu près comme,
dans les Mathématiques, toutes les quanti-
tés, quelque grandes qu'elles puissent être
relativement et entre elles, s'évanouissent,
quand on les compare à l'infini, qui les ré-
duit à zéro. L'humilité n'est pas même une
vertu pour la philosophie ; c'est une néces-
sité ; il y a bien longtemps qu'elle s'est dit
que, plus on sait, plus on sent tout ce qu'on
ignore .
Reste une dernière objection que l'on
élève quelquefois au nom de la science con-
tre la philosophie première. Mais celle-là
n'atteint pas uniquement la Métaphysique ;
à y bien regarder, elle frappe également la
Science, qui s'en sert, sans la bien compren-
dre, et elle la frappe mortellement. Cette ob-
jection, qu'on croit formidable, la voici :
« L'homme, assure-t-on, ne peut savoir les
(c causes des phénomènes; il ne peut qu'en
« constater les lois. » On en conclut que,
cherchant par-dessus tout à connaître les
causes, y compris la cause universel^., _
Métaphysique doit, plus docilement encore
que les autres sciences, se soumettre à cette
décision, qui la ruine et la détruit. Sans la
notion de cause , la Philosophie première
est sans objet. Aristote ne se trompait pas,
quand il attachait tant d'importance à sa
théorie des quatre causes ou principes. Mais
c'est la science qui se trompe, quand, sur les
pas de Hume, elle ne veut voir dans les phé-
nomènes extérieurs qu'une simple succes-
sion, et qu'elle nie toute relation de cause à
effet. La science ne s'aperçoit pas qu'en
d'autres termes, elle rapporte tout au ha-
sard, et bannit de l'univers toute interven-
tion de cause finale. C'est rendre l'univers
parfaitement inintelligible.
A cette opinion, qui est si peu scientifique,
bien que soutenue par des savants, il faut op-
poser encore celle de Laplace, un des génies
dont les sciences peuvent le plus justement
s honorer. En terminant son Exposition du Sy s-
tème du monde et après avoir célébré New-
ton, il ajoute : « Des phénomènes aussi extra-
« ordinaires ne sont point dus à des causes
PRÉFACE. ccix
« irrégulières. En soumettant au calcul leur
« probabilité, on trouve qu'il y a plus de
« deux cent mille milliards à parier contre
« un qu'ils ne sont point l'effet du hasard ;
« ce qui forme une probabilité bien supé-
« Heure à celle de la plupart des évène-
« ments historiques, dont nous ne doutons
<( point. Nous devons donc croire, au moins
« avec la même confiance, qu'une cause pri-
« mitive a dirigé les mouvements plané-
« taires ^ »
Ainsi, Laplace ne s'effraie pas, comme
d'autres savants, de trouver une cause aux
phénomènes, dont mieux que personne il
avait établi les lois. En cela, il n'est pas seu,-
lement d'accord avec Newton et Descartes,
il est également d'accord avec le sens com-
mun, et avec le genre humain, qui, sans s'ar-
rêter à des scrupules sophistiques, croit fer-
mement qu'il y a des causes, dans le monde,
et une cause universelle, parce que l'homme,
puisant l'idée irréfragable de cause dans la
conscience de son libre arbitre, transporte
^ Exposition du Système du Monde, t. II, p. 393, édition
de 1824.
T. I. n
CCI PRÉFACE.
instinctivement cette notion aux phéno-
mènes du dehors, qui, sans cette condition,
demeurent absolument inexplicables pour
lui. Mais on a réfuté tant de fois déjà, et si
victorieusement, le paradoxe de Hume, qu'il
est inutile d'insister. Désormais, il est sans
autorité auprès de tous les esprits un peu
sages ; il faut le laisser, comme un passe-
temps et un jouet, aux mains des savants
qui croient encore pouvoir s'en servir, tout
usé qu'il est. La science antique avait pensé
qu'on ne sait une chose que quand on en
connaît la cause ; tenons-nous en à cet
axiome, que rien ne peut démentir, et qui
vaut toujours pour nous ce qu'il valait pour
les Anciens. La Métaphysique peut, en toute
sécurité, se livrer à la recherche des causes,
ainsi qu'elle l'a fait et qu'elle doit toujours
le faire. Bien qu'il ne soit pas donné à
l'homme de savoir la totalité des causes,
comme il le voudrait, il en connaît assez sur
lesquelles il ne se trompe pas, à commencer
par celle qui constitue son libre arbitre,
pour être assuré de son pouvoir, et pour
repousser des conseils pusillanimes. Refuser
PRÉFACE. ccxi
à l'homme la connaissance des causes est
une autre forme de scepticisme ; et sur cette
pente, si la science s'y laissait entraîner,
elle en arriverait bientôt au suicide moral
que le Scepticisme n'évite jamais. La Méta-
physique ne peut-elle pas adresser à la
science cet avis, en retour de ceux que la
science veut bien lui donner quelquefois ?
La religion et la science sont donc à peu
près aussi peu bien bienveillantes l'une que
l'autre pour la Métaphysique, par haine ou
par dédain. Mais qu'elles aient tort ou
qu'elles aient raison, il se trouve qu'elles
sont également impuissantes. La philoso-
phie n'a été étouffée, ni par les persécutions,
dont, au reste, elle ne se plaint guère, parce
qu'elle plaint davantage les persécuteurs, ni
par les railleries de la science et de la foule.
En fait, elle a poursuivi et poursuivra son
œuvre, parce que l'esprit humain ne cessera
jamais de vouloir élucider et résoudre de
tels problèmes. Ce besoin inextinguible,
qu'on peut blâmer, mais qu'on ne saurait
nier, garantit à la Métaphysique sa durée, en
même temps que sa force bienfaisante. Du
ccxii PRÉFACE.
moins, la religion, en lui contestant son
droit, par un sentiment peu généreux de ja-
lousie, ne conteste pas l'importance suprême
des questions débattues ; elle tendrait plu-
tôt à l'exagérer. Mais que penser de la
science , quand elle n'entend admettre
d'autre compétence que la sienne, et quand,
perdue dans les détails d'une analyse sans
fin, elle veut qu'on oublie l'ensemble, qui seul
donne à ces détails une place et un sens?
On peut toujours, et souvent à bon droit,
critiquer les métaphysiciens et leurs sys-
tèmes ; mais critiquer la Métaphysique, c'est
une aberration inconcevable.
Un obstacle qui est beaucoup plus sérieux
que ceux-là, sans être insurmontable cepen-
dant, c'est la nature même des études philo-
sophiques. Ouverte à tous, aussi bien que
le reste des sciences, la philosophie semble-
rait plus abordable qu'aucune d'elles, puis-
que chacun de nous porte en soi tous les
éléments qui la forment : « Les Dieux, dit
« Séneque , dans une de ses Lettres admi-
« râbles au jeune Lucilius, n'ont concédé à
« personne la connaissance spontanée de la
PRÉFACE. ccxiii
« philosophie ; mais ils ont accordé à tout
« le monde la faculté de l'acquérir. S'ils
(( eussent rendu ce trésor plus commun, si
« nous naissions avec la sagesse, elle per-
« drait le plus précieux de ses avantages,
(( celui de n'être pas un effet du hasard. Ce
« qu'elle a de plus grand et de plus estima-
<( ble, c'est qu'elle n'est point donnée natu-
« rellement à l'homme ; c'est qu'on ne la
« doit qu'à soi-même, et qu'on ne peut l'em-
« prunter d'autrui ^ » Gomment se fait-il
donc que, dans le cours entier des âges, si
peu d'hommes se livrent à la philosophie?
On se l'explique en considérant les néces-
sités de la vie ordinaire, toujours pressantes
et toujours renouvelées. L'immense majorité
des hommes est soumise, môme chez les peu-
ples les plus civilisés, aux incessants labeurs,
sans lesquels l'existence matérielle leur se-
rait impossible. Quand, devenue plus facile
pour quelques-uns, elle leur permet un choix
et du loisir, ceux-là sont encore subjugués
par les passions, par les intérêts, par les
motifs de toutes sortes, qui les enchaînent
* Lettre JtC, Éloge de la philosophie.
ccxiv PRÉFACE.
aux objets du dehors, sans qu'ils songent,
un seul instant, à ramener leurs regards dis-
traits sur leur intelligence et sur leur rai-
son ^ Le spectacle extérieur est si attrayant
et si dominateur, qu'on s'y livre sans ré-
serve; et le spectacle interne, qu'on néglige,
s'obscurcit, et s'éclipse, comme s'il n'était
pas. Pour les hommes qui, en nombre in-
fime, s'approchent de la philosophie, la dif-
ficulté est différente , mais elle n'est pas
moins ardue. Platon la signalait déjà, en tra-
çant le portrait du philosophe, au VP livre
de la République. Aujourd'hui , cette diffi-
culté est restée, pour nous, la même qu'elle
était aux plus beaux temps de la Grèce.
Voici les qualités principales que Socrate
veut trouver dans les élèves qu'il destine à la
philosophie, à la dialectique, à la vertu, et au
gouvernement de l'État. Selon lui, pour cul-
tiver avec succès la science de l'éternel et de
l'immuable, il faut avant tout aimer passion-
nément le vrai et haïr le mensonge, sous
* Buffon, tout Cartésien, a dit : « Nous ne cherchons qu'à
« nous rôpandre au dehors cl à exister hors de nous. » De la
nature de Vhomme, au déhut.
PRÉFACE. ccxv
quelques couleurs qu'il se dissimule. Pour
que Tâme puisse se consacrer sans partage
à cette virile contemplation, il faut, en ou-
tre, qu'elle soit au-dessus des exigences
déraisonnables du corps, et qu'elle fuie ses
dangereux plaisirs. Tempérante , désinté-
ressée, magnanime, incapable d'aucun senti-
ment bas, courageuse, sans crainte de la
mort, juste et douce, telle doit être l'âme
du futur philosophe. Est-ce là tout? Non ;
Socrate désire encore quelques qualités qui
tiennent davantage à l'intelligence : une
grande facilité à apprendre, qne heureuse
mémoire qui garde tout ce qu'on lui confie,
et enfin la grâce de l'esprit, qui sache faire
accepter les vérités, que le philosophe re-
commande à l'examen de ses semblables.
On le voit, c'est demander beaucoup, bien
que ce ne soit pas demander plus qu'il ne
convient ; et, comme la nature humaine ne
change point, la possession complète de tant
de qualités éminentes est un trésor, qui est
très rare, aussi bien de nos jours qu'au
temps de Socrate et d'Alcibiade. De ces
qualités, les unes peuvent être acquises 6u
ccxvi PRÉFACE.
développées ; les autres sont des dons du
ciel, auxquels Thomme ne peut rien que de
savoir en user, quand il les a reçus de la fa-
veur des Dieux. Mais ces difficultés, trop
réelles, qui s'opposent à la culture de la sa-
gesse, ne doivent nous causer, ni décourage-
ment, ni désespoir ; elles sont bien plutôt
un aiguillon pour les âmes vigoureuses et
sincèrement amies du bien. Plus la philo-
sophie coûte de peine, plus elle doit être
chère à ceux qui parviennent, sinon à réa-
liser ridéal dont Platon môme détourne ses
regards, du moins à ne pas trop le défigurer.
La philosophie, d'ailleurs, peut voir qu'elle
n'est pas seule astreinte à cette loi sévère.
Les vertus qu'elle réclame sont en très
grande partie celles que toutes les sciences,
sous leurs diverses formes, réclament pres-
que aussi impérieusement. Les qualités de
l'intelligence, celles même du cœur et de
l'âme, ne sont guère moins indispensables
au savant qu'au philosophe. Seulement,
lorsqu'on étudie la pensée, on est plus près
de Dieu et de l'infini que quand on observe
le monde extérieur. Mais si l'infini et le divin
PRÉFACE. ccxvii
écrasent Thomme presque jusqu'à l'anéan-
tir, ils le soutiennent aussi ; et, parmi les
sciences les plus belles, il n'en est pas une
qui nous élève, nous éclaire et nous satisfas-
se, aussi pleinement que la philosophie, par
son étendue et par sa certitude.
Sans doute, c'est concevoir une bien
grande idée de l'homme que de le trouver
capable de raison, de vertu, et de sagesse.
Mais cette estime, quelque haute qu'elle
soit, est-elle fausse ? Et quand on considère
l'homme, dans l'exercice de ses facultés les
plus puissantes, sans s'arrêter aux imperfec-
tions, peut-on surfaire son incomparable
dignité? La plus simple observation, le
moindre retour de l'intelligence sur elle-
même, témoignent que c'est un être à part
que celui qui se connaît ainsi, qui peut con-
naître à peu près aussi bien les autres êtres,
et qui, par sa raison, communiqué avec le
principe universel des choses. L'homme, ex-
clusivement, jouit d'une faculté qui lui ré-
vèle le vrai et le faux, le bien et le mal ; et
ce don prodigieux en fait une nature supé-
rieure, distincte de toutes les autres dans le
ccxviii PRÉFACE.
monde entier, une nature qui n'a de res-
semblanee et d'analogie qu'avec celle de
Dieu. Cette grandeur, cependant, passe
pour une illusion de la vanité humaine au-
près de quelques savants de notre siècle ; et
ils s'efforcent, plus témérairement peut-être
qu'on ne l'avait fait avant eux, de confondre
l'homme avec les animaux et de l'abaisser au
niveau de la bete. Triste spectacle que nous
offre la science, quand elle veut prouver à
l'esprit humain, en se dégradant elle-même,
que la science n'est en lui rien de plus que
l'instinct dans la brute ! Mais l'humanité ne
se laisse pas convaincre ; elle résiste, ap-
puyée sur la religion et sur la philosophie ;
et cette doctrine monstrueuse, qui peut
troubler quelques instants le domaine des
sciences, n'est pas aussi près de triompher
qu'elle l'espère. Elle s'est déjà produite sans
succès à plusieurs époques ; et, bien qu'elle
se présente avec un nouvel appareil scienti-
fique, elle ne prévaudra pas davantage au-
jourd'hui.
On ne conteste pas que l'homme, par son
corps, ne soit un animal. L'histoire natu-
PRÉFACE. ccxix
relie doit le classer parmi les animaux ; qui
en doute? Mais le corps est la moindre par-
tie de l'homme. C'est l'âme, la raison, l'in-
telligence, qui sont l'homme proprement
dit. L'âme n'appartient qu'à l'homme tout
seul, tandis que le corps lui est commun,
sauf des différences superficielles, avec une
multitude d'êtres, dont quelques-uns sont
même, sous ce rapport, bien plus parfaits
. que lui. On n'attend pas que les savants s'en
rapportent aux philosophes, qui n'ont cessé
d'accumuler sur ce sujet capital les démons-
trations les plus décisives. Mais les savants
devraient en croire les naturalistes, et à leur
tête, Buffon, le plus grand de tous. Après
avoir décrit l'âme de l'homme, en traits
dignes de Descartes, Buffon s'écrie, avec une
indignation qui rappelle celle d'Aristote
contre le Scepticisme : « Pourquoi vouloir
« retrancher de l'histoire naturelle de
« l'homme l'histoire de la partie la plus
« noble de son être ? Pourquoi l'avilir mal
« à propos, et vouloir nous forcer à ne le
« voir que comme un animal, tandis qu'il
« est, en effet, d'une nature très différente.
ccxx PRÉFACE.
« très distinguée, et si supérieure à celle
« des betes, qu'il faudrait être aussi peu
« éclairé qu'elles le sont, pour pouvoir les
« confondre? » Puis, Buffon montre les dif-
férences qui le frappent : La domination et
l'empire de l'homme sur les animaux; le lan-
gage qui tient à la pensée, que nous seuls
possédons, et non aux organes corporels,
complets chez quelques êtres autant qu'ils
peuvent l'être en nous; le progrès illimité de
l'intelligence humaine en face de l'immua-
bilité de l'instinct, que ne perfectionne
pas la réflexion ; le mécanisme pure-
ment matériel de l'animal, et l'immatéria-
lité de notre âme, douée de libre arbitre.
Buffon en conclut que « la nature, qui mar-
« che toujours et agit en tout par degrés
« imperceptibles et par nuances, se dément
« ici par une exception unique , et qu'il y a
« une distance infinie entre les facultés de
« l'homme et celle du plus parfait animal V »
Cuvier, le Buffon du xix*" siècle, eu dit au-
tant d'un seul mot, en signalant « l'hiatus
* Buffon, De la nature de l'homme, pp. 309 à 322, édition
de 1830.
PRÉFACE. ccxxi
infranchissable» que la nature a creusé entre
l'animal et nous.
Dans l'Antiquité grecque, cette contro-
verse déplorable n'avait pas été soulevée, ou
du moins, elle n'a pas laissé de traces, si ja-
mais les Sophistes l'ont suscitée, au milieu
de tant d'autres, paradoxales et erronées
ainsi que celle-là. Socrate, dans le Phèdre,
ne se trouve pas assez de loisirs pour écou-
ter les subtilités des Mythologues ; et,
fidèle au précepte de l'oracle de Delphes, il
ne s'occupe que de lui-même, «en cherchant
« à démêler si l'homme est, en effet, un
« monstre plus compliqué et plus furieux
« que Typhon, ou un être plus doux et plus
« simple, qui porte l'empreinte d'une nature
« noble et divine. » Aristote n'a pas eu l'oc-
casion, à ce qu'il semble, de se prononcer
dans ce débat, qui l'eût bien surpris. Mais
le V^ livre de sa Métaphysique nous prouve
comment il l'eût résolu, et quel cas inesti-
mable il fait du seul être à qui la nature ait
inspiré la passion du savoir. Le Stoïcisme a
une si magnifique idée du sage, qu'il en
faitlecoopérateur de l'ordre universel, l'ami.
ccxxu PRÉFACE.
et presque l'égal de Dieu. Les poètes, même
les plus légers comme Ovide, célèbrent la
supériorité de l'homme comparé à toutes
les créatures qui rampent sur la terre. Pline,
le naturaliste, après avoir déploré la faiblesse
de l'homme, Nudum in nuda humo, ne tarit
pas sur les œuvres merveilleuses de son in-
telligence. Sénèque est encore plus éloquent
et plus profond, sur ce sujet inépuisable.
Au même temps, le Christianisme vient ap-
porter pour jamais dans le monde une telle
opinion de la nature de l'homme, qu'il ne
croit pas pouvoir le sauver autrement que
par le sang d'un Dieu. Mais la science con-
temporaine répudie tous ces témoignages ;
et l'on dirait que, plus ils sont anciens,
nombreux, vénérables, plus elle se plaît à
les braver.
La philosophie est essentiellement enga-
gée dans cette question, que, du reste, elle
a quelque peine à prendre au sérieux. Si
l'homme n'est qu'un animal comme tout au-
tre, sauf peut-être qu'il est un peu plus intel-
ligent, s'il n'est pas l'être raisonnable, mo-
ral, et libre, qu'il se croit, et qu'il a tant de
PRÉFACE. ccxxiu
motifs de se croire, que devient alors la phi-
losophie, elle qui se flatte de ne se fonder
que sur la pensée et de ne suivre que la rai-
son? Elle ne fait donc qu'étudier et analyser
un être imaginaire ! Mirage, dont elle est
dupe depuis qu'elle est née parmi les
hommes ! C'est donc un songe et un nuage
qu'elle embrasse, et qu'elle peut encore
moins saisir aujourd'hui que dans le passé,
qui l'a déjà tant déçue ! La philosophie, la
Métaphysique n'existe donc pas I II est temps
enfin que l'esprit humain renonce aux ho-
chets, qui ont pu amuser son enfance igno-
rante, mais qui déshonorent son âge mûr !
Par bonheur, c'est la philosophie qui,
étant la plus compromise <lans cette menace
de déchéance, peut aussi opposer le plus pé-
remptoire de tous les arguments à ces con-
tempteurs de l'humanité, à ces partisans de
la brute, flattée par eux à nos dépens. Parmi
les plus audacieux et les plus aveugles, qui
oserait soutenir que la loi morale, qui régit
l'homme, se retrouve dans les animaux,
telle qu'elle est en nous, telle que la philoso-
phie la proclame? Qui oserait se jouer à ce
ccxxiv PRÉFACE.
point, et de la vérité, et de ses semblables,
et de lui-même ? La morale, quand elle s'ef-
force de guider les pas chancelants de
l'homme, dans sa carrière d'ici-bas, est,
plus encore que la Métaphysique, précieuse
à la philosophie ; elle est la pratique de la
vie, tandis que la Métaphysique n'en est que
l'explication. Bien des facultés, communes à
l'espèce humaine, subsistent dans l'animalité.
Sensation, mémoire, intelligence, passions,
la bête a tout cela, comme nous l'avons.
Mais prétendre qu'elle a aussi le discerne-
ment du juste et de l'injuste, la conscience
du bien et du mal, lui prêter les luttes qui
nous déchirent, mais qui nous ennoblissent,
lui prêter les infinies délicatesses du senti-
ment, les sublimités de la pensée, les triom-
phes magnanimes de la vertu, l'héroïsme
du sacrifice, c'est un outrage gratuit qu'on
s'inflige à soi-même. C'est un don plus gra-
tuit encore qu'on fait à l'animal, à qui la na-
ture Ta si évidemment refusé. Le rival qu'on
veut créer à l'homme n'est pas un rival ;
c'est un esclave, qui a toujours docilement
servi son maître, et qui ne secouera jamais
PRÉFACE. ccxxv
ce joug légitime, en dépit des encourage-
ments qu'on lui prodigue.
Trop souvent, la loi morale est obscurcie
ou faussée en nous, par nos fautes ou nos
passions. Mais, en soi, elle est quelque
chose de si auguste et de si sacré que la phi-
losophie elle-même, en la contemplant, se
sent troublée et confondue, comme l'homme
le serait en présence de Dieu. Lorsque Kant,
après avoir tout détruit en psychologie et en
logique, veut tout rétablir par la morale, il
s'arrête devant l'idée du Devoir; et, saisi
d'un enthousiasme que d'habitude la Criti-
que ne ressent guère, il ne peut retenir ses
exclamations : « Devoir, mot grand et su-
a blime, toi qui n'as rien d'agréable, ni de
« flatteur, et qui commandes la soumission,'
« sans employer, pour mouvoir la volonté,
• • ' • _ . . •
« des menaces qui ne pourraient qu'exciter
« l'aversion et la terreur, mais en te bor-
• • ■ • ,
« nant à proposer une loi qui s'introduit
« dans l'âme et la force au respect, sinon
* . . , • • ' . . •
« toujours à l'obéissance, et devant laquelle
« se taisent tous les penchants, quoiqu'ils
a travaillent sourdement contre elle. De-
T. I. 0
ccxxvi PRÉFACE.
« voir, quelle origine est digne de toi? Où
« trouver la racine de ta noble tige? » Puis
Kant ajoute : « La majesté du devoir n'a
« rien à démêler avec les jouissances de la
« vie ; elle a sa loi propre ; elle a aussi son
« propre tribunal ^ »
Les racines de la loi morale ne sont peut-
être pas aussi éloignées, ni aussi cachées que
Kant paraît le penser. Ce n'est pas l'homme
qui a fait la loi morale, puisqu'il ne peut l'a-
bolir, quelque désir qu'il en ait, quand elle
le condamne aux tortures d'une existence
pire que la mort. Mais une loi suppose né-
cessairement un législateur ; et, ici, le légis-
lateur tout-puissant et souverain ne peut
être que Dieu. C'est donc à Dieu, directe-
ment, que nous rattache la loi morale, dont
nos législations ne sont jamais qu'un pâle
reflet et un insuffisant écho. Admettre par
une hypothèse invérifiable que les animaux
sont, aussi bien que nous, éclairés de ces lu-
mières surhumaines, et qu'ils se conduisent
à cette splendeur, c'est un roman qui peut
1 Kant, Critique de la raison pratique. Mobiles de la raison,
p. 260, traduction Barni.
PRÉFACE. cc;txvii
naître dans les imaginations orientales, mais
qui, danâ notre Occident, devrait faire rou-
gîr les savants, qui se piquent de si bien ob-
server les choses. Est-il un seul fait qui
prouve que la loi morale produise daùs la
bête les effets qu'elle produit chez Thomme?
Tous les faits sans exception, ne prouvent-
ils pas absolUmeht le contraire?
Mais la loi morale n'est pars seulement
^ne barrière insurmontable entre Thommé et
la brute; c'est encore elle,*et elle seule, qui
fait que l'homme a une destinée, tandis que
les autres êtres n'en ont point, ou que, s'ils
en ont une, nous ne la. connaissons pas. Gha?
cun de nous peut s'assurer dans cette vie, et se
préparer pour l'autre, un destin, qui dépend
de notre libre arbitre. Dans la mesure oh la
Providence Ta voulu, nous pouvons accom-
plir la loi morale ou la violer ; nous pouvons
obéir à la voix de la raison, qui s'adresse à
notre conscience, ou y rester sourds. C'est
la condition de l'homme, pleine de grandeur
Ou de basselsse, selon qu'il se soumet ou
qu'il se révolte, selon qu'il permet ia prédo^
minance à l'un des deux principes dont il
ccxxTiii PRÉFACE.
est composé. C'est cette lutte du bien contre
le mal en nous, qui nous conquiert la part de
mérite moral que nous pouvons avoir. Ce
sont les alternatives et les péripéties de ce
combat secret qui forment tout le tissu de
notre existence vraiment huinaine et raison-
nable. Mais, que Thomme ait obéi à la loi
ou qu'il l'ait enfreinte, ne doit-il pas en ren-
dre compte à celui qui Ta faite, sans lui, et
qui est l'infaillible témoin de ce qui se passe
dans les profondeurs insondables du <îœur
humain? Les lois que les nations se donnent,
ne punissent que les fautes les plus grossiè-
res, les plus nuisibles et les plus apparentes ;
les coupables qu'atteignent les lois écrites sont
des .exceptions dangereuses, auxquelles les
sociétés doivent infliger un châtiment immé-
diat. Mais, nous avons beau être innocents
devant un tribunal infiniment plus délicat et
plus éclairé que les nôtres, nous n'avons pas
moins à y comparaître, pour que le su-
prême législateur juge, dans son équité, jus-
qu'à quel point nos âmes ont observé sa loi,
ou l'ont méconnue.
- Pensée et- conscience dans l'homme, loi
PRÉFACE. ccxxix
morale qui s'impose^ nécessité d'un législa-
teur de qui vient cette loi souveraine, né-
cessité non moins certaine d'un jugement,
croyance à Dieu et à sa présence en nous,
plus encore que dans le reste de l'univers^
ce sont là les titres de noblesse de l'homme ;
ce sont là autant de phénomènes divins, qui
ne se produisent qu'en lui, et qui sont « at-
« tachés et liés entre eux par ces raisons de
« fer et de diamant » dont Platon et So-
crate parlent dans le Gorgias^. Ceux qui les
nient sont à plaindre, autant que les aveu-
gles, qui ne voient pas la clarté des cieux.
Eux aussi sont privés de ces yeux de l'âme^
qui nous permettent de voir ce qui se passe
dans son ciel intérieur, et tout ce qu'elle con-
tient d'évidence et de vérité. Eux aussi er-
rent à l'aventure, ne trouvant dans l'huma-
nité et dans le monde qu'une indéchiffrable
énigme.
C'est à expliquer cette énigme que se con-
sacre la Métaphysique. Mais ces problèmes
sont d'un tel ordre, ils sont d'une telle im-
* Gorgias de Platon, p. 307 de la traduction de M. Victor
Cousin.
ccxxx PRÉFACE.
portance que nous ne pouvons nous en re--
mettre à personne du soin de les résoudre
à notre place. C'est à chacun de nous indi-
viduellement qu'il appartient d'en chercher
la solution, en se garantissant, le mieux
qu'il peut, des égarements de sa raison ou
des faiblesses de son cœur. C'est ce senti-
ment plus ou moins réfléchi, ce besoin de
s'entendre avec soi-même et de se connaî-
tre, qui a poussé vers la philosophie tarit
d'esprits admirables, et qui ne cessera d'y
pousser à jamais tous ceux qui seront aussi
indépendants, et aussi sincèrement amou-
reux du vrai. On ne sortira pas de ce di-
lemme : ou la vie de l'homme a un sens, ou
elle n'en a pas. Si la vie n'a pas de sens,
nous n'avons, en effet, qu'à nous livrer à
tous nos instincts, moins sûrs que ceux des
brutes; ou, si la vie signifie quelque chose,
notre premier devoir est d'étudier ce que
nous sommes, et quel destin est le nôtre.
Ici , nous rencontrons un redoutable
écueil, que la philosophie même n'a pas tou-
jours su éviter, et sur lequel se sont brisées
presque toutes les religions : c'est la super-
PRÉFACE. ccxxxi
stition. Entre les deux extrêmes, qui consis-
tent, l'un à ne sentir dans les événements de
la vie rien qui les explique, et l'autre à don-
ner aux qioindres incidents une signification
pieuse, il y a un moyen terme. C'est à la
raison de découvrir cette juste mesure, qui
est, à ce qu'il semble, bien difficile à garder,
puisque les plus sages ne l'ont pas toujours
connue. Le plus accompli des modèles à qui
l'humanité puisse vouer ses respects et son
imitation, Socrate, entend une voix qui lui
parle surnaturellement, pour lui prescrire,
ou lui défendre, les actes les plus indiffé-
rents ou les plus graves.
Se croire l'objet préféré d'une sollicitude
toute particulière de la Providence, vient de
notre égoïsme, si ce mot sévère peut s'appli-
quer à une âme comme celle du sage Athé-
nien. Dans l'Antiquité, il n'est pas un grand
homme qui n'ait été superstitieux, autant
que lui et plus que lui. Les faits de tout
genre abondent dans l'histoire pour nous
montrer jusqu'à quel point les Anciens ont
cédé à ce penchant naturel, que n'ont pas
même accru les siècles qui ont suivi la dispa-
ccxxxii PRÉFACE.
rition de la société romaine. Les Anciens ne
sont pas à blâmer sans réserve ; et nous au-
rions d'autant plus tort de les critiquer que
notre temps, qui se croit si éclairé, n'est
pas à l'abri de tout reproche, et que, par-
fois, il égale la crédulité du Paganisme, si
même il ne la surpasse. D'autre part, sup-
poser que la Providence puisse être ab-
sente de l'homme, quand elle est présente
partout, depuis la végétation de la plante et
l'instinct des animaux, jusqu'à l'harmonie
éternelle des mondes qui circulent dans l'es-
pace, c'est un excès en sens contraire. Mais,
dans quelle mesure la Providence s'occupe-
t-elle de chacun de nous? Voilà le problème,
dont la philosophie peut seule nous offrir la
solution pratique et modérée. C'est à chacun
de s'observer et de savoir ce qu'il en est,
sans prétendre imposer à ses semblables la
foi qu'il s'est faite, et qui ne peut avoir de
valeur que pour lui.
Tel est le résultat dernier auquel aboutit
tout l'effort de l'esprit humain, depuis ces
philosophies incertaines et confuses où
l'homme sait à peine se distinguer de tout
PRÉFACE. ccxxxiii
ce qui l'entoure, jusqu'à ces philosophies lu-
mineuses et vraies, où il est en pleine pos-
session de lui-même, et où il analyse, avec
admiration et reconnaissance, les étonnan-
tes facultés de son âme. Apprendre à l'indi-
vidu, non pas précisément ce qu'il est, mais
lui apprendre à le savoir par lui-même et
pour lui-même, dans une absolue indépen-
dance, voilà le sérieux et perpétuel service
que nous rend la philosophie. Chez bien des
peuples, pendant de longues périodes de
temps, dans des races entières, elle n'a pu
que bégayer. Dans toute l'Asie, depuis la
Chine jusqu'à l'Inde, à la Perse et au monde
musulman, ses essais sont informes; et il est
peu probable que, dans ces pays, au sein de
ces nations, d'ailleurs très-bien douées à
quelques égards, la philosophie puisse ja-
mais prendre un développement qu'elle n'a
point connu dans le passé, qu'elle est inca-
pable de se donner spontanément chez ces
peuples, et qu'elle ne pourra peut-être même
pas recevoir, avec tant d'autres bienfaits, de
la part d'étrangers plus heureux.
Quelles que soient les lacunes trop réelles
ccxxxiv PRÉFACE.
de la philosophie, qui sont aussi les lacunes
des religions, en un mot celles de l'esprit hu-
main, les amis de la vérité ne se sont jamais
découragés. Tous les siècles ont eu leurs
philosophes, plus ou moins profonds, plus
ou moins brillants, plus ou moins utiles à
l'humanité, dont ils sont les interprètes,
toujours divers par les doctrines, toujours
semblables par les intentions. A défaut de
Pythagore, c'est Xénophane ; à défaut de So-
crate, c'est Zenon ; à défaut d'Épictète, c'est
Plotin; à défaut de Descartes, Condillac; à
défaut de Reid, Kant. La raison humaine
ne s'est pas plus arrêtée en philosophie que
dans toutes ses autres applications ; elle ne
s'arrêtera pas davantage à l'avenir, tant
qu'elle n'aura pas consenti, sur la pente où
on l'appelle, à abdiquer, devant la partie
brutale et inférieure de notre être. Dans
cette galerie d'hommes généreux et indépen-
dants, qui compose l'histoire de la philoso-
phie, chacun de nous peut choisir et adop-
ter le guide pour lequel il se sent le plus de
sympathie, ou peut-être aussi de ressem-
blance. Mais le mieux encore est de ne pas
PRÉFACE. ccxxxv
avoir besoin de guide, et de ne s'en fier
qu'à soi seul, en marchant, sans crainte, dans
la libre voie qu'ont suivie tant de sages et
illustres devanciers.
Entre les théories qu'ils ont produites, les
historiens ont cherché à établir un ordre de
succession régulière et périodique, qui se-
rait la loi de ces évolutions. La philosophiez,
dit-on, serait inévitablement forcée de se
mouvoir dans quatre systèmes principaux^
qui représenteraient les facultés de notre
intelligence, ses sources d'information et ses
modes de connaissance : sensibilité, raison,
doute, et instinct. Selon que le philosophe
accorde plus d'autorité au témoignage des
sens, ou à la pensée réfléchie; selon que,
désespérant de l'un et de l'autre, il se laisse
aller au doute; ou bien enfin, selon qu'ef-
frayé de l'abîme où le doute le mène, il
se confie, presque sans examen et sans règle^
à l'instinct divin, qui est le fond de notre
entendement, le système qui sort d'une
de ces quatre tendances est, ou le sensua-
lisme, ou l'idéalisme rationnel, ou le scepti-
cisme, qui ne croit à rien, ou enfin, le
ccxxxvi PRÉFACE.
mysticisme, puéril et naïf, qui croit à tout.
Ces distinctions sont vraies; mais ce qui
ne l'est peut-être pas autant, c'est Tordre
qu'on croit pouvoir instituer entre ces sys-
tèmes ; c'est l'influence mutuelle qu'ils exer-
ceraient les uns sur les autres, pour se susci-
ter tour à tour, ou pour se détruire. Dans
la réalité, il n'existe pas entre eux une lutte
aussi uniforme et aussi nécessaire. Ils sont
souvent mêlés confusément dans un même
individu ; ils le sont encore plus dans une
même époque. Quelquefois, ils manquent
tous ensemble presque entièrement; et par
exemple, dans cette longue éclipse de la
Métaphysique, qui s'étend de la destruction
de l'Empire romain jusqu'à la première Re-
naissance, au xui"^ siècle, les quatre systèmes
font défaut ; et même quand les ténèbres se
dissipent peu à peu, on a la plus grande
peine à les discerner. Il y a des peuples fort
intelligents et des races, comme celles de
l'Inde, où un seul des quatre systèmes, le
mysticisme,. a presque uniquement prévalu,
à l'exclusion des trois autres, et où le scep-
ticisme ne s'est jamais montré. Les circons-
PRÉFACE. ccxxxvii
tances extérieures sont aussi pour beaucoup
dans Téclosion, ou dans l'avortement, des
systèmes. Quand les esprits sont satisfaits
par le dogme religieux, comme il est arrivé
pour notre Moyen-âge, ils songent moins à
la philosophie. Ce n'est pas qu'elle soit
morte; mais elle se tait; et il lui faut bien
du temps pour recouvrer la parole. Au. con-
traire, quand la foi religieuse est incapable,
comme dans le Paganisme, de répondre aux
exigences de la raison, les systèmes de toute
sorte se multiplient et florissent. La méta-
physique supplée une religion insuffisante;^
et elle apporte aux esprits le solide aliment
qu'ils ne trouvent point ailleurs.
Toutes ces alternatives et ces oscillations,
tant reprochées à la philosophie, comme
si elles n'étaient pas la condition même du
savoir de l'homme, se comprennent aisément ^
si l'on se rappelle le caractère essentielle-
ment individuel des spéculations philoso-
phiques. Précisément parce que l'homme
est avant tout un être libre, il ne peut pas y
avoir de loi absolue pour la production des
systèmes. Ne dépendant que de l'individu.
çcxxxviii PRÉFACE,
ils naissent à Taventure; et, pour savoir
pleinement quelle en est la secrète origine^
il faudrait être dans les conseils de Dieu,
qui fait des philosophes, comme il fait des
poètes et des artistes, les répartissant aux
peuples et aux âges selon des desseins qui
nous dépassent. La loi, s'il y en à une, nous
échappe. Certainement, il est bon de la cher-
cher ; mais on peut douter qu'elle soit en-
core comprise. Il n'y a pas non plus de loi
dans la succession des poètes, puisque le
plus grand de tous en est aussi le premier
par la date, comme par le génie.
La philosophie y perd-elle • quelque chose
de son influence et de son utilité? Pas le
moins du monde. Quand elle trouve quelque
parcelle de vérité, le trésor qu'elle met à dé-
couvert n'en a pas moins de prix, ps^ce qu'il
vient d'un penseur qui n'a ni aïeux, ni des-
cendants. La philosophie peut se dire que. ce
qu'il y a de vraiment essentiel et de durable
dans les conquêtes de la raison, lui appartient
toujours, venant d'elle ou remontant jusqu'à
elle.
* • • • •
Si les considérations qui précèdent ont
PHÉFACK. ccxxxix
quelque valeur, si elles sont exactes, appli-
quons-les à la philosophie de notre temps,
sur la fin du xix® siècle, spécialement dans
notre pays. Instruit par les leçons du passé,
le philosophe doit être, de nos jours, plus
modeste que jamais; et, tout à la fois, il
peut être animé de la plus mâle assurance. A
cette heure, son droit n'est douteux, ni pour
lui-même, ni pour les autres. D'ailleurs,
pour peu qu'il interroge sa conscience, il y
trouve, sous la conduite.de Descartes, une
force que nulle puissance au monde ne peut
contraindre; et, sans se flatter, il peut se ré-
péter, avec le poète, que la ruine même de
l'univers n'ébranlerait pas son cœur invin-
cible, comme Pascal nous l'apprend après
Horace : .« Quand l'univers l'écraserait,
« l'homme serait encore plus noble que ce
a qui le tue. )> Dans la nature de l'homme,
c'est la philosophie surtout qui peut reven-
diquer cette fîère parole, que le Stoïcisme
ancien a transmise, et fait accepter, à l'humi-
lité chrétienne. Sous une autre forme, c'est
l'axiome Cartésien ; et puisque la philoso-
phie, grâce à la méthode, sait qu'elle doit
ccxL PRÉFACE.
s'appuyer désormais sur cette base inébran-
lable, elle a, quand elle le veut, un levier
qui peut soulever le monde de la pensée et
des choses.
Tels sont aujourd'hui, plus que jamais,
parmi nous plus que chez aucune autre na-
tion, les motifs de l'imperturbable assurance
de la philosophie ; tels sont ses titres à la
confiance que l'esprit humain peut placer eh
elle.
Des motifs non moins graves recom-
mandent au philosophe une circonspection
et une réserve qui s'allient fort bien aveô de
fermes croyances, aussi éloignées de l'or-
gueilque du scepticisme. A ses débuts, la
philosophie s'imaginait pouvoir expliquer
l'univers; et c'est une illusion qu'elle se fait
encore quelquefois, malgré l'avertissement
de tant de fameux naufrages. Elle ne doit
plus se la faire. Se connaissant pour ce
qu'elle est, elle doit mieux apercevoir quelles
sont ses infranchissables limites. C'est bien
toujours l'ensemble des êtres, la totalité de
l'Être, que le philosophe essaie de com-
prendre,' àjcommencer par son être propre;
PRÉFACE. ccxLi
mais, en face dç Tinfini et de l'absolu, il ne
sent que trop vivement, sinon sa complète
impuissance, du moins son infirmité relative
et ses justes bornes. C'est pour lui person-
nellement qu'il s'efforce de pénétrer le mys-
tère ; et comme, nécessairement, il n'en
pénètre qu'une faible partie, dans la mesure
étroite de son individu, il ne doit plus avoir
la prétention de posséder la vérité tout en-
tière, et encore moins d'imposer à ses sem-
blables la solution qu'il a trouvée, après de
longues méditations, et qui ne regarde que
lui. Le philosophe ne peut plus se croire
un révélateur. Cet aveuglement des premiers
jours, s4l a jamais été excusable, a cessé de
l'être ; ce serait, maintenant, une erreur plus
impardonnable encore que dangereuse. L'hu-
manité n'en est pas moins prête à écouter le
philosophe, quand il lui apporte le tribut
de ses pensées; mais il ne peut pas plus
songer à dicter la loi aux autres hommes
qu'il n'a, comme le dit Aristote, à la rece-
voir d'eux.
Que si la philosophie, sortant d'elle-même,
jette ses regards impartiaux sur ce qui l'en-
T. I. P
ccxLii PRÉFACE.
vironne, elle se voit, dans notre siècle, aussi
bien que parle passé, en face d'une religion
qui exerce un immense et heureux empire,
et en face de la science, qui a pris un prodi-
gieux développement. L'une mérite le res-
pect , l'autre l'admiration ; toutes deux
exigent l'attention la plus constante du phi-
losophe. Il peut leur demander quelques
lumières, tout. en jouissant des siennes, que
rien ne peut remplacer.
Malgré lés imperfections inévitables de
toute œuvre humaine, la religion, telle
qu'elle se montre dans nos sociétés euro-
péennes, est encore la plus grande et la! plus
vraie de toutes celles qui ont jamais paru;
il Serait peut-être hasardeux d'ajouter, qui
paraîtront jamais. Par ses origines qui re-
montent, avec la Bible, aux premiers âges
de l'histoire, par les emprunts qu'elle a faits
à l'Antiquité grecque et romaine, par les la-
beurs incomparables qui l'ont accrue depuis
les Apôtres et lés Pères de l'Eglise, par les
Conciles qui ont successivement fixé le
dogme et la jurisprudence sacrée, par les
docteurs du Moyen-âge, et même par les am-
PRÉFACE. ccxLiii
bitions démesurées de certains Papes, la
religion chrétienne, dont le Catholicisme est
le véritable héritier, est entourée d'une puis-
sance et d'une majesté dont rien n'approche
dans les annales du genre humain. C'est un
édifice colossal, qu'ont élevé les mains les
plus habiles et les plus persévérantes, qui a
duré bien des siècles déjà parce qu'il est
fondé sur la foi la plus sincère, et qui pourra
défier, pendant bien des siècles encore, « la
fuite des temps ». Comparé à toutes les
autres religions, le Christianisme les domine
à une hauteur incommensurable, autant que
notre civilisation et nos sciences l'emportent
sur la civilisation de toutes les autres races,
présentes ou éteintes.
Cet éclat et cette gloire seraient peu de
chose pour la raison et la philosophie, qui
se plaît d'ailleurs à les constater, si la reli-
gion chrétienne n'avait encore d'autres titres
infiniment plus réels et plus solides, que
n'apprécie pas le vulgaire, mais dont les
penseurs doivent être frappés, si ce n'est
convaincus ou éblouis. Sur tous les pro-
blèmes qu'agite la Métaphysique, le Chris-
ccxLiY PRÉFACE.
tianisme a des solutions ; il ne laisse ignorer
à rhomme rien de ce qui peut Tintéresser
sur sa nature, sur son origine, sur sa des-
tinée, sur ses espérances, et sur Dieu. Que
ces solutions soient définitives et indiscu-
tables, il n'y a que les fidèles qui puissent le
croire. Mais la philosophie se manquerait à
elle-même, si elle ne les étudiait pas, et si
elle n'en tenait pas le plus grand compte.
C'est l'inspiration qui les a dictées; l'inspi-
ration est loin d'être infaillible, puisque la
raison elle-même ne l'est pas; mais quand
la spontanéité des esprits a de tels précé-
dents, et quand elle a porté de tels fruits,
elle est digne de l'examcHle plus approfondi,
qui peut devenir un enseignement fécond.
C'est la Judée, la Grèce et Rome que le
Christianisme résume et continue; c'est toute
la civilisation moderne qu'il concentre et
qu'il représente, en attendant qu'il la fasse
régner sur la face entière du globe que nous
habitons.
Le philosophe serait bien imprudent de
ne pas le consulter aussi attentivement, au
moins, qu'il consulte le passé philosophique.
PRÉFACE. ccxLV
Sur une foule de points, il se trouvera d'ac-
cord avec la religion; et il pourra joindre
alors aux égards que conseillent toujours les
convenances sociales, cette adhésion, bien
autrement intime, d'un cœur qui se rend li-
brement à la vérité partout où il la voit. Il
ne saurait désavouer, sous le costume chré-
tien, les principes et les doctrines qu'il ad-
mire dans Platon. Cette conformité, pour
n'être pas tout à fait celle de la raison et de
la foi, n'en est guère moins précieuse. On est
heureux de pouvoir accorder l'approbation
avec le respect; et la philosophie, sans avoir
besoin de ce concours, y puise néanmoins des
forces, qui n'ôtent rien à son indépendance,
et qui, s'il le fallait, la, rendraient encore
plus tolérante qu'elle ne doit toujours l'être.
On peut n'être pas chrétien; c'est le droit
que réclame la libre pensée ; mais c'est une
témérité aveugle et injuste que de réprouver
le Christianisme, sans chercher d'abord aie
bien entendre. Ou il faut proscrire toutes les
religions, ce qui est un insupportable mépris
de l'humanité; ou il faut écouter celle-là, et
la vénérer plus que toutes les autres.
CCXLVI PRÉFACE.
Les relations de la Métaphysique avec la
science contemporaine sont peut-être moins
faciles et moins nettes qu'avec la religion.
Le malentendu, qui dure depuis assez long-
temps déjà, et qui remonte tout au moins à
Bacon, s'accroît tous les jours par les pro-
grès incessants que font les sciences. Pour
sa part, la Métaphysique n'a guère à espérer
des progrès semblables; et, sauf l'apparition
de quelque génie extraordinaire, elle ne dé-
passera pas le niveau qu'elle a atteint avec
Socrate et Descartes. Au contraire, les con-
quêtes scientifiques semblent de plus en plus
s'étendre; les découvertes les plus inatten-
dues s'accumulent, dans le champ de l'infini.
Elles ont un retentissement universel ; et les
sciences aujourd'hui remplissent, à peu près
seules, le théâtre où se fixent les yeux de la
foule. Elles y ont succédé aux lettres, qui
naguère y tenaient une place exclusive; et
leur vogue n'est pas près de se tempérer,
bien qu'un jour elle doive défaillir à son tour,
sous l'ardeur d'une vogue contraire. La phi-
losophie assiste à ces luttes sans les craindre,
parce qu'elles doivent tourner au profit de
PRÉFACE. ccxLvii
rintelligence commune. Ce triomphe des
sciences, légitime sous bien des rapports,
ne la trouble pas; elle sait dès longtemps
quelles en doivent être les bornes, de même
qu'elle sait aussi, non moins sûrement, quels
sont ses droits imprescriptibles, que les vic-
toires de la science ne font qu'accroître, loin
de les réduire.
D'ailleurs, répétons-le aux savants, sans
intention de les blesser : la philosophie a
moins besoin des sciences que les sciences
n'ont besoin de la philosophie. Les maîtres
de la sagesse ont apparu dans des temps, et
chez des peuples, où les sciences étaient à
peine écloses. Les sages n'en ont été, ni
moins éclairés, ni moins utiles. Ainsi que le
remarque Aristote, l'étonnement et l'admis
miration ont été pour les hommes le com-
mencement de la science et de la philo-
sophie. A mesure que les sciences analysent
les phénomènes et en découvrent de nou-
veaux, de plus en plus admirables, l'étonne-
ment s'augmente; mais il ne change pas de
nature. On pourrait presque croire que, plus
on a lieu d'être étonné et plus l'admiration
ccxLviu PRÉFACE.
se justifie^ moins peut-être on comprend
rinfinîtude des choses. Il est à douter que
Newton admirât les cîeux plus que ne le fai-
sait David ; et personne encore, parmi les
astronomes, n'a surpassé en enthousiasme
les psaumes du Roi-prophète. Ce n'est pas la
science qui fait la vivacité, ni la profondeur
du sentiment. Après plus de deux mille ans,
la philosophie peut encore objecter aux
sciences tout ce que Socrate objectait à
Anaxâgore, qui, lui aussi, après avoir essayé
d'embrasser l'ensemble des choses, se per-
dait dans des détails sans (in et incohé-
rents.
Ce qui est vrai de la Métaphysique en
France ne l'est pas moins pour le reste de
l'Occident. La situation est partout la même
vis-à-vis de la religion et de la science ; et la
noble famille européenne garde toujours
l'unité contractée, dès le Moyen-âge, sous la
discipline de la Scholastique , que Paris
avait enfantée avec Abélard et ses succes-
seurs. Sans doute, il y a des dissemblances
très-notables entre la philosophie française,
et les autres philosophies contemporaines,
PRÉFACE. ccxLix
allemande, italienne, anglaise et américaine;
mais, dans leurs traits généraux, elles sont
de la même race ; elles se sont formées,
elles ont grandi sous les mêmes influences ;
elles sont soumises à des péripéties ana-
logues. Ce qui s'applique à la nôtre s'ap-
lique à peu près aussi bien à ses sœurs. Mais
nous pouvons, sans vanité, penser que notre
philosophie, réglée par Descartes, depuis
plus de deux siècles, est encore la plus sage
et la plus pratique de toutes. Si elle n'a pas
les éclats et les conceptions gigantesques de
quelques autres, elle n'en a pas non plus les
périls et les chutes. Contre toute attente,
les esprits ont été, chez nous, beaucoup plus
audacieux dans le monde des faits que dans
celui de la pensée ; et la furie française, qui
s'est donné carrière dans une révolution qui
a bouleversé tous les peuples, disparaît en
philosophie. Nous y sommes d'une sagesse
exemplaire, que d'autres auraient pu imiter,
s'ils l'avaient comprise, mais dont ils n'ont
fait que se railler, parce qu'ils en étaient in-
capables. Selon toute apparence, nous res-
terons fidèles à ces habitudes de modération
ccL PRÉFACE.
et nous ne dépasserons pas la mesure. La
clarté, qui esl la première qualité de notre
esprit national, et que nous avons reçue de
l'Antiquité, nous préserve des écarts extrê-
mes ; le bon sens est chez nous un frein au-
quel il est bien difficile de se soustraire.
Ailleurs, les obscurités de l'esprit aident
beaucoup aux ténèbres des théories, et Ton
y paraît quelquefois d'autant plus profond
qu'on est plus inintelligible.
On le voit donc : considérée dans son
état actuel, dans sa gloire du xvii* siècle, dans
ses défaillances même du Moyen-âge, dans
ses merveilleux débuts en Grèce ; considérée
dans ses représentants les plus vrais, ou
bien dans ce degré inférieur où elle se
montre parmi les peuples de l'Asie, la phi-
losophie a été la même, ou peu s'en faut, à
toutes les époques. Sa nature n'a pas essen-
tiellement varié, quoique ses œuvres aient
été bien diverses; son procédé est resté
identique. Le seul progrès, c'est que la
conscience qu'elle en a eue a été plus ou
moins complète, jusqu'à ce qu'enfin elle en
arrivât à la splendeur Cartésienne, que nulle
PRÉFACE. ccLi
autre ne peut surpasser, et qui ne doit plus
s'éteindre. Le passé de la philosophie depuis
Platon et Arîstote nous répond de son avenir;
et cette pérennité, que lui souhaitait Leib-
niz, elle Ta toujours possédée. Quoi qu'il
puisse arriver, elle en jouira à jamais,
appui le plus solide de la raison humaine,
son honneur suprême, et son salut, aujour-
d'hui comme jadis, dans les siècles futurs
aussi bien qu'elle l'a été dans les siècles
écoulés.
Avril 1879.
DISSERTATION
SDR LA COMPOSITION
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE
Le moyen le plus simple et le plus sûr de juger de
la composition de la Métaphysique d'Aristote, c'est
d'analyser avec exactitude ce monument tel qu'il se
trouve dans l'état où il est arrivé jusqu'à nous. Il n'a
pas changé depuis le temps d'Andronicus de Rhodes,
c'est-à-dire, depuis près de vingt siècles. Les généra-
tions successives de commentateurs, de philosophes,
de philologues, d'éditeurs, qui l'ont étudié sous pres-
que tous les aspects, n'en ont jamais modifié l'arran-
gement, quelque défectueux que cet arrangement ait
pu leur paraître. Peut-être serait-il téméraire d'affir-
mQV({\x(AdLMétaphysique soit sortie des mains d'Aristote
sous la forme même où nous l'avons ; mais il est cer-
tain que cette forme est la seule qu'aient connue
l'Antiquité, et, après elle, le monde moderne, à remon-
ter au siècle de Sylla et de Cicéron.
Entre Cicéron et Aristote, il y a près de trois cents
ans ; dans cet intervalle, quelles altérations a subies le
texte de la Métaphysique? C'est là une question dont
ccLiv DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
nous nous occuperons plus tard. Nous toucherons
d'abord la question do l'analyse, qui est de beaucoup
la plus importante, et sur laquelle il est facile d'être
clair et précis.
Voici cette analyse, livre par livre, et presque cha-
pitre par chapitre.
Le premier livre est consacré à deux choses : la dé-
finition de la philosophie et l'examen des systèmes
antérieurs, y compris celui de Platon, sur lequel Aris-
tote s'arrête ici, comme dans toutes ses œuvres, plus
longtemps que sur aucun autre. La définition de la
philosophie remplit les trois premiers chapitres à peu
près exclusivement, et elle se termine par ce magni-
fique éloge d'Anaxagore que l'on a répété tant de fois,
après le philosophe. Quant à l'examen des systèmes,
qui tient les quatre derniers chapitres, il porte plus
particulièrement sur les Pythagoriciens et sur la
Théorie des Idées. Le but principal de l'auteur, dans
ce premier livre, est donc de tracer une esquisse de
la science qu'il appelle de son vrai nom la Philosophie
première, et que nous appelons aujourd'hui la Méta-
physique, expression désormais adoptée sans retour,
bien qu'elle soit beaucoup moins convenable. En ré-
futant les systèmes qui ont précédé le sien, Aristote
se propose de prouver que sa théorie des quatre causes
est à la fois plus originale et plus complète que toutes
celles de ses devanciers.
Tout ce premier livre est d'une régularité à peu près
irréprochable, et la pensée de l'auteur s'y développe
sans lacune, si ce n'est sans obscurité.
Le second livre, que les commentateurs grecs ont
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. cclv
nommé le Petit I" livre, ne se compose que de trois
chapitres. On dirait que, dans le premier de ces cha-
pitres, le sujet va recommencer, puisqu'on y trouve
encore quelques généralités sur la nature de la science,
sur les conditions de ses progrès, et sur la philosophie.
C'est là sans doute ce qui aura porté des scholiastes,
trop peu attentifs, à faire de ce second livre une an-
nexe et comme un supplément du premier, tette
haison n'est qu'apparente, et le chapitre qui suit doit
dissiper l'illusion, si on l'a conçue un instant. Le sujet
de ce second chapitre n'a pas le moindre rapport avec
celui qui vient d'être exposé, d'ailleurs bien superfi-
ciellement, dans le chapitre premier. Cette question
toute nouvelle, c'est de savoir si une série infinie de
causes est possible, et s'il ne faut pas de toute néces-
sité s'en tenir à un principe unique et supérieur, du-
quel tout le reste dérive, ou auquel tout le reste doit
se rattacher. Dans le troisième chapitre, qui succède au
second, avec la mémo incohérence, surgit une ques-
tion non moins inattendue : c'est la discussion des
méthodes qu'un maître, ou qu'un écrivain, doit suivre
pour plaire à ses auditeurs ou à ses lecteurs, et pour
arriver à les convaincre.
Ainsi, les trois chapitres, qui composent le second
livre s'appliquent à trois sujets différents, qui n'ont
aucune liaison entre eux, non plus qu'avec le premier
livre; et, en outre, le dernier de ces sujets regarderait
la Rhétorique bien plus que la Métaphysique.
Le livre III reprend évidemment et poursuit le sujet
traité dans le I", sans tenir compte de ce livre interca-
laire, qui est venu rompre la pensée et en suspendre
ccLvi DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
le légitime développement. Avant de procéder à l'é-
tude de la Philosophie première, l'auteur conseille,
avec beaucoup de sagesse, et afin de ne pas faire fausse
route, de poser tout d'abord aussi clairement que
possible les questions qu'on doit résoudre. Il énumère
en effet celles qu'il a l'intention de traiter lui-même,
et il établit que c'est à une seule et même science
d'étudier les principes des choses et les principes de
)a démonstration. Pour soutenir ces assertions, il
réfute quelques opinions contraires avancées par les
écoles de Pythagore et de Platon, qui se sont perdues
dans de vaines abstractions. Pour lui, les vrais prin-
cipes de la science sont les genres les plus élevés des
choses, les Universaux, que l'esprit conçoit dans les
êtres individuels, sans les en séparer.
Sans doute on peut trouver que les pensées émises
dans ce troisième livre ne sont pas très étroitement
enchaînées entre elles, et que la marche de la discus-
sion n'est pas très rigoureuse ; mais ce n'en est pas
moins une suite fort acceptable du premier livre. Sans
que Tordre soit aussi parfait qu'on pourrait le désirer,
les déviations ne sont pas très fortes, et elles ne trou-
blent pas très sensiblement les exigences de la logique.
Le quatrième livre poursuit cette discussion en
l'approfondissant ; il détermine avec plus de précision
encore la nature spéciale de la Philosophie première,
comparativement à toutes les autres sciences. La Phi-
losophie première étudie l'Être en tant qu'Ltre ; elle
ne l'étudié pas dans les modes diversifiés à l'infini
qu'il peut offrir à notre observation, mais dans ce qui
le fait être ce qu'il est, c'est-à-dire, dans son essence.
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. cclvii
Les sciences particulières considèrent TLtro danis
toutes ses propriétés, si différentes les unes des autres,
et dans ses formes innombrables ; la Philosophie pre-
mière le considère exclusivement en lui-même ; elle
s'attache à TLtre en soi, pour découvrir en quoi con-
siste sa substance, indépendamment de toutes ses
attributions.
Tel est le sujet de la première partie du IV' livre.
La seconde partie, plus importante et plus grave,
traite d'une question qui est très voisine de celle-là, et
qui se lie à celle de TÉtre en soi. Le principe le plus
élevé et le plus inébranlable de tous les principes,
c'est le suivant : « Une même chose ne peut pas, dans
« le même temps et sous le même rapport, être et
« n'être pas. » C'est là ce qu'on nomme le principe
dé contradiction; et Aristote trouve à ce principe une
telle valeur qu'il essaie de le mettre dans toute sa
lumière, avec une sorte de complaisance et de pro-
lixité, qui ne lui sont pas habituelles. A l'aide du prin-
cipe de contradiction, il réfute le Scepticisme, qu'il
accable sous des objections invincibles, cent fois re-
produites depuis lors, sans qu'on ait pu les rendre
plus fortes qu' Aristote ne l'a fait du premier coup.
C'est surtout à la doctrine de Protagore qu'il s'adressej
sans oubher celles d'Heraclite et de Cratyle; il les
met en poussière ; et à ces théories sophistiques, il
oppose la pratique constante de la vie, qui les contredit
d'autant plus sûrement qu'elle les ignore, et le sens
commun, qui ne s'en occupe que pour les repousser
avec le plus profond dédain. L'auteur achève cette
défaite du Scepticisme en combattant énergiquement
T. I. a
ccLvui DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
le Sensualisme, qui prétend faire des sens de rhomme
la mesure de la vérité ; et il démontre que, sur cette
base trop peu large, il est absolument impossible
d'asseoir Tédifice de la science. Tout est mobile et
sujet à un changement perpétuel dans le monde de la
sensation, tandis que la science a nécessairement be-
soin, pour se fonder, de Fimmuable, de Timmobile et
de Fétomel.
Cette réfutation du Sensualisme et du Scepticisme
est une des parties les plus belles et les plus solides
de toute la Métaphysique. Aristote n'a peut-être rien
écrit de plus grand. On retrouve, dans ces quatre ou
cinq chapitres, le ton du premier livre, et quelque
chose de l'austère majesté qui éclate dans plusieurs
parties du douzième.
Mais tout à coup le sujet s'arrête de la manière la
plus brusque et la moins justifiée. Le cinquième livre
ne contient que des définitions de mots, au nombre de
trente, à commencer par les mots de Principe, Cause,
Élément, Nature, etc., et à finir par ceux de Genre et
d'Accident. Le plus souvent, ces définitions sont justes
et délicates ; quelques-unes même sont de la plus rare
précision. Mais^ si bon nombre de ces mots sont d'un
emploi fréquent en Métaphysique, il y en a beaucoup
aussi dont la Métaphysique ne fait presque pas d'u^
sage, et que l'auteur aurait pu s'abstenir d'expliquer.
En outre-, ces définitions se succèdent sans aucun
ordre ; et l'on pourrait même bien des fois les inter-
vertir avec avantage. Enfin le caractère le plus saillant
du cinquième livre, c'est que, comme le second, il
n'est qu'une intcrcalation maladroite et absolument
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. ccLix
déplacée ; il figurerait tout aussi bien dans un traité
de Logique.
Le sixième livre revient sur la définition de la Phi-
losophie première, considérée* comme la science de
l'Être en tant qu'être ; et, pour éclaircir cotte défini-
tion, il analyse l'idée de l'Être dans les nuances di-
verses qu'elle peut revêtir, et qui souvent trompent
les philosophes aussi bien que le vulgaire. L'Être
véritable ne se trouve que dans la catégorie de la
substance, et les catégories suivantes ne contiennent
d'Être que dans la mesure où elles se rapportent à la
première d'entre elles, qui est la seule essentielle.
Pour que l'Être ait une quantité, une qualité, une
relation quelconque, un lieu, un temps, etc., il faut
d'abord qu'il soit, d'une manière absolue et sans
détermination.
Le septième livre semble continuer la discussion
sur la substance. On a même trouvé que ce livre était
si étroitement lié au précédent qu'on s'est étonné
qu'on ait jamais pu les séparer en livres distincts, au
lieu de les réunir en un seul. Cette opinion n'est exacte
qu'en paAie ; elle s'applique bien aux quatre premiers
chapitres, si l'on veut ; mais, à partir du cinquième,
l'auteur commence une théorie générale de la défini-
tion, qu'il poursuit avec peu de méthode et de clarté
pendant huit autres chapitres, du cinquième au dou-
zième compris. Puis, dans le treizième et le quator-
zième chapitres, il revient à la définition do la sub-
stance, qui pouvait sembler épuisée, après tant de ré-
pétitions et de redites peu nécessaires. Enfin, il quitte
de nouveau, dans les deux derniers chapitres, la ques-
ccLX DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
tion de la définition, pour revenir à la théorie de la
substance et à la critique du système des Idées.
Le désordre que nous venons de signaler dans le
septième livre continue dans le huitième, où il est
encore plus apparent. Ce livre reproduit une bonne
partie des discussions précédentes, sans y rien ajouter
qui mérite quelque attention ; c'est un recueil de frag-
ments plutôt qu'un ouvrage proprement dit. Ces frag-
ments, traitant des mêmes matières, ont été mis à la
suite du livre septième, où ces matières avaient été
plus complètement exposées ; et cette ressemblance,
du reste assez éloignée, parait être le seul motif qui
ait fait classer le huitième livre immédiatement après
Tautre. Ce motif est bien léger; mais, dans l'Anti-
quité, les scholiastes n'apportaient pas à ces choses
l'exactitude que la critique moderne y demandé im-
périeusement.
La théorie de l'acte et de la puissance remplit le
neuvième livre, sans que d'ailleurs cette théorie, une
des plus originales de tout le Péripatétisme, soit ratta-
chée expressément à aucune de celles qui la précè-
dent. L'Ltro ne se comprend bien que par cette dis-
tinction profonde, de l'actuel et du possible, qui est
due à Aristote ; elle est indispensable à l'exacte déter-
mination de la substance. Mais l'auteur n'a pas pris
la peine de relier cette discussion à Tensemble de son
œuvre, et d'en montrer la vraie place. Ce ne sont pas,
du reste, les seules traces do désordre que contient le
neuvième livre. Dans le chapitre sixième, on remarque
une interpolation qui en occupe la dernière partie
presque tout entière. Du moins, Alexandre d'Aphro-
DE LA MÉTAPHYSIQUE D*ARISTOTE. cclxi
•
dise n'a-tril pas commenté ces paragraphes, qui parais-
sent avoir été ajoutés postérieurement et n'être qu'un
hors-d'œuvrè inexplicable. A la suite de ce passage,
la théorie de l'acte et de la puissance, comparés l'un à
l'autre sous divers rapports, s'achève dans trois cha-
pitres successifs. Puis, le dixième chapitre aborde un
sujet tout à fait étranger, et discute la nature de l'Être
considéré comme fondement delà vérité et de l'erreur.
Cette étude nouvelle ne fait guère que répéter ce qui
a été déjà dit plus haut dans le livre sixième, et c'est
avec raison que des commentateurs ont proposé de la
rejeter de la Métaphysique^ et de la renvoyer à l'Or-
ganon, où elle serait en effet en son lieu véritable.
Ce qu'on vient de dire de la fin du neuvième livre
est encore plus exact pour le dixième livre tout entier.
Ce livre est également déplacé ; lui aussi, il appar-
tiendrait bien plus convenablement à l'Organon. Il est
rempli par une discussion peu régulière sur l'unité et
la pluralité, à laquelle se mêle une autre discussion
sur les contraires, étudiés dans les genres et les espè-
ces, dans la privation et la possession, et poursuivis
jusque dans la différence des sexes. Pris dans sa tota-
lité, le dixième livre est encore un hors-d'œuvre, dont
rien ne justifie la présence dans le lieu où le hasard
l'a sans doute égaré. Alexandre d'Aphrodise n'a pas
commenté les trois derniers chapitres ; et il est très-
probable qu'il ne les a pas connus.
Le désordre est encore plus évident, s'il est pos-
sible, dans le livre suivant, le onzième. Ce livre est un
des plus longs de la Métaphysique^ puisqu'il se com-
pose de douze chapitres, tous assez développés. Il
ccLXii DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
•
revient d'abord sur la définition générale de la philo-
sophie, si amplement exposée dès le premier livre ; et
il continue, en analysant sous une forme quelquefois
plus claire et plus brève, les matières déjà traitées
dans les IIP, IV et VP livres : Définition de FÊtre et
de la substance, nature des principes et des entités
mathématiques, principe de contradiction, réfutation
du système d'Heraclite et de celui de Protagore, défi-
nition de la science, et particulièrement de la Théo-
logie, confondue avec la Philosophie première, etc. ,etc.
Puis, cette analyse rétrospective vient à cesser; et
dans le milieu d'un chapitre, sans aucune transition,
sans la moindre explication, commencent une suite de
fragments empruntés mot pour mot à la Physique, dont
ils reproduisent le texte avec une entière fidélité, par-
fois même avec quelques améliorations de détail. Ces
fragments, pu plutôt ces extraits, sont fort longs,
puisqu'ils remplissent plus de quatre grands chapitres,
c'est-à-dire la fin du huitième et les suivants, neu-
vième, dixième, onzième et douzième. Il est vrai que
les emprunts, faits à la Physique avec assez peu d'or-
dre, s'adressent à des sujets qui regardent tout aussi
bien la Métaphysique^ l'acte et la puissance, l'infini, le
changement, et le mouvement, etc.
Sur ce onzième livre, si bizarrement composé de
deux parties, l'une de redites, et l'autre de citations,
on s'est posé les deux questions de savoir si c'est là
le premier jet d'une pensée peu sûre d'elle-même et
qui se cherche, ou si ce n'est pas plutôt un abrégé fait
par une main plus ou moins intelligente, et un recueil
de morceaux qui auront paru dignes d'une attention
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. cclxiii
spéciale, et qui y à ce titre, auront été tirés d'un ouvrage
étranger. Cette dernière supposition est la plus vrai-
semblable. Aristote ne s*est pas essayé, dans les pre-
miers chapitres du onzième livre, sur des sujets qu'il
devait exposer ailleurs d'une manière si magistrale.
Ce n'est pas lui non plus qui a pris à son ouvrage de
Physique des passages entiers pour les transporter
dans sa Philosophie première, où ils sont beaucoup
moins bien placés. Ce qui semble le plus probable,
c'est que le résumé contenu dans les premiers chapi-
tres du onzième livre, e^t de la main de quelque élève
direct du philosophe, ou de la main de quelque scho-
liaste antérieur à Alexandre d'Aphrodise ; et que les
extraits qui forment les derniers chapitres n'ont pas
une origine plus relevée. Ce sont bien les pensées du
maître, ce sont même ses expressions; mais ce ne
peut pas être Aristote personnellement qui ait senti le
besoin de s'abréger lui-même, ou de se répéter. Il faut
donc considérer tout le onzième livre, non pas comme
apocryphe, mais comme une annexe aussi peu néces-
saire que d'autres, et qui a été mise là où elle est, par
hasard ou par ignorance.
Le douzième livre, le plus important de tous, sans
comparaison, puisqu'il contient la théodicée d'Aristote,
peut prêter aussi à la critique. Les cinq premiers cha-
pitres, sans être une répétition ni une analyse de pen-
sées déjà exprimées, traite cependant de choses qui
peuvent paraître suffisamment connues, la substance,
le changement, la forme, la matière, la privation, les
quatre causes, la nature des principes. Ces débuts du
douzième livre sont très peu réguliers, et ils rappellent
ccLxiv DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
d'une façon assez fâcheuse le désordre de quelques au-
tres livres. Mais avec le sixième chapitre commence
la théorie de la substance éternelle, qui se poursuit
jusqu'à la fin du livre avec une simplicité, une profon-
deur et une sublimité que personne n'a dépassées, et
qu'Aristote lui-même n'a guère trouvées que cette
seule fois. La nécessité absolue d'un premier moteur
étemel et universel, la spiritualité de Dieu, réduit à
l'acte pur, l'unité de Dieu régissant le monde, où il ne
faut qu'un seul maître, de même que dans un état bien
ordonné il n'y a qu'un seul souverain : tels sont les
objets solennels qui terminent le douzième livre, et sur
lesquels il se clôt.
Il semble que la Philosophie première devrait finir
également à cette limite, au-delà de laquelle il n'y a
plus rien, et que la Métaphysique^ après être montée
jusqu'à Dieu, n'aurait plus qu'à s'arrêter. Mais il n'en
est rien; et, à la suite du douzième livre, il s'en trouve
deux autres encore, le treizième et le quatorzième, qui
sont consacrés en presque-totalité à réfuter la théorie
des Nombres, telle que l'avaient présentée les écoles
de Pylhagore et de Platon. Cette réfutation est bien
l'objet général de ces deux derniers livres, qui sont
assez étroitement liés l'un à l'autre. Pourtant, s'ils
forment dans leur ensemble une œuvre suffisanmient
régulière, les détails le sont souvent bien peu ; ce sont
encore de fréquentes répétitions de choses antérieu-
rement élucidées; et, par exemple, dans les chapitres
quatrième et cinquième du livre treize, on retrouve
une reproduction presque textuelle de la réfutation de
la théorie des Idées, telle qu'elle est déjà dans le cha-
DE LA MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE. cclxv
pitre septième du premier livre. Dans le chapitre neu-
vième d^ce même livre treizième, apparaît tout à coup,
et pour n'y occuper que quelques paragraphes, la
théorie de la substance, exposée déjà tant de fois.
Enfin, dans le quatorzième et dernier livre, le premier
chapitre, qui traite des Contraires, n'a pas la moindre
relation avec la fin du livre treizième; et le second
cl&apitre débute par des considérations sur les choses
étemelles, qui n'ont qu'un rapport très lointain avec
la théorie des Nombres. Cette discussion spéciale re-
commence dans le chapitre troisième, en y mêlant la
théorie des Idées. Le quatrième chapitre, encore moins
régulier, examine jusqu'à quel point les notions de
bien et de mal sont compatibles avec les doctrines
pythagoriciennes et platoniciennes. Enfin, les deux
chapitres cinquième et sixième reviennent à la théorie
des Nombres ; et ils achèvent la Métaphysique tout
entière, si ce n'est selon la pensée même d'Aristote,
du moins selon l'ordre où elle nous est parvenue ,
ordre profondément troublé et absolument injusti-
fiable, bien qu'il remonte à la plus haute et à la plus
vénérable antiquité.
Telle est l'analyse exacte, si ce n'est tout à fait com-
plète, de ce grand monument qu'on appelle la Méta-
jDhysique d'Aristote. Si cette analyse est aussi claire
que nous avons désiré la faire, les résultats qui en
sortent sont de toute évidence, et il n'est pas même
besoin d'une très grande attention pour voir ce qu'ils
sont.
1** La Métaphysique d'Aristote n'est pas un ouvrage
systématique ; et l'examen le plus superficiel suffit à
i
ccLxvi DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
prouver qu'elle n'est qu'un recueil de fragments puisés
à diverses sources.
i!" Le contexte ne fournit pas les indications néces-
saires pour rétablir un peu d'ordre, ni une continuité
un peu satisfaisante dans cet amas confus de maté-
riaux. Cette restauration, qui a été possible pour
quelques autres ouvrages d'Aristote, ne Test pas pour
celui-ci ; et il faut se contenter de ces débris, tels qu'ils
sont, sans essayer de reconstruire un édifice qui n'a
jamais été construit, et qui ne pourrait plus l'être par
nous que de la façon la plus arbitraire.
3° La plupart de ces fragments sont presque infor-
mes ; mais quelques-uns sont d'un prix inestimable,
et ils peuvent compter parmi les trésors les plus pré-
cieux, non pas seulement de la philosophie grecque,
mais aussi de l'esprit humain.
4° Quelque déplorable que soit l'état où ces ruines
nous ont été transmises, il n'est pas possible d'élever
un doute un peu fondé sur l'authenticité du monu-
ment. Sauf peutrétre deux ou trois chapitres peu im-
portants, on sent partout la main d'Aristote et l'em-
preinte manifeste de son génie. C'est bien là son style
absolument inimitable; c'est sa concision et. sa pléni-
tude extraordinaires. C'est partout aussi la négligence
d'une rédaction insuffisante; mais cette négligence
est bien la sienne ; c'est bien la même que celle qu'on
peut remarquer dans le Traité de F Ame, presque au
même degré, dans la Physique, dans le Traité du Ciel,
et dans tant d'autres œuvres dont l'authenticité est
inattaquable.
8° Selon toute apparence, ces ébauches, dont quel-
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. cclxvii
ques-unes sont plus avancées que d'autres, se ratta-
chaient à quelque grand dessein, que la mort est venue
interrompre. Quel était précisément ce dessein? C'est
là un secret que le philosophe a emporté avec lui dans
la tombe, et que nous n'en ferons jamais sortir :
« Res altâ terr et caligine mersas. »
Alexandre d'Aphrodise, vers le second siècle de
notre ère, a commenté toute la Métaphysique telle que
nous l'avons actuellement, sauf quelques passages peu
nombreux; et son commentaire, qui reste encore le
meilleur de tous, est une preuve irréfragable que
l'Antiquité a cru devoir s'abstenir de tout essai de res-
titution, comme nous nous en abstenons nous-mêmes.
A bien des passages de ce commentaire si étendu, et
en général si lumineux, on peut croire qu'Alexandre
d'Aphrodise ne méconnaissait pas plus que nous les
défauts si frappants du livre. Cependant il n'a cherché
en aucune manière à les corriger ; il a suivi l'auteur
pas à pas, se bornant à élucider sa pensée, sans essayer
de la rendre plus systématique et de la mieux ordon-
ner. Il nous faut imiter cette sage réserve, qui coûte
sans doute beaucoup plus à nos habitudes qu'elle ne
coûtait à celle des Anciens. Bien que la critique litté-
raire fût née dès longtemps, et qu'Aristote lui-même
eût puissamment contribué à la créer, Térudition telle
que nous la concevons, minutieuse, scientifique, posi-
tive, était inconnue; et l'on doit même dire, sans trop
d'exagération, qu'elle ne s'est constituée que de notre
temps. L'Antiquité a dû être choquée aussi de Fin-
ccLxviii DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
cohérence de la Métaphysique ; mais elle l'a acceptée ;
et, le respect aidant, elle n'a point osé porter une main
téméraire sur un ouvrage qu'Aristote lui-même n'avait
pu compléter. L'admiration lui a suffi, et elle a sus-
pendu son jugement. Le Moyen-Age tout entier l'a
imitée, et il n'a pas été plus hardi qu'elle. C'est seule-
ment dans les deux derniers siècles, et dans le nôtre,
qu'on a fait quelques tentatives, qui n'ont pas été cou-
ronnées de succès, comme il était facile de le prévoir.
Maintenant, que s'est-il passé durant le temps qui
s'est écoulé depuis la mort d'Aristote jusqu'à la trans-
lation de ses ouvrages à Rome? Dans quel état l'au-
teur lui-même a-t-il laissé son œuvre ? Lorsque Aristo te
mourut, la Métaphysique était-elle dans le demi-chaos
où elle nous apparaît à cette heure? Il n'est guère
permis d'en douter, quand on consulte les témoignages
des deux seuls auteurs de l'Antiquité qui ont touché,
bien qu'indirectement, ce point délicat et obscur.
Ecoutons d'abord Strabon. Dans son livre treizième,
où il décrit la Troade, il rapporte quelques faits de
l'histoire de Scepsis, une des principales villes de la
contrée, et il ajoute :
« C'est à Scepsis qu'étaient nés les philosophes so-
« cratiques, Ëraste et Coriscus, ainsi que Nélée, son
« fils, qui fut un des disciples d'Aristote et de Théo-
« phraste. Nélée hérita de la bibliothèque de Théo-
ce phraste, où se trouvait aussi celle d'Aristote. En
« effet, Aristote avait légué sa bibliothèque person-
« nelle à Théophraste, en même temps que son école ;
« et c'est lui le premier, autant que nous le sachions,
« qui eut l'idée de rassembler des livres et qui apprit
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. ceux
« aux Rois (l*Ëgypte à constituer une bibliothèque.
« Théophraste, à son tour, légua la bibliothèque
« d'Aristote à Nélée, qui la transporta à Scepsis. En
« mourant, Nélée la transmit à ses héritiers, gens
« vulgaires, qui tinrent les livres enfermés et entassés
« sans beaucoup de soin. Plus tard, quand ils virent
« les rois Attales, auxquels était soumise leur ville,
« rechercher avec ardeur des livres pour en composer
« une bibliothèque à Pergame, ils cachèrent les leurs
« dans un caveau souterrain. Les livres y furent abî-
w mes par l'humidité et par les vers ; et ce fut bien du
« temps après que la famille de Nélée vendit très cher
« à Apellicon de Téos les livres d'Aristote et ceux de
a Théophraste. Mais Apellicon aimait plus les livres
« qu'il n'avait de talent philosophique; et quand il
« essaya de réparer les dommages des vers et de la
« moisissure, et de publier de nouvelles copies, il ne
« sut pas restituer convenablement les lacunes, et il
« donna des exemplaires remplis de fautes. Voilà
« comment les anciens péripatéticiens, qui succédè-
« rent à Théophraste, n'ayant quetrèspeude ces livres,
« et ayant surtout des livres Ëxotériques, ne purent
« faire de philosophie sérieuse, et se bornèrent à des
« dissertations de rhétorique sur des sujets donnés.
« Les Péripatéticiens, qui vinrent postérieurement et
« après la publication de ces ouvrages, purent plus
« aisément faire de la philosophie et étudier celle
« d'Aristote ; mais ils n'en furent pas moins forcés de
« se contenter souvent de simples conjectures, à
« cause de la multitude des fautes. Rome contribua
» beaucoup à en augmenter encore le nombre; car
ccLxx DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
« Âpellicon venait à peine de mourir quand Sylla,
« s'étant rendu maître d'Athènes, prit aussi la biblio-
« thëque d' Âpellicon, et la fit transporter à Rome.
« Là, le grammairien Tyrannion, qui était grand par-
ce tisan d'Aristote, et qui avait gagné le Bibliothécaire,
« put avoir les livres à sa disposition, ainsi que les eu-
« rent quelques libraires, qui se servirent de mauvais
« copistes, et ne firent pas faire de collations. C'est là,
« du reste, un défaut qui dépare bien des livres qu'on
« fait transcrire pour les vendre, soit à Rome, soit
« à Alexandrie. Mais en voilà assez sur ce sujet. »
(Strabon, liv. XIII, ch. i, § 54, p. 820, édit. Firmin-
Didot. )
Ce récit de Strabon, sans doute recueilli sur les
lieux, est fort intéressant ; mais il ne touche pas di-
rectement le point spécial qui nous occupe. Les vers,
la moisissure peuvent altérer profondément des ma-
nuscrits ; mais ces accidents, tout déplorables qu'ils
sont pour les livres, sont fort restreints et ne font rien
à la composition même des ouvrages. Par suite de
l'humidité ou par l'érosion des insectes, il peut s'in-
troduire bien des lacunes dans un texte ; et plus tard,
il est dificile certainement de rétablir les parties alté-
rées et les phrases incorrectes, par une variante qui
les répare ou qui les complète. Mais si la Métaphysi-
que nous offre dans quelques passages des difficultés
de cet ordre, ces difficultés sont insignifiantes; et
elles ne nuiraient point absolument à l'ensemble de
l'œuvre, ni à son ordonnance générale. Or, c'est d'un
désordre incurable que nous avons à nous plaindre,
dans toute l'étendue des quatorze livres de la Meta-
DE LA MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE. ccxxxi
physique^ et c'est un mal sans remède. Plût à Dieu
que nous n'eussions à combattre que Faction dos
vers et de Thumidité !
Un reproche qu'on peut adresser à Strabon, c'est
qu'il n'a pas suffisamment distingué les ouvrages écrits
par Aristote lui-même et les livres qui composaient sa
bibliothèque. Il est vrai que ce n'est pas une recherche
littéraire que fait Strabon; c'est une étude géogra-
phique ; et comme il vit trois siècles déjà après Aris-
tote, la tradition lui donne des renseignements un peu
confus; il les répète tels qu'on les lui a transmis,
sans tenir beaucoup à les éclaircir et à les préciser.
Un siècle et demi après Strabon, Plutarque, qui
copie son récit, l'abrège ; et il y ajoute cependant de
nouveaux détails, à l'aide desquels on peut faire faire
à la question un pas^ de plus.
« Sylla, dit-il, étant parti d'Éphèse avec toute sa
« flotte, arriva trois jours après dans le port du Pirée;
<c et après s'être fait initier aux Mystères, il s'empara,
« pour son usage personnel, de la bibliothèque
« d'Apellicon de Téos, où se trouvaient la plupart
« des livres d' Aristote et de Théophraste. A cette épo-
« que, ces livres, n'étaient pas encore fort répandus
« dans le public, et ils en étaient à peine connus. On
<c prétend que cette bibliothèque ayant été apportée
« à Rome, le grammairien Tyrannion fut chargé de
« mettre en ordre la plupart des livres, et qu'Andro-
<c nicus de Rhodes, ayant pu obtenir de lui des copies,
« les livra au public, et y ajouta les tables dont on se
« sert encore aujourd'hui. On peut croire que les an-
« ciens Pérîpatéticiens ont été des esprits très-distin-
ccLxxii DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
(( gués et amis do Tétude ; mais ils ne possédaient
« qu'un petit nombre des ou\Tages d'Aristote et de
« Théophrasle ; et encore, ils les connaissaient assez
« mal, parce que Néiée de Scepsis, à qui Théophraste
« avait légué ses livres, n'avait eu pour héritiers
« que des gens aussi négligents qu'ignorants. » (Plu-
tarque, Vie de Sylla^ ch. xxvi, p. 589, édit. Firmin-
Didot.)
Ce témoignage de Plutarque sur les travaux d'An-
dronicus de Rhodes est confirmé par celui de Porphyre,
qui vivait un siècle environ après Plutarque. Porphyre,
en divisant les traités de Plotin en Ennéades, « prétend
« imiter l'exemple d'Andronicus de Rhodes, qui ran-
« gea les ouvrages d'Aristote et de Théophraste en
« traités séparés, et qui eut soin de réunir ensemble
« les écrits qui roulaient sur les mêmes matières. »
(Porphyre, Vie de Plotin^ ch. xxiv, p. 28, t. P% de la
traduction des Ennéades par Bouillet.)
Quels furent précisément les travaux d'Apellicon
do Téos à Athènes, de Tyrannion le grammairien et
d'Andronicus de Rhodes, le Péripatéticien, à Rome?
C'est un problème sur lequel il est presque impossible
de rien savoir. Le peu que Strabon nous apprend sur
Apellicon n'est pas fait pour nous donner une bien
haute idée de son savoir. Apellicon aimait passionné-
ment les livres ; c'était là son seul mérite, et il parait
qu'il pouvait les payer fort cher pour satisfaire sa
passion ; mais les copies qu'il fit faire sur les origi-
naux d'Aristote et de Théophraste étaient des plus
fautives.
Tyrannion, le grammairien, est un personnage beau-
DE LA MÉTAPHYSIQUE DARISTOÏE. rxLxxiii
coup plus connu, et, autant qu'on peut en juger, beau-
coup plus éclairé. Cicéron, qui était lié avec lui, en
parle souvent dans ses Lettres, non sans estime. Tan-
tôt, il invoque son concours pour un ouvrage de
géographie qu'il méditait, sur le plan suivi par Era-
tosthènc {ad Atticum^ liv. II, lettre VI, p. 226, édil.
de V. Le Clerc, in-48); tantôt, il le loue do l'ordre
admirable qu'il a su niettre dans la Bibliothèque donl
(licéron lui avait confié le rangementà Antium [id,, I\\
lettre IV, p. 26, ibid,). D'autres fois, Cicéron se pro-
pose d'entendre, avec son ami Atticus, la lecture d'un
ouvrage de Tyrannion [id,^ XII, lettre II, p. 414) ; et
il reproche à Atticus, qui admirait vivement l'ouvrage
du grammairien, de ne l'avoir pas attendu pour jouir
do la lecture en sa compagnie (irf., lettre VI, p. 424).
Cicéron ajoute, sans désigner précisément le sujet de
cet ouvrage, si fort apprécié par Atticus, que ce sujet
était assez mince. Mais l'admiration d'un homme qui
avait tant de goût, lui est une garantie que ce travail
est excellent en son genre ; et Cicéron n'hésite pas à
demander qu'on le lui envoie, pour qu'il puisse le
lire tout à l'aise. Enfin Cicéron, qui a chez lui le fils
do Quintus, son frère, fait donner à l'enfant, qui est
son neveu, des leçons par Tyrannion, et il se loue des
progrès que le grammairien fait faire au petit garçon
sous ses yeux {Lettres à Qaintus, liv. II, lettre IV,
p. 420). On peut ajouter que Tyrannion était d'Ami-
sos, ville du royaume du Pont, peu éloignée d'Ama-
sée, 011 Strabon étiiit né. Strabon rappelle qu'il avait
étudié la philosophie avec deux de ses condisciples,
Boëthus do Sidon et Diodotc, frère de Boëthus, et
T. 1. r
..(.Lxxiv DISSERTATION SLK LA COMPOSITION
selon toute apparence, c'était sous la conduite de Ty-
rannion, leur professeur commun (Strabon, liv. XVI,
ch. XXIV, p. 645, édit. Firmin-Didot) ; car, en parlant
d'Amisos, sur le Pont-Euxin, il nous apprend que
cette ville était la patrie de son maître, le grammai-
rien Tyrannion. (Strabon, liv. XII, ch. ui, p. 469.
édit. Firmin-Didot.)
Quoi qu'il en soit, on doit regretter* de ne pas con-
naître mieux la nature des travaux de Tvrannion sur
la Métaphysique, On ne peut pas douter que ses étu-
des ne fussent très-sérieuses et très-savantes. Quel
en fut le résultat? C'est là un point resté tout à fait
obscur; et on ne saurait l'éclaircir qu'à Faide de cou-*
jectures, qu'il est plus prudent de ne pas risquer.
Quant à Andronicus de Rhodes, ce que nous en
disent Plutarque et Porphyre est fait pour piquer notre
curiosité plus que pour la satisfaire. Outre les copies
qu'il publia des ou\Tages d'Aristote, il dressa des lu-
dex;Q\,\\ répartit les manuscrits selon la conformité
des matières. Ccîs Index, ces tables dressées par lui
étaient toujours en usage au temps de Plutarque, qui
semble en parler comme s'il les avait sous les yeux.
L'arrangement qu'Andronicus introduisit dans les
ouvrages d'Aristote, quel était-il? Nous ne le savons
pas; mais, sans hasarder une hyj)othèse téméraire,
on peut admettre que la disposition actuelle de toutes
les œu\Tes du philosophe vient d' Andronicus , au
moins en très-grande partie, et que la Métaphysique
notamment nous est arrivée telle qu'il la connut et
l'arrangea, avec ses défauts d'incohérences, de répé-
titions, et d'emprunts à d'autres ouvrages. D'Andro-
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'AHISTOTE. ccLxxr
nicus de Rhodes à Alexandi^e d'Aphrodiso, il y a trois
siècles environ; et rien ne donne à penser que, du-
l'ant cet intervalle, aucun changement ait été intro-
duit par personne dans la composition de la Métaphy-
sique. Le commentaire d'Alexandre d'Aphrodiso a
fixé le texte d'une manière définitive, et lui a donné
une sorte de caractère sacré, pour tous les disci-
ples du Péripatétisme. Alexandre se plaint assez sou-
vent de l'obscurité de rpu\Tage qu'il explique; mais
il ne cherche pas à y mettre un ordre meilleur; il se
contente de celui que la tradition lui a transmis, et il
le respecte scrupuleusement.
Pour rencontrer un jugement plus sévère et plus
juste, il faut descendre jusqu'au vf siècle. Asclépius
de Tralles, élève d'Ammonius, fils d'Hermias, se pro-
nonce sur la composition de la Métaphysique plus net-
tement qu'aucun de ses prédécesseurs; et aujourd'hui
même, instruits comme nous le sommes par tant de
travaux, il ne nous serait guère possible d'en parler
mieux. Après avoir parcouru les titres divers qu'a
reçus l'ouvrage d'Aristote, y compris le titre de Méta-
physique^ Asclépius ajoute :
« Quant à la manière dont cet ouvrage est composé,
« on peut dire qu'il n'a pas été rédigé comme le sont
« les autres traités d'Aristote ; il ne semble pas en
« avoir la régularité et l'enchaînement habituels. En
<c ce qui regarde la suite des pensées, il laisse parfois
« à désirer; et des morceaux entiers tirés d'ouvrages
« étrangers y ont été introduits. Enfin, il y a de fré-
« quentes répétitions. On cherche à excuser ce dé-
« sordre, et l'excuse n'est pas sans valeur, en disant
r.
xLXXvi DISSERTATION SIK LA COMPOSITION
i< quWristote, après avoir écrit le présent ouvrage,
(( l'avait envoyé à Eudèmc do Rhodes, son amî. En-
« dèmc ne jugea pas à propos de publier une œuvre
«< de celte importance dans Tétat oii elle se trouvait.
a Plus tard, Eudème mourut, et quelques parties du
« livre furent détruites. Les philosophes postérieurs
<« à Eudème n'osèrent i>as y rien ajouter de leur
« chef; et comme l'ouvrage presque entier était défec-»
« tucux et ne rendait pas assez complètement la pen-
c< sée do l'auteur, ils comblèrent les lacunes par de»
c< em])runts faits à ses autres ouvrages, raccordant
« le tout du mieux qu'il leur fut possible. » (Voiries
schoHes sur la Métaphysique, édit. de TAcadémie de
Berlin,t. II, p. 519, h, 33.)
Il est à présumer qu'une opinion aussi fenne sur
la composition de la Métaphysique w^i^oxiii^ni à FEcole
plutôt encore qu'à Asclépius lui-même, qui n'est qu'un
élève, écho docile de ses maîtres. (A»tte appréciation
si vraie devait s'être formée peu à peu, par suite des
éludes incessantes dont Tœuvre du philosophe était
l'objet. On l'avait d'abord admirée sans réser\^e, et
l'on peut voir qu'Alexandre d'Aphrodise ne va pas
au-delà de quelques remarques timides sur l'obscu-
rité de certains passages, ou sur l'incorrection de cer-
taines leçons. Mais les esprits devenaient plus indé-
pendants à mesure (ju'ils regardaient de plus près ce
monument grandiose et infoime , et qu'essayant d'en
pénétr(»r les profonds détours, ils s'apercevaient que
ce labyrinthe est sans issue. Le jugement qu'a porté
Asclépius doit être également le nôtre; et il restera
désormais celui de lahbre critique, respectueuse mais
DK LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. cclxxmi
rlairvoyanto, signalant des défauts trop évidents, qui
ne sont pas attribuables h Tautour, mais qui sont les
effets regrettables de la mort, du hasard et du
temps.
Dans toutes les considérations qui précèdent, nous
avons négligé à dessein les preuves intrinsèques que
la Métaphysique semble renfermer de son authenticité
et de sa composition. Nous avons aussi négligé les
preuves qui peuvent s'appuyer sur les citations que
la Métaphysique fait d'autres ouvrages d'Aristote, ou
sur les citations que d'autres ouvrages d'Arislote font
de la Métaphysique.
Les preuves intrinsèques sont les références que
contient la Métaphysique elle-même, et qui se rappor-
tent soit à des théories antérieures que l'auteur rap^
pelle, soit à des théories postérieures qu'il annonce à
l'avance. Elles sont très nombreuses, puisque, do
compte fait, elles sont une cinquantaine au moins. En
général, elles sont exactes, bien que quelquefois l'au-
teur oublie ses promesses, et n'y soit pas toujours
très fidèle ; mais, hi plupart du lemps, il les tient. Ses
souvenirs non phis ne le trompent guère ; mais,
comme on doit le penser, ces références n'ont jamais
toute la précision et toute la netteté que nous pour-
rions désirer, et que nous sommes habitués à porter
aujourd'hui dans les recherches philologiques. L1ri-
dication est toujours générale, et celle qui est fournie
au lecteur ne spécifie jamais ni le livre, ni le chapitre,
ni, à plus forte raison, le paragraphe. Mais, quelque
imparfaites que soient ces soudures, elles attestent
que des efforts multipliés ont été faits pour relier,
i:rL\XMii DISSERTATION SLH LA COMPOSITION
autant que possible, les parties disjointes d'une con-
struction trop peu solide. Pourtant, en voulant faire
croire que l'ouvrage avait reçu d'Aristote la forme
qu'il nous offre maintenant, les antiques éditeurs, soit
Apellicon, soit Tyrannion, soit Ândronicus de Rhodes
ou tout autre, sont allés beaucoup trop loin, et il serait
bien imprudent de les suivre sur ce terrain. L'anatyse
des quatorze li\Tes de la Métaphysique faite plus haut
a démontré surabondamment que ce n'était pas là une
composition régulière, à quelque faible degré que ce
fût. Les références même ont d'autant moins de va-
leur qu'elles sont plus nombreuses. On les conçoit
jusqu'à un certain point do la part des scholiastes ;
mais on ne saurait admettre qu'elles puissent venir
de l'auteur. En admettant même, comme nous le fai-
sons avec une pleine conviction, que tous les mor-
ceaux et tous les fragments sont d'Aristote, il en sen-
tait lui-même trop clairement l'imperfection et le
désordre pour essayer de les réunir en un seul corps.
Un commentateur a pu se hasarder dans une entre-
prise scabreuse, où l'engageait le respect universelle-
ment ressenti pour un puissant génie, dominateur de
l'École, et où l'engageait peut-être aussi son amour-
propre d'éditeur. Les renvois accumulés cachaient
dans une certaine mesure la dislocation du tout pour
des yeux trop crédules. Mais quant à nous, nous ne
pouvons pas nous y méprendre; nous ne sommes
pas auditeurs d'Alexandre d'Aphrodise ou de Simpli-
cius, et nous affirmons que les citations ne sont pas
d'Aristote, parce qu'elles supposent que la Métaphy-
qiip formait un ensemble systématique qu'elle ne pré-
I)K LA MÉTAPHYSIQI'E D'ARISTOTE. cclxxix
sente pas réellement, et qu'elle présentait certaine-
ment à l'auteur moins encore qu à personne.
C'est presque avec la même réserve qu'il faut ac-
cepter les citations que la Métaphysique contient
d'autres ouvrages aristotéliques. Ces citations sont
moins nombreuses que les premières ; mais on peut
en compter jusqu'à vingt à peu près. Parfois, ces indi-
cations sont formelles; et c'est ainsi que la Physique
est citée jusqu'à cinq fois dans le seul premier livre,
et autant de fois peut-être dans les livres suivants.
La Morale à Nicomaqiie et les Derniers Analytiques y
sont mentionnés chacun une fois. D'autres indications
plus vagues ne nomment pas précisément les ouvra-
ges ; mais elles les désignent suffisamment pour que
le doute ne soit pas permis. Il n'est pas possible d'ail-
leurs d'en tirer des renseignements de quelque im-
portance, sur la composition et l'authenticité do la
Métaphysique.
Reste la troisième espèce de citations, c'est-à-dire
les citations de la Métaphysique dans d'autres ouvrages
d'Aristote, reconnus pour parfaitement authentiques.
Ces citations seraient peut-être les plus décisives de
toutes; mais ici encore on peut élever les mêmes
doutes que plus haut. Aristote ne peut pas avoir per-
sonnellement cité la Métaphysique, et cela pour deux
raisons : la première, c'est que le nom de Métaphysi^
que lui est étranger, puisque ce nom n'est venu en
usage que longtemps après lui ; la seconde raison non
moins forte, c'est qu' Aristote n'a pu citer un ouvrage
qu'il n'a point composé, et qui n'a pris quelque con"
sistance que sous la main de ses successeurs, à la dis-
ccLxxx DISSERTATION SUR LA COMPOSITION
tance de plusieurs siècles. Seulement il se peut que,
dans cet amas de fragments qui forment la Métaphjf^
que^ il s'en trouve auxquels Arislote a pu quelquefois
faire allusion. Mais ceci même, en supposant que ce
fût prouvé positivement, n'aurait pas grande impor-
tance. L'authenticité de la Métaphysique est mani-
feste et même indiscutable, pour tous ceux qui se sont
familiarisés avec le style du philosophe. Une citation
de plus ou de moins de quelqu'un de ces fragments,
à quoi servirait-elle? Si la Métaphysique est bien
certainement d'Aristote, ce qui n'est pas de lui, c'est
la réunion violente de tous ces matériaux, qui pou-
vaient bien être destinés à un seul et même ouvrage,
mais qui n'ont jamais été rangés dans un c^dre métho-
dique, par la main qui les avait produits.
Nous pouvons donc laisser de côté comme presque
entièrement inutiles toutes les citations, soit de la Mé"
taphysique elle-même par elle-même, soit d'autres
ouvrages d'Aristote par la Métaphysique^ soit aussi
de la Métaphysique par d'autres ouvrages. Toutes ces
concordances, même quand elles sont exactes, n'ont
qu'un très-faible intérêt, parce qu'elles ne proviennent
que des scholiastes, et que Fauteur sans doute n'y est
pour quoi que ce soit.
Une dernière question qu'il convient de ne point
passer tout à fait sous silence, c'est celle qui concerne
le mot même de Métaphysique, On sait qu'il n'appar-
tient point au pliilosophc, et que pour lui la science
générale qu'il cherche et qu'il définit si bien, s'ap-
pelle la Philosophie première ou la Théologie. C'est
une de ces deux dénominations qu'il aurait fallu cou-
DE LA MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE. cclxxxi
server, d'abord parce qu'elles viennent d'Aristote, et
ensuite parce qu'elles sont les plus justes. Un autre
nom a prévalu, et il serait trop tard désormais pour
protester contre l'usage qui a en sa faveur une tradi-
tion respectable par son ancienneté. Cette tradition
doit remonter tout au moins jusqu'à Andronicus do
Rhodes. Il paraîtrait qu'après avoir mis en ordre les
autres ouvrages d'Aristote et notamment la Physique^
il trouva une masse de fragments presque sans suite,
qui se rapportaient tous plus ou moins directement à
la Philosophie première ; il les rassembla ; et, pour in-
diquer la place qu'il leur assignait dans son classe-
ment, plutôt encore que pour leur appliquer un nom
commun, il les intitula : « Morceaux qui viennent
après la Physique », ou pour traduire littéralement :
Métaphysique. Peut-être aussi ce mot équivoque de
Métaphysique répondait-il, dans la pensée d' Andro-
nicus, à une classification qui n'avait plus un sens
exclusivement matériel. Au-dessus de Tétude de la
nature, qui ne comprend que des phénomènes obser-
vables à nos sons, s'ouvre une étude plus générale et
plus relevée qui dépasse la Physique, et qui mérite le
nom de Métaphysique, par lequel on la recommande
à l'attention et au respect des hommes. C'est là pour
nous désormais la signification vraie du mot de Méta-
physique ; elle est à nos yeux ce que la Philosophie
première était pour Aristote, la science des principes
et des causes, s'adressant d'abord aux choses do la na-
ture et à la réalité sensible, mais ensuite les dépas
sant, pour s'élever, dans la mesure où cette ambition
est pennise à l'homme, jusqu'à la cause première, in-.
*
.cLxxxii DISSERTATION SIR LA COMPOSITION
finie, immuable, éternelle, de l'univers entier, jusqu'à
l'intelligence divine elle-même. Telle est la portée de
la Métaphysique en général, et spécialement de celle
d'Aristote.
Mais il est temps de résumer toute cette disserta-
lion ; et les conclusions qu'où en doit tirer peuvent
être exprimées en deux mots :
Oui, la Métaphysique d'Aristotc est dans un désor-
dre absolument irrémédiable.
Oui, ce monument, quelque iri'égulier qu'il soit, est
parfaitement authentique; et tel qu'il est, il appar-
tient bien, dans son ensemble, à qui on Fattribue.
A toutes les preuves qu'on a précédemment don-
nées, ajoutons-en deux encore, sur lesquelles il est
bon que l'esprit du lecteur s'arrête en dernier lieu.
Les théories exposées d'un bout à l'autre de cette
œu\Te sont en un constant accord avec les théories
connues du philosophe; et cette ressemblance, qui va
jusqu'à l'identité dans presque tous les cas, est un
témoignage considérable. Sans doute un écrivain pos-
térieur aurait pu s'inspirer d'Aristote et l'imiter ; mais
ici il n'y a pas trace de ces faiblesses qui trahissent
toujours l'imitation la plus habile. Partout, si ce n'est
dans deux ou trois chapitres, éclate une puissante
originalité, qui ne nous laisse pas un seul instant
d'hésitation. Et puis, dans tout le cours de la Méta-
physique^ nous retrouvons perpétuellement la réfuta-
tion de la théorie des Jdées ; et cette réfutation sem-
ble être le but principal, ou la passion, de l'auteur. Il
n'y a qu'un contemporain de Platon, et son rival, qui
pût mettre une telle àpreté à cette critique incessante.
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE. ncLXXxm
Que l'on veuille bien peser cet argument ; il n'y en a
guère de plus fort pour nous convaincre de l'authen-
ticité de la Métaphysique. Enfin, si la Métaphysique
n'est pas d'Aristote, de qui donc pourrai t-elle être?
Et l'heureuse Grèce aurait-elle à se flatter d'avoir
produit, à côté d'Aristote, quelque autre génie aussi
profond et aussi étendu ?
SOMMAIRES DES CHAPITRES
DES XIV LIVRES
DE LA MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE
LIVRE PREMIER
Chapitre premier. — Origine de la philosophie; répartition des
facultés entre les diverses classes d'animaux ; rôle de la mé-
moire ; supériorité de l'homme ; l'expérience tirée de l'obser-
vation; citation de Polus; l'art et la science; débuts et piH)-
ffrès des arts; idée générale de la science, fondée sur des
notions universelles; apparition successive des différentes
sciences; naissance des mathématiques en Egypte; citation
de la A/orale; la sagesse ou philosophie; définition prélimi-
naire de la philosophie, qu'on peut se représenter comme la
science des principes et des causes.
Chapitre II. — Définition plus spéciale de la sagesse ou philo-
sophie; idées qu'on se fait habituellement du sage ou philo-
sophe, au nombre de quatre principales; analyse de cha-
cune de ces idées; en résumé, la science des généralités est
le but particuHer de la philosophie; elle est la science des
principes pi^emiei-s et universels ; ce n'est pas une science
pratique, d'une utilité immédiate; elle est la demière qui
paraisse entre toutes les autres; citation de Simonide; gran-
deur et sublimité presque divine de celte science ; elle cher-
che à savoir uniquement pour connaître la vérité.
Chapitre III. — La philosophie est l'étude des causes premières
ou principes ; quatre espèces de causes : la substance, la ma-
tière, l'origine du mouvement et le but final ; citation de la
Physique; les premiers philosophes s'attachèrent à l'idée de
la matière; ils sont unanimes à cet égard; mais ils diffèrent
ficLxxxvi SOMMAIRES DES CHAPITRES.
sur le nombre des principes; Thaïes se prononce pour Teau :
les Théologues, Hippon, Anaxiniène et Diogène se pronon-
cent pouif Tair; Hippase et Heraclite, pour le feu; Enipédo-
cle admet les quatre éléments ; insuffisance de ces systèmes,
a})Outissant tous à Tunité de l'Être ; nécessité d'une recher-
che plus profonde, et d'une cause autre que la matière; Par-
ménide la pressent ; Anaxagore de Clazomène la trouve dans
l'Intelligence ; immensité de cette découverte ; Hermolimo
de Clazomène.
Chapitre IV. — Hésiode et Parménide; puissance de l'Amour:
Empédocle admet deux principes ; l'Amour et la Discorde ;
citation de la Physique; insuffisance de tous ces systèmes;
critique d'Empédocle ; ses défauts et ses mérites; Anaxagore;
Leucippe et Démocrite ; leui's systèmes du plein et du vide ;
ils expliquent tous les phénomènes à l'aide de trois diffé-
rences; résumé sur les deux causes, substance et mouve-
ment.
CuAHiTRE V. — Philosophie des Pythagoriciens ; passionnés pour
les mathématiques, ils font des nombres les principes des
choses; leurs travaux sur l'harmonie musicale ; ils appli-
quent le nombre à l'explication des phénomènes célestes;
leurs hypothèses hasardées: l'Antichthôn: ils font du nombre
la cause matérielle des êti'es; théorie de quelques autres
Pythagoriciens; la double série des dix principes opposés;
.Vlcméon de Ci'otone, plus jeune que Pythagore ; infériorité
de son système; philosophie de l'unité, Parménide et Mélis-
sus; Xénophane admet l'unité en Dieu; citation de la Phy-
sique; Parménide forcé de rompre son unité et de reconnaître
deux causes; résumé de toutes les philosophies antérieures;
mérites et défauts des Pythagoriciens.
Chapitre VI. — Philosophie de Platon; ses rapports avec les
Pythagoriciens, Heraclite et Cralyb»; iniluence de Socrale
sur Platon ; la théorie des Idées sortie de ces inlluences diver-
f*es; exposition de cette théorie; com|>araisou de; Platon et
des P}'thagoriciens ; leurs différences. — Résumé des recher-
ches antérieures; citation de la Physique; les philosophes
anciens se sont attachés presque uniquement à la cause maté-
rielle; ils ont traité à peine la question de l'essence et la
LIVRE 11. — CHAPITRE 11. cclxxxvii
rausc liiiale ; exactitude de la théorie deTauteur pruuvée par
cette histoire du passé; examen plus détaillé des opinions
des philosophes sur les quatre causes.
Chapitre VII. — Critique des théories antérieures qui n'admet-
tent qu'un seul principe, la matière; elles négligent les
choses incorporelles, et elles ne tiennent compte, ni du mou-
vement, ni de Tessence des chos(;s, ni des transformations
des éléments entre eux ; rôle de la terre dans ces théories :
citation d'Hésiode ; théories qui admettent plusieui's élé-
ments; critique d'Empédocle; critique d'Anaxagore; critique
des P} thagoriciens et de leur théorie des nomhres ; ciitique
générale de la théorie des Idées de Platon; cette théorie
nmltipUe inutilement les êtres sans expliquer la réalité; elle
crée des homonymies sans substance réelle ; elle se fonde
sur des démonstrations insuffisantes et des définitions arbi-
traires ; elle suppose entre les Idées et les Êtres un terme
commun, qu'elle ne peut désigner ; elle ne peut rendre com-
pte du mouvement, ni môme des idées prises pour exemplai-
res des choses ; citation du Phcdon ; confusion des Idées avec
les nombres ; oubli du mouvement, des longueurs, des surfa-
ces et des solides ; les Idées ne peuvent ser\ir à expliquer la
science. Résumé général de cette critique des philosophies
antérieures; citation de la Physique; conclusion.
•
LIVRE II
Chapitre premiehI — Difficulté de découvrir le vrai, le progrès
s'obtient par le concours des efforts réunis; la splendeur
même des phénomènes éblouit notre esprit ; reconnaissance
due à tous ceux qui cultivent la science; chacun a son utilité
particulière; la philosophie est la science spéculative de la
vérité ; elle est la plus vraie de toutes les sciences, pai*ce que
c'est par elle que les autres peuvent être vraies.
Chapitre II. -^Nécessité absolue d'un premier principe en toutes
choses; impossibilité d'une série infinie sous le rapport de la
matière, du mouvement, du but final et de l'essence ; double
sens de l'idée de génération ; simple succession dans le temps;
conséquences fâcheuses de la doctrine qui admet la série in-
finie des causes.
i
ccLxxxvm SOMMAIHKS DES CHAPITRES.
CiUÂPiTRE III. — De la mélhode à suivre eu philosophie et dos
diverses modes d'exposition ; iiillucnce de l'habitude sur les
auditeurs et les éh>ves; exemple des lois; les formules ma-
thématiques; limites dans lesquelles il faut les employer; on
ne doit pas confondre la science et la méthode qu'on y aj)-
plique; méthode propre à l'étude de la nature.
LIVRE ni
(liiAPiTRE pREMiEtt. — Llililc de bien |»oser les questions pour
arriver sûrement aux solutions qu'on cherche; impartialité
vis-à-vis de tous les systèmes; énumération des questions
préliminaires; indication spéciale de qu<»lques-unes des plus
importantes, el notamment de la nature particulière des prin-
cipes, selon qu'on les sépare des choses ou qu'on les trouve
dans les choses njémes.
Chapitre II. — Énuméralion des questions divei'ses «|u*on doit
se poser; de la multiplicité des sciences appliquées à l'étude
des principes; caractère propre des mathématiques, aux-
quelles ridée du Bien est étrangère; critique d'Aristippe; im-
portance supérieure de la science qui s'occupe du but ihial et
du bien dans les choses; des principes de la réalité, et des
principes de la démonstration; c'est à une seule science de
s'occuper de ces deux ordres de principes; des êtres étudiés
en eux-nu*nies et dans leurs attributs essentiels; des êtres
en dehors des étref* sensibles; critique nouvelle de la théo-
rie des Idées et de la théorie des êtres intennédiaires;
conséijuences insoutenaliles de ces deux théories, et spécia-
lement de la dernière, cpii mène au renversement de toutes
les sciences.
Chapitre III. — Discussion nouvelle sur les genres; sont-ils les
principes des choses? Ou les principes des choses ne sont-ils
|)a8 plutôt les éléments matériels dont les choses se compo-
sent? Arguments en sens contraires: les genres étant néces-
saires à la définition, ils senïblent devoir être pris pour prin-
cipes; réponse à celle objection; ITn et l'Être ne peuvent
être des principes; les espèces ne i>euvent pas davantage
être des principes; en résumé, ce sont les genres les plus
LIVRE IV. — CHAPITRE IL cclxxxix
élevés qui peuvent paraître des principes plus que tout le
reste.
Chapitbe IV. — Nouvelles objections en sens opposés pour et
contre l'existence des genres indépendante et séparée des
choses ; conditions nécessaires de la science ; il faut de l'uni-
versel et de Tétemel ; de la diversité et de Tuniformité des
principes, selon que les choses sont périssables ou impéris-
sables; citation d'Hésiode; idées grossières qu'on se fait vul-
gairement des Dieux, considérés comme auteurs et principes
des êtres; citations diverses d'Erapédocle; ses contradictions;
de la nature des principes; de l'Un et de l'Être pris pour la
substance des choses; Platon et les Pythagoriciens; impossi-
bilités de cette théorie ; des rapports de l'Unité et de l'Être
avec les Nombres ; réfutation de Zenon sur l'indivisibilité de
l'Un; son système conduit à l'absolu nihilisme; il ne peut
expliquer, ni la multiplicité des êtres, ni les grandeurs.
Chapitre V. — De la nature des points, des lignes et des surfa-
ces ; on a essayé de les prendre aussi pour la substance des
choses ; opinions en sens contraires ; en faire des substances
réelles, c'est détruire toute idée de la substance, et aussi de
la production et de la destruction des choses; les points, les
lignes et les surfaces ne sont que des limites et des divisions,
ainsi que l'instant.
Chapitre VI. — Retour à la critique de la théorie des Idées;
nouveaux arguments contre et pour cette théorie, et sur la
nature des êtres mathématiques ; autres questions analogues
sur la nature des principes, qui peuvent être, ou simplement
possibles, ou absolument réels ; de l'existence des Universaux ;
il n'y a que des êtres individuels.
LIVRE IV
Chapitre premier. — De la science spéciale de l'Être considéré
uniquement en tant qu'Être, avec ses attributs essentiels;
cette science est distincte de toutes les sciences qui étudient
l'Être sous un point de vue particulier.
Chapitre IL — Des acceptions différentes du mot Être; exem-
T. I.
ccxc SOMMAIRES DES CHAPITRES.
pies à l'appui de la science qui étudie FÊtre en tant qu'Être ;
les sciences spéciales n'étudient que des espèces de l'Être ;
identité de l'Un et de l'Être ; citation du Choix des contraires ;
une même science connaît les contraires opposés; différence
de la négation et de la privation ; réduction de toutes les op-
positions à celle de l'unité et de la pluralité ; rôle de la phi-
losophie dans ces questions, à côté de la Dialectique et de la
Sophistique; conclusion sur la science de l'Être considéré
uniquement comme tel.
Chapitre III. — La science qui étudie l'Être dans toute sa
généralité est celle aussi qui doit connaître les axiomes
mathématiques ; les sciences particulières n'ont point à ex-
pliquer les axiomes dont elles se servent; erreur du Physi-
cien, excusable à certains égards ; c'est à la philosophie de
s'occuper des axiomes ; importance du principe de contra-
diction, le plus général et le plus ferme de tous les princi-
pes; Heraclite.
Chapitre 1Y. — Défense du principe de contradiction; il est
évident de soi et n'a pas besoin de démonstration; objec-
tions qu'on essaie de faire contre la vérité de ce principe ;
futilité de ces objections ; méthode à suivre pour forcer l'ad-
versaire à répondre directement à la question qu'on lui a faite;
erreurs monstrueuses auxquelles aboutit cette doctrine, en dé-
truisant toute idée de substance, et en réduisant l'Être et ses
attributs à de simples qualités ; limite nécessaire des attri-
buts ; il n'y a pas attributs d'attributs ; confusion de toutes
choses ; l'affirmation et la négation sont également vraies et
également fausses ; critique de Protagore ; critique d'Anaxa-
gore; scepticisme universel; danger et fausseté de ce sys-
tème ; la pratique constante des choses de la vie démontre
combien il est erroné ; il y a quelque chose d'absolu dans le
monde ; il y a tout au moins du plus et du moins dans les
choses; condamnation sévère du Scepticisme.
Chapitre V. — Critique de la doctrine de Protagore sur le témoi-
gnage de nos sens ; objections diverses ; erreur de Démocrite
et d'EmpédocIe ; citations de vers d'Empédocle et de Parmé-
nide ; maxime prêtée à Anaxagore ; Homère ; Épicharme con-
tre Xénophane ; causes générales de leurs fâcheuses mépri-
LIVRE V. — CHAPITRE II. ccxci
ses; Heraclite et Cratyle; idée Traie qu'on doit se faire du
changement; il n'est pas universel; du témoignage de nos
sens ; sa valeur propre et ses limites ; impossibilité du Scep-
ticisme et son absurdité; citation de Platon; il y a dans le
monde, outre les objets sensibles, quelque chose d'immua-
ble et de nécessaire.
Chapitre VI. — Suite de la critique du système de Protagore ;
principe de l'erreur sur laquelle il repose; tout n'est pas
démontrable ; tout n'est pas relatif dans le monde ; conces-
sion que sont obligés de faire les partisans de cette théorie ;
insuffisance de cette concession ; elle maintient la relativité
universelle et détruit toute substance ; incertitude du témoi-
gnage des sens ; leurs variations dans un même individu, ou
dans des individus différents; résumé des objections contre
la théorie de Tapparence, et condamnation définitive de
cette doctrine.
Chapitre VII. — Les contradictoires n'admettent point entre
elles de moyen terme; définition de la vérité et de l'erreur;
conséquences insoutenables qui sortent de la théorie de l'in-
termédiaire; double cause de cette erreur; différence entre
les théories d'Heraclite et celles d'Anaxagore.
Chapitre VIII. — Erreurs des opinions exclusives soutenant, les
unes, que tout est faux ; les autres, que tout est vrai ; Hera-
clite ; opposition nécessaire des contradictoires, dont l'une
des deux est absolument vraie ; tout n'est pas en repos ; tout
n'est pas en mouvement; nécessité d'un premier moteur.
LIVRE V
Chapitre premier. — Définition du mot Principe; sept accep-
tions diverses : le point de départ, le moyen pour faire le
mieux possible, le début, l'origine, la volonté, l'art, la source
de la connaissance. Les causes sont en même nombre que
les principes; conditions communes à tous les principes;
principes intrinsèques; principes extérieurs; exemples divers;
le bien et le mal, principes de connaissance et d'action.
Chapitek n. — Définition du mot Cause. Quatre espèces de
ccxcii SOMMAIRES DES CHAPITRES.
causes : la matière, la forme, le mouvement et le but final ;
exemples divers de ces quatre sortes de causes. Une seule et
même chose peut avoir plusieurs causes, le mot de Cause
ayant des acceptions diverses ; réciprocité des causes s'engen-
drant Tune Tautre ; une même cause peut produire des effets
contraires, selon qu'elle est présente ou absente; nouveaux
exemples pour faire mieux comprendre les différences des
quatre espèces de causes. Nuances diverses de toutes les
causes, moins nombreuses qu'on ne croirait; causes supé-
rieures; causes secondaires; causes directes; causes indirectes;
Polyclète et la statue; causes en acte, causes en puissance,
agissant effectivement ou pouvant agir; combinaison ou iso-
lement des diverses causes; six causes accouplées deux à
deux ; différences de l'acte et de la puissance.
Chapitke III. — Définition du mot Élément; il désigne la par-
tie indivisible des choses, ou la partie spécifiquement iden-
tique; éléments des corps; éléments des figures géométri-
ques; éléments des démonstrations; sens dérivés du mot
Élément; le petit, le simple sont des éléments; les Univer-
saux le sont plus que la différence.
Chapitre IV. — Définition du mot Nature. Ce mot signifie la
production et le développement des ôti'es, leur principe in-
trinsèque, leur mouvement propre, qu'ils tirent d'eux seuls,
leur matière primordiale, leurs éléments, leur organisation
mitiale, malgré ce qu'en a dit Empédocle, qui nie cette orga-
nisation et ne reconnaît que mélange et séparation d'élé-
ments ; Nature signifie encore la matière première des ^tres,
leur espèce et leur forme, fin dernière de tout développe-
ment; enfin la Nature est la substance essentielle de tous les
êtres doués d'un mouvement spontané.
Cbapitre V. — Définition du mot Nécessaire. Il signifie coopé-
ration indispensable pour la vie ou l'existence de la chose ;
condition inévitable ; contrainte ou violence; citations d'Évé-
nus et de Sophocle ; l'idée de la nécessité s'applique surtout
à un état de choses qui ne peut pas être autrement ; néces-
sités secondaires ; nécessité dans les démonstrations et dans
le syllogisme ; propositions nécessaires par elles-mêmes ou
LIVRE V. — CHAPITRE IX. ccxcm
par intermédiaires ; il n'y a pas de nécessité pour l'étemel
et l'immobile.
Chapitre VI. — Déûnition du mot Unité. Unité accidentelle et
essentielle, de simple attribution ou d'essence; exemples
divers pour expliquer l'unité ainsi comprise ; unité de conti-
nuité ; ensemble de choses réunies ; déflnition de la continuité,
et de l'unité particulière qu'elle peut former; continuité plus
grande dans la ligne droite que dans la ligne courbe ; unité
d'espèce ; unité de genre ; termes plus ou moins compréhen-
sifs pour représenter cette unité; unité de définition; unité
par indivisibilité des choses ; unité par identité de substance ;
unité d'ensemble et de composition des parties régulièrement
ordonnées pour former un tout; unité prise pour mesure
dans chaque genre ; l'unité est toujours nécessairement indi-
visible; le nombre, le point, la ligne, la surface, le solide;
subordination des termes entre eux, les inférieurs étant com-
pris dans les supérieurs; rapports des unités entre elles. La
pluralité est opposée à l'unité ; aspects divers de la plura-
lité.
Chapitre VII. — Définition du mot d'Être ; double sens de l'idée
d'Être, indirect ou essentiel; les attributs de l'Être n'ont
qu'un sens indirect et accidentel; les attributs d'attributs
n'ont encore l'Être que plus indirectement; sens essentiel de
l'idée d'Être; ce sens s'applique à toutes les catégories; énu-
mération incomplète des catégories; rijiée d'Être confondue
parfois avec l'idée de la vérité; double sens de l'Être pris
sous tous les aspects ; Être en simple puissance ; Être en réa-
lité effective et actuelle ; exemples divers. Indication d'études
ultérieures sur la puissance et sur l'acte.
Chapitre VIII. — Définition du mot de Substance ; ce mot signi-
fie d'abord les corps simples, les éléments; il signifie aussi
les corps en général, les êtres individuels, sujets des attri-
buts; la substance se confond avec l'essence intrinsèque des
êtres, avec ce qui les constitue nécessairement; rôle du nom-
bre, pris pour la substance; l'idée de substance est le fond
de la définition ; deux acceptions principales du mot de Subs-
tance : le sujet et la forme.
Chapitre IX. — Définition du mot Identité; premier sens du
cczav SOMMAIRES DES CHAPITRES.
mot d'Identique, pris indirectement par rapport aux attri-
buts d'un même être ; second sens du mot dldentique appli-
qué à des êtres substantiels; signification du mot Autre;
signification du mot Différent ; signification du mot Sembla-
ble, et du mot Dissemblable ; opposition de ces deux mots.
Chapitre X. — Définition du mot Opposé; contradiction, con-
traires, relatifs, privation et possession; définition spéciale
du mot Contraire ; quatre espèces diverses de contraires ; con-
traires dérivés; nuances diverses de ces mots selon les nuan-
ces de rUn et de l'Être; définition du mot Autre; acceptions
diverses de ce mot; l'identité est le contraire de l'opposi-
tion.
Chapitre XL — Définition des mots Antérieur et Postérieur;
antériorité et postériorité de lieu ; antériorité et postériorité
de temps; antériorité et postériorité de mouvement, de puis-
sance, d'ordre et de position ; antériorité et postériorité rela-
tives à la connaissance, selon la raison, ou selon le témoignage
des sens ; les modifications suivent sous ce rapport les sujets
auxquels elles s'appliquent; antériorité résultant de l'indépen-
dance; citation de Platon; le sujet est antérieur aux attri-
buts; la puissance est antérieure à l'acte.
Chapitre XII. — Définition du mot Puissance ou Possibilité;
premier sens du mot de Puissance ; c'est le principe du chan-
gement produit sur un autre être; puissance signifie aussi
la faculté de souffrir, ou la faculté d'achever une chose selon
une volonté réfléchie ; puissance confondue avec l'immuabi-
•lité; puissance d'action et de repos; puissance venant des
quahtés qu'on possède et de celles dont on manque; puis-
sance du bien; impuissance opposée à la puissance; condi-
tions do temps et de lieu. Puissance prise dans le sens de
possibilité et d'impossibilité; définition de l'impossible; le
contraire de l'impossible est nécessairement vrai; sens divers
,du mot Possible; la puissance en géométrie n'est qu'une ex-
pression métaphorique ; résumé sur les mots de Puissance et
de Possibilité ; l'idée première de la puissance est la faculté
de produire un changement quelconque.
Chapitre XIII. — Définition du mot Quantité ; quantité en-
tendue d'une manière générale; le nombre, la grandeur;
* •
LIVRE V. - CHAPITRE XVIII. ccxcv
longueur, largeur, profondeur; quantités substantielles,
quantités indirectes; nuances et modifications delà quantité;
les quantités indirectes ne le sont que par les objets aux-
quels elles s'appliquent ; comment le mouvement et le temps
sont des quantités.
Chapitre XIY. — Définition du mot Qualité ; la qualité est d'a-
bord la différence qui caractérise substantiellement un être ;
idée de la qualité dans les êtres immobiles, et spécialement
dans les nombres; nombres simples, nombres multiples;
second sens du mot de Qualité, appliqué aux êtres qui chan-
gent et se modifient; rôle du bien et du mal, déterminant
surtout les qualités dans les êtres animés et doués de libre
arbitre.
Chapitre XV. — Définition du mot Relatif ; relatifs sous le rap-
port de la quantité, comme les multiples et les sous-multi-
plBs; relatifs sous le rapport de Faction et de la sou^rance;
relatifs numériques, déterminés ou indéterminés ; relatifs de
piiissance ; relatifs de réalité et d'action ; relatifs de temps ;
relatifs de privation; il n'y a pas de réciprocité entre les
relatifs; un terme est relatif à un autre, sans que cet autre
lui soit relatif à son tour; relatifs en soi; relatifs par dériva-
tion de genre ; relatifs indirects.
Chapitre XVI. — Définition du mot Parfait ; parfait représente
toujours quelque chose de complet, à quoi rien ne manque ;
perfection de temps ; perfection de mérite ; emploi métapho-
rique de ce mot appliqué au mal, quahd le mal est complet;
perfection relative à la fin des choses et à leur pourquoi ; la
mort et la fin des choses ; perfection essentielle ; perfection
dérivée.
Chapitre XVII. — Définition du mot Terme ; double sens du mot
Terme ; 11 peut être aussi bien le point de départ que le point
d'arrivée; le Terme se confond avec le pourquoi et le but
final ; rapports et différences du Terme et du Principe.
Chapitre XVIII. — Définition de l'expression de En soi; elle
signifie d'abord la forme et l'essence des choses; puis, leur
matière et leur sujet; rapports de l'idée de En soi et de l'idée
de Cause ; application de cette expression à la position et au
ccxcvi SOMMAIRES DES CHAPITRES.
lieu ; application aux éléments essentiels de la définition ; ap-
plication au primitif du genre, et à ce qui n*a pas d'autre
cause que soi.
Chapitre XIX. — Déflnition du mot Disposition.
Chapitre XX, — Définition du mot Possession ou État ; premier
sens dans lequel ce mot peut être pris ; second sens de ce
mot, qui se confond presque entièrement avec celui de Dis-
position ; une simple partie de la chose suffit pour la carac-
tériser de cette façon.
Chapitre XXI. — Définition du mot Passion ; en un premier sens,
c'est la qualité; en un autre sens, c'est la réalisation des
qualités, surtout des mauvaises ; passion peut avoir aussi le
sens de malheur et de grande peine.
Chapitre XXll. — Définition du mot Privation; premier sens,
absence d'une qualité qui n'est pas naturelle ; second sens,
absence d'une qualité de nature, relativement au temps, à la
partie, à la condition, à la manière ; privation signifie aussi
l'ablation des choses ; privations exprimées par des particu-
les négatives; privation confondue avec la petitesse de la
chose, sa difficulté, ou sa mauvaise disposition; sens vrai du
mot Privation.
Chapitre XXIII. — Définition du mot Avoir ; d'abord l'idée
d'Avoir peut se confondre avec l'idée d'action; dans un
second sens, Avoir signifie Servir de réceptacle ; Avoir signi-
fie aussi la contenance; Avoir dans le sens de soutenir, ou
dans le sens de tenir en cohésion ; significations du mot Être
correspondant à celle du mot Avoir.
Chapitre XXIV. — Définition du mot Provenir; ce mot peut se
rapporter à la matière ou au mouvement; il se rapporte
aussi au composé et à ses parties; ou bien à l'inverse, il se
rapporte aux parties qui forment le tout ; Provenir se rap-
porte enfin à l'origine et au temps.
Chapitre XXV. — Définition du mot Partie ; partie signifie, en
général, une division d'une quantité quelconque ; en particu-
lier, la division qui mesure exactement le tout; le mot de
Partie peut être pris sans aucun rapport à la quantité ; par-
ties du genre, parties de l'espèce, parties de la définition.
LIVRE VI. - CHAPITRE T. ccxcvii
Chapitre XXVI. — Défînition du mot Tout; double sens de ce
mot, pris au sens numérique, ou au sens de totalité ; le con-
tenant et l'universel ; le continu et le fîni ; emploi simultané
des deux sens du mot Tout dans certains cas; exemples
divers pour éclaircir ces expressions et leurs nuances.
Chapitre XXVII. — Défînition du mot Mutilé ou incomplet; ce
mot ne s'applique pas indifféremment à une quantité quel-
conque ; conditions de l'application régulière de ce mot; posi-
tion essentielle des pai'ties; continuité et choix spécial des
parties; exemples d'une coupe, de l'ablation d'un membre,
et de la calvitie.
Chapitre XXVIII. — Défînition du mot Genre ; le genre est d'a-
bord la succession continue d'êtres de môme espèce, l'auteur
de la race étant un homme ou une femme ; idée commune
appliquée à plusieurs espèces; le genre dans les défînitions
est la notion essentielle; en résumé, le mot de Genre a trois
sens principaux ; conditions qui constituent la différence
de genre; chaque catégorie forme un genre particulier de
FÊtre.
Chapitre XXIX. — Défînition du mot Faux ; deux sens, où le
mot Faux indique ce qui ne peut pas être et ce qui n'est pas ;
fausseté d'un tableau; fausseté d'un rêve; défînition fausse;
citation d'Antisthène ; fausseté appliquée au mensonge; cita-
tion et réfutation de VHippias; théorie insoutenable qui y
est exposée sur la volonté dans l'homme faux.
Chapitre XXX. — Défînition du mot Accident ; l'accident est tou-
jours dans un autre; il n'est ni nécessaire ni habituel; le
trésor trouvé en faisant un trou ; l'accident n'a pas de cause
déterminée ; c'est un effet du hasard ; la tempête poussant à
Égine, ou la violence des pirates y conduisant, sans qu'on
veuille y aller; autre sens du mot Accident; l'attribut d'une
chose peut être même éternel, sans faire partie de l'essence ;
exemple du triangle.
LIVRE VI
Chapitre premier. — Retour à la Philosophie première, qui étu-
die l'Être dans toute sa généralité ; différence avec les scien-
CGXcviii SOMMAIRES DES CHAPITRES.
ces qui ont un objet spécial ; elles admettent toutes Texis-
tencc de leur objet, soit sur le témoignage des sens, soit par
hypothèse; procédé ordinaire de la Physique; Tobjet qu'elle
étudie est toujours plus ou moins matériel, mobile et non
isolé ; triple division des sciences ; procédé ordinaire des
Mathématiques, qui étudient Timmobile, mais un immobile
qui est encore matériel ; l'objet de la Théologie ou Philoso-
phie première est l'immobile, éternel et séparé de la matière ;
nécessité et supériorité de. la Philosophie première.
Chapitre II. — Nuances diveraes du mot d'Être; être en soi,
être par accident; analyse et définition de l'accident; exem-
ples de Tarchitecture et de la géométrie; citation de Platon,
critiquant justement les Sophistes ; l'accident se rapproche
beaucoup du Non-étre; nécessité d'étudier l'accident, pour
démontrer qu'il n'y a pas pour l'accident de science possi-
ble, et que la science ne s'adresse qu'à ce qui est toujours,
ou dans la plupart des cas; le froid, dans la Canicule, est un
accident, parce que c'est contraire à l'ordre habituel des
choses; autres exemples de l'accident; les choses éternelles^
ou du moins les plus habituelles, sont l'objet de la science ;
et c'est là ce qui fait qu'il n'y a pas de science pour l'acci-
dent.
Chapitre m. — Tout n'est pas nécessaire dans le monde; il y a
des causes nécessaires; mais il y en a qui ne le sont pas; et
il y a des causes indéterminées de l'accidentel et du fortuit.
De l'Être considéré en tant que vrai ou faux; ce caractère
résulte toujours en lui d'une simple vue de l'esprit, qui com-
bine ou divise les choses ; il n'y a pas à étudier l'Être en
tant qu'accidentel ; retour à la véritidile étude de l'Être con-
sidéré uniquement en tant qu'Être; annonce de quelques
autres recherches postérieures.
LIVRE VII
Chapitre premier. — Véritable sens du mot d'Être ; l'Être con-
sidéré en lui-même et dans ses attributs; l'Être est d'abord
indispensable, et les modes de l'Être ne viennent qu'à la
suite; la catégorie de la substance, ou de l'individuel, est la
première de toutes, et les autres s'appuient sur celle-là; l'Être
LIVRE VII. — CHAPITRE V. ccxcix
premier est la substance, qui a la priorité en définition, en
connaissance, en temps et en nature ; la substance seule est
séparable; les autres catégories ne le sont pas; la question
de rÊtre, si ancienne et si controversée, se réduit à celle de
la substance.
Chapitre II. — La Substance se manifeste surtout dans les corps
naturels ; les animaux, les plantes, le feu, Feau, la terre, le
ciel avec les étoiles, le soleil et la lune sont des substances;
questions à se poser; opinions diverses des pbilosopbes; Pla-
ton et Speusippe ; les Idées et les nombres considérés comme
principes des substances; méthode à suivre dans cette étude;
énumération des problèmes.
Chapitre III. — Quatre sens du mot Substance : Essence, Uni-
versel, Genre et Sujet; analyse du sujet; la matière et la
forme; le composé qu'elles constituent en se réunissant; la
substance n'est jamais un attribut; c'est elles qui reçoit tous
les attributs; elle ne peut se confondre avec la matière, non
plus qu'avec le composé résultant de la matière et de la
forme; analyse de la forme; théorie des substances sensi-
bles annoncée.
Chapitre IV. — Retour sur l'idée de Substance ; condition géné-
rale de la science; sens absolu de l'expression: En soi; dif-
férences ^de la catégorie première, de la substance, et des
autres catégories; définition de l'Être pris individuellement
et en lui-même, ou pris avec une modification quelconque;
la définition s'applique surtout aux substances; il ne faut
pas la confondre avec la simple appellation; elle s'adresse
toujours au primitif; l'Être est surtout dans la catégorie de
la substance ; mais il est aussi dans les autres d'une façon
déterminée ; le Non-Être lui-môme Est, mais à l'état de Non-
être ; les autres catégories n'ont d'Être que par homonymie ;
objet primitif et essentiel de la définition; unité absolue de
l'être qu'elle fait connaître.
Chapitre V. — De la définition appliquée à des termes com-
plexes; exemple de l'idée de Camus, qui implique nécessai-
rement l'idée de Nez ; l'idée de mâle ou de femelle implique
nécessairement celle d'animal; et l'idée d'impair, celle de
nombre ; difficulté de la définition dans ces cas ; il n'y a de
CGC SOMMAIRES DES CHAPITRES.
définition véritable que pour les substances ; pour les autres
catégories, il faut toujours recourir à une addition quelcon<
que; le mot do Défînition ne peut avoir qu'une seule signifi-
cation ; il s'applique, ainsi que Tessence, aux substances seu-
les, ou du moins plus qu'à tout le reste, et d'une manière
primitive et absolue.
Chapitre VI. — De l'identité de l'essence d'une chose avec la
chose même; distinction nécessaire de la chose et de ses
attributs; objection contre la théorie des Idées; impossibi-
lité de la science dans ce système, et destruction nécessaire
des êtres; identité de l'Être en soi et de quelques-uns de ses
attributs essentiels; ne pas créer inutilement des êtres qui
n'ont rien de réel ; il faut prendre garde d'aller à l'infini ;
la définition de l'Être et celle de ses attributs essentiels
sont identiques; réponse aux objections sophistiques. Ré-
sumé.
Chapitre VU. — Les phénomènes sont de trois espèces, selon
que la nature, l'art ou le hasard les produisent; phénomènes
naturels; phénomènes que l'art produit; conception de l'es-
prit nécessairement antérieure à la production de la chose ;
succession de raisonnements dans l'esprit du médecin avant
d'agir; cette conception s'adresse précisément à l'essence
des choses; idée des phénomènes que produit le hasard;
pour tout phénomène, il faut toujours admettre quelque chose
de préexistant; la notion de matière est presque toujours
impliquée dans la définition ; appellation des choses dérivée
du nom de celles d'où elles sortent; exemples divers de la
statue et de la maison; cette dérivation est indispensable
pour expliquer la notion de changement.
m
Chapitre VIII. — Tout phénomène est soumis à deux conditions :
la cause et la matière; exemple de la sphère d'airain; la
forme ne se produit pas à proprement parler, parce qu'il
faudrait qu'elle fût distincte de l'objet dont elle est la forme ;
elle n'existe jamais que dans cet autre objet, c'est-à-dire,
dans la matière à laquelle on donne une figure nouvelle;
objections contre la théorie des Idées ; elles n'expliquent pas
la production des êtres; elles ne font que l'obscurcir; il
suffit d'un être qui engendre pour comprendre l'être engen-
LIVRE Vil. — CHAPITRE XI. ceci
dré, même quand le cas n'est pas conforme à la nature; le
cheval et le mulet; différence de la matière; identité de
Tespèce.
Chapitre IX. — Certaines choses peuvent être indifféremment
le produit de l'art ou le produit du hasard ; d'autres ne le peu-
vent pas; explication de cette différence, qui tient à la ma-
tière des choses, douée ou privée d'un mouvement propre,
ou de telle espèce particulière de mouvement; homonymie
des causes productives avec l'être produit; comparaison avec
les syllogismes; action du germe analogue à celle de l'ar-
tiste; pour une production quelconque, il faut toujours une
matière et une forme préexistantes ; condition spéciale de la
catégorie de la substance.
Chapitre X. — Rapport de la définition du Tout à la définition
des parties; question de l'antériorité du Tout ou des par-
ties ; sens divers du mot Partie ; la partie est, d'une manière
générale, la mesure de la quantité ; union de la matière et
de la forme pour composer l'être réel; dans la défmition,
c'est la forme qu'on exprime et non la matière; exemples
divers : la ligne, la syllal)e, Tangle droit. — Nouvelle exposi-
tion des mêmes théories; parties de la définition qui sont
antérieures au défini ; parties qui y sont postérieures ; exem-
ple de l'angle aigu, qui implique la notion de l'angle droit;
le cercle et ses segments ; exemple de l'âme dans l'être
animé; elle est antérieure à l'animal, ou tout entière, ou
par quelques-unes de ses parties ; fonctions du cœur et du
cerveau, essentielles à la notion de l'être animé, et compri-
ses dans sa définition ; il n'y a pas de défmition pour les
individus; il n'y a pour eux que le témoignage des sens;
obscurité de la matière ; la matière se distingue en matière
sensible et en matière intelligible ; le Tout n'est pas anté-
rieur à ses parties d'une manière absolue; résumé de la
question, et solution générale.
Chapitre XI. — Des parties de la définition et de la forme;
importance de cette discussion ; distinction des parties ma-
térielles et des parties non matérielles; abstraction des par-
ties matérielles; objection contre la théorie des Idées et
contre les Pythagoriciens, qui réduisent tout à l'unité;
cccii SOMMAIRES DES CHAPITRES.
erreur du jeune Socrate dans la déflnition de l'animal ; défi-
nition de lliomme composé de l'âme et du corps; il n j a
pas de substance séparée des substances sensibles; du rôle
de la Physique, qui peut aussi, dans une certaine mesure,
s'occuper des définitions; il lui importe de savoir ce que
sont les choses en elles-mêmes; dans la définition de l'es-
sence, il n'y a plus de matière, parce que la matière elle-
même est toujours indéterminée ; résumé de cette partie de
la théorie.
Chapitre XII. — Théorie de la définition, destinée à compléter
celle des Analytiques ; de l'unité que forme la définition ;
comment se forme cette unité ; définition par la méthode de
division ; exemple de la définition de l'animal; divisions suc-
cessives des différences qu'il présente ; la dernière différence
de la chose est son essence et sa définition ; répétitions inévi-
tables; ligne directe des divisions successives; divisions in-
directes et accidentelles; la définition est la notion des dif-
férences; impossibihté d'intervertir l'ordre où les divisions
se succèdent; résumé de cette première théorie.
Chapitre XIII. — Théorie de l'universel et du rôle qu'il joue dans
la définition; l'universel ne peut jamais être une substance;
c'est un terme commun, et c'est un attribut; de la présence
de l'universel dans la définition; il parait être une qualité
plutôt qu'une substance; la substance ne peut être composée
de plusieurs substances actuelles ; elle peut l'être de substan-
ces qui seraient à Tétat de simple puissance ; citation et ap-
probation d'une théorie de Démocrite ; les atomes, selon lui,
sont les substances. Objection contre la théorie précédente ;
il n'y a plus de définition possible pour quoi que ce soit, si
la définition est indécomposable; annonce d'une étude ulté-
rieure de cette question.
Chapitre XIV. — Critique de la théorie des Idées ; les Idées ne
peuvent pas être des substances; l'universel ainsi conçu
- aurait simultanément les contraires; l'Idée se multiplie à
l'infini, avec les individus même dans lesquels on la trouve ;
objections diverses contre les Idées ; impossibilités plus gra-
ves encore si l'on applique cette théorie aux choses sensi-
bles.
LIVRE VII — CHAPITRE XVII.. ccciii
Chapitre XV. — La substance peut s'entendre tout à la fois de
la notion de l'objet et de sa matière réunies, ou de sa notion
pure et immatérielle ; il n'y a, ni défmition, ni démonstration
pour les substances sensibles ; raison de cette impossibilité ;
il n'y a ni science ni définition du particulier, quand bien
même le particulier est éternel ; défmition du soleil prise
pour exemple ; on se trompe en croyant le définir quand on
ne fait qu'ajouter à sa notion des épithètes, qui n'éclaircis-
sent rien; critiques diverses contre la théorie des Idées;
impossibilité absolue de définir les Idées prises individuelle-
ment; on s'en convaincrait aisément en essayant d'en faire
une définition régulière.
Chapitre XVI. — Il ne faut pas confondre les substances vérita-
bles et actuelles avec celles qui ne sont qu'à l'état de simple
possibilité ; cette confusion pourrait s'appliquer surtout aux
parties des animaux ; l'Un et l'Être ne sont pas la substance ;
les Universaux le sont encore moins ; objections diverses con-
tre la théorie des Idées ; éternité des Astres, que perçoivent
nos sens et qu'affirme notre raison.
Chapitre XVII. — Exposition nouvelle de l'idée de la substance ;
théorie spéciale de l'auteur ; la substance est à la fois prin-
cipe et cause ; il faut admettre préalablement l'existence de
la chose, avant de rechercher ce qu'elle est ; ce qu'elle est se
distingue de la chose même ; la vraie recherche est celle de
la cause ; la cause peut être, ou le but auquel la chose est
destinée, ou le principe initial du mouvement; au fond, cela
revient toujours à rechercher la cause de la matière ; exem-
ples divers; composition de la chair; composition de la syl-
labe ; les éléments de la chair, les lettres de la syllabe, sub-
sistent même après que la chair et la syllabe ne subsistent
plus; ce quelque chose qui forme la syllabe et la chair est la
substance; ce n'est pas un élément, ni un composé d'élé-
ments ; à un certain point de vue, la nature pourrait être
prise pour la substance des choses, comme l'ont cru quelques
philosophes.
i
ccav SOMMAIRES DES CHAPITRES.
LIVRE VIII
Chapitre premier. — Conséquences et résumé de ce qui pré-
cède ; substances admises par tous les systèmes : les corps
simples de la nature, les plantes, les animaux, le ciel, etc. ;
quelques philosophes y joignent les Idées et les êtres mathé-
matiques; des substances sensibles; matière et forme;
composé résultant de l'une et de Tautre ; explication détaillée
de ce qu'il faut entendre par Sujet; citation de la Physique,
Chjipitre il — De la substance sensible; Démocrite ne recon-
naît que trois différences dans les choses; il y en a bien
davantage; énumération de quelques différences des choses;
. la substance a tous ces aspects divers; et cependant elle ne
se confond pas avec ses différences; Tacte des choses
diffère en même temps que la matière ; exemples de quel-
ques définitions: un seuil de porte, une maison, un accord
musical ; exemple d'une définition matérielle ; exemple d'une
définition relative à l'acte mémo de la chose et à sa forme
spécifique; définitions d'Archytas réunissant les deux carac-
tères; définition du temps serein; déOnition du calme de la
mer ; résumé de cette discussion ; distinction des trois élé-
ments de la substance : la matière, la forme, et le composé
réel résultant des deux.
Chapitre III. — Incertitude sur la signification du nom des
choses, qui peut exprimer la substance seule, ou la sub-
stance mêlée à la matière ; exemples divers de cette incerti-
tude; de la substance des choses périssables; elle est insé-
parable de ces choses; la nature est plutôt leur substance;
réfutation des théories de l'école d'Antisthène sur l'impossi-
bilité de définir quoi que ce soit ; on peut toujours définir
la substance concrète ; comparaison de la définition et du
nombre; leurs rapports et leurs différences; critique de
quelques théories.
Chapitre IV. — De la substance matérielle ; chaque chose a sa
matière propre ; exemple du phlegine dans le corps humain ;
une chose peut venir d'une autre de plusieurs façons ; né-
cessité absolue de certaine matière pour certains objets; une
LIVRE IX. — CHAPITRE I. x:ccv
scie ne peut être, ni en bois, ni en laine ; pour Içi cause des
I^énomènes, il faut distinguer les acceptions diverses* du
mot Cause ; exemple de la cause matérielle de Thiomme ;
des substances naturelles et éternelles; souvent elles n*ont
pas de matière; cause de l'éclipsc de lune; phénomène du
sommeil.
Chapitre V. — Tous les contraires ne peuvent pas venir les uns
des autres; il y a des choses sans matière; de > la matière
des contraires et de son rappoi^ à chacun d'eux ; rapports de
Tean au vin et au vinaigre; loi de la transformation- inter-
médiaire de Tun des contraires, avant qu'il ne passe à son
contraire opposé; rapports du vivant et du mort; passage
de Tun à l'autre, comme la nuit vient du jour ; le vinaigre
redevient eau avant de devenir vin.
I
Chapitre VI. — De l'unité des définitions et des nombres ; la
cause spéciale de l'unité de la définition , c'est l'unité môme
du déflni; exemple de la définition et de l'unité de l'homme;
critique de la théorie des Idées, qui ne peut pas fournir une
définition exacte des choses ; pour établir une définition so-
lide, il suffît de distinguer la matière et la forme ; distinction
également nécessaire de la matière intelligible et de la ma-
tière sensible ; pour les choses sans matière, on sait immé-
diatement ce qu'elles sont, et sans l'intermédiaire d'une défi-
nition; critique de la théorie de la participation et d'autres
explications aussi vaines; Lycophron; résumé de cette dis-
cussion.
LIVRE IX
Chapitre premier. — De la puissance ou simple possibilité op-
. posée à l'acte et à la réalité ; de la puissance ; idée qu'on
doit se faire de la puissance prise au vrai sens du mot ; éli-
mination des homonymies ; sens multiples du mot de Puis-
. sance; il s'entend aussi bien au sens passif qu'au sen? actif;
puissance de souffrii*, ou de fairo, l'action qui vient d'un
autre, ou qui s'exerce sur un autre; l'être ne peut rien souf-
frir de lui-même; de l'impuissance et de la privation.
T. I. t
k
cccvi SOMMAIRES DES CHAPITRES.
Chapitre H. — Des diverses espèces de Puissances ; les unes sont
douées de raison; les autres, irraisonnables; les arts et les
sciences ; les puissances rationnelles peuvent produire tour à
tour les contraires ; les puissances sans raison ne produisent
jçpi'un seul et même effet; supériorité de la science; action
et procédé de Fesprit; faire bien, suppose la puissance de
faire; mais la réciproque n'est pas toujours vraie.
Chapitre III. — Réfutation des Mégariques, qui identifient l'acte
et la puissance ; conséquences fausses de cette théorie ; c'est
revenir au système de Protagore et ramener tout à la sensa-
tion ; c'est supprimer le mouvement et la production des
choses; distinction nécessaire de l'acte et de la puissance;
traie signification du mot d'Acte ; il ne faut pas confondre
l'acte et le mouvement^ qui ne peut jamais appartenir à ce
qui n'est pas.
Chapitre IV. — Le possible dans son sens véritable doit toujours
pouvoir se réaliser ; exemple du diamètre, qui est toujours
incommensurable ; disthiction de l'erreur et de l'impossible ;
l'impossible est ce qui ne peut jamais être sous quelque rap-
port que ce soit ; enchaînement nécessaire des choses corré-
latives; démonstration littérale de la solidarité de l'un des
.'termes avec l'autre.
Chapitre V. — Puissances ou facultés naturelles ; facultés ac-
quises ; exercées avec réfiexion, ou sans raison ; les facultés
instinctives ont un champ d'action très limité et toujours le
même; les facultés rationnelles peuvent faire les contraires;
mais elles ne peuvent pas les faire à la fois ; conditions géné-
rales pour l'exercice des facultés.
Chapitre VI. — De l'Acte et de ses nuances diverses; distinc-
tion de l'acte et de la puissance ; exemples de différents actes
opposés à la simple faculté; puissances corrélatives aux
actes; application spéciale des mots d'Acte et de Puissance
à l'infini ; des différentes sortes d'actions qui supposent tou-
jours le mouvement; des actions qui ne le supposent pas;
tout mouvement est nécessairement incomplet; distinction
qu'on doit faire entre l'acte et le mouvement; résumé de
cette discussion.
LIVRE IX. — CHAPITRE X. cccvii
CflAPiTas VII. — Étude de la notion de Puissance; cas précis où
une chose est, ou n*est pas, en puissance ; il faut, pour que la
chose soit dite en puissance, que lien ne la sépare de l'acte ;
exeinpies divers cités à Tappui de la théorie ; on peut tou-
jours remonter à un primitif, qui n*est pas lui-même en
puissance, mais qui est la source d'od rient, par intermé-
diaire, l'objet qui est vraiment et directement en puissance.
Chapitre VIII. — Antériorité de l'Acte sur la Puissance ; dé-
monstration de ce principe au point de vue de la raison, et
au point de vue du temps ; Têtre en puissance rient toujours
d'un être actueUement réel ; réfutation d'un sophisme qui
nie la possibilité de la science ; l'acte est antérieur à la puis-
sance sous le rapport de la substance; la postériorité de
génération n'empêche pas l'antériorité d'espèce et de sub-
stance ; prbcédé de la nature ; l'Hermès de Pauson ; étymo-
logie du mot d'Acte et sens précis qu'il faut y donner ; actes
qui n'ont pas de conséquences hors d'eux-mêmes ; actes qui
produisent des conséquences extérieures ; on peut quelque-
fois remonter d'acte en acte jusqu'au moteur premier et
étemel ; rien d'étemel n'est en puissance ; ou du moins, il
n'est en puissance que partiellement ; toutes les choses éter-
nelles sont en acte ; le soleil, les astres, le ciel entier, sont
toujours en action ; critique des philosophes physiciens, qui
redoutent la fin des choses ; mouvement indéfectible de la
terre et du feu ; critique de la théorie des Idées ; résumé de
cette discussion.
Chapitre IX. — L'acte du bien vaut mieux que la simple puis-
sance du bien; la puissance peut être l'un ou l'autre des con-
traires ; et comme l'un des deux contraires est le bien, il est
supérieur à ce qui pourrait aussi être le mal ; en fait de mal,
l'acte est pire que la puissance ; le mal ne peut se trouver,
ni dans les principes, ni dans les choses étemelles ; en réali-
sant les choses, on peut se convaincre que l'acte est au-dessus
de la puissance ; exemples divers pris dans la géométrie.
Chapitre X. — Le caractère éminent de l'Être, c'est le vrai on
le faux; la nature de la vérité ou de l'erreur consiste à
réunir, ou à séparer, certaines notions; les choses ne chan-
gent pas avec l'idée qu'on s'en fait; mais nous devons régler
cccviii SOMMAIRES DES CHAPITRES.
nos pensées d'après les choses ; Tanité immobile des choses
empêche qu'il n'y ait pour elles alternative de vérité et d'er-
reur; il faut simplement les percevoir; si on ne les perçoit
pas, il n'y a pas d'erreur, il n'y a qu'ignorance ; les choses
immobiles n'ont pas d'alternative de temps; les propriétés
du triangle sont constantes, et elles ne changent jamais.
LIVRE X
Chapitre prkmier. — Acceptions diverses du mot cl'Unilé : quatre
nuances principales ; l'idée de continuité est impliquée dans
celle d'unité; conditions du continu et du mouvement; unité
substantielle ; unité de déflnition ; unité individuelle ; unité
par attribut universel ; distinction nécessaire des objets qu'on
appelle Uns, et de l'unité considérée dans son essence; ap-
plication de cette distinction aux deux mots de Cause et
d'Élément ; l'unité se rapporte à la quantité plus spéciale-
ment qu'à toute autre catégorie ; idée générale de la me-
sure ; la mesure est toujours homogène à l'objet mesuré ;
exemples divers, des grandeurs, des mouvements, de la
science et de la sensation ; mesure des choses ; réfutation de
Protagore.
Chapitre II. — De l'essence de l'unité; elle est une substance
réelle, selon les Pythagoriciens et Platon; l'opinion des Phy-
siciens est plus près de la vérité ; l'universel ne peut être une
réalité en dehors des choses ; rappoils et identité de l'Être
et de l'Un; ils ne sont substances, ni l'un, ni l'autre; ce sont
de siniplcs universaux ; exemples divers des couleurs, des
sons musicaux, des articulations du langage; démonstra-
tion de l'identité de l'Être et de l'Un; ils accompagnent
toutes les catégories, sans être dans aucune.
Chapitre III. — Opposition de l'unité et de la pluralité ; la pre-
mière répondant à l'indivisible; et la seconde, au divisible*
caractères de l'unité ; caractères de la pluralité; l'identité,
la ressemblance et l'égalité; le môme et l'autre; différent et
hétérogène ; nuances diverses de toutes ces expressions ; les
choses ne peuvent différer que par le genre ou l'espèce ; les
LIVRE X. — CHAPITRE VIL cccix
contraires ne sont au fond que des différences ; résumé de
ces théories, indiquées déjà ailleurs.
Chapitre IV. — L'opposition par contraires est la plus grande
différence possible ; c*est la différence parfaite et flnie ; défi-
nition de cette différence; elle a lieu surtout dans les genres
et les espèces; nuances diverses de Topposition par con-
traires : la contradiction, la privation, l'opposition par con-
traires, et les relatifs ; distinction de la privation et de la
contradiction; rapports de ces deux termes; privation ab-
solue ou partielle ; le contraire est toujours la privation de
Tautre contraire.
Chapitre V. — De l'opposition de Tunité et de la pluralité ; de
l'opposition de l'égal au plus grand et au plus petit ; ma-
nières diverses de concevoir la relation de l'égal aux deux
autres termes; l'égal est la négation privative des deux,
puisqu'il n'est l'égal, ni de l'un, ni de l'autre ; application de
cette théorie aux couleurs différentes; pour être réellement
opposées et avoir un intermédiaire, les choses doivent être
dans le même genre.
GHAPriRE VI. — Suite de l'opposition de l'unité et de la pluralité;
cette opposition n'est pas absolue; opposition de Peu et de
Beaucoup; opposition de Un et de Deux; la première plura-
lité, c'est Deux; réfutation d'Anaxagore; de Tunité et de la
pluralité numériques; leur opposition est celle des relatifs;
rapports de la science à l'objet su ; différence de ce rapport
avec le rapport de l'unité à la pluralité ; dans les nombres,
l'unité est toujours la mesure.
Chapitre VIL — De la nature des intermédiaires ; ils tirent tou-
jours leur origine des contraires ; ils sont dans le même
genre qu'eux ; exemples des sons et des couleurs ; les inter-
médiaires sont toujours placés entre des opposés ; il n'y a
pas d'intermédiaires pour la contradiction ; rôle des inter-
médiaires dans les relatifs, dans les privatifs, et dans les'
contraires proprement dits; exemples du blanc et du noir
pris pour extrêmes; nature spéciale des intermédiaires; leur
rapport aux contraires et aux différences; résumé de la
théorie des intermédiaires et des contraires.
cccz SOMMAIRES DES CHAPITBBS.
Chapitre VIII. — Rapports du genre et de Tespèce; la différence
d*espëce implique Tidentité du genre ; c*est la différence qui
fait la vérité du genre ; la différence est une opposition par
contraires ; Topposition par contraires est la différence par-
faite ; les contraires sont toujours dans le môme ordfe de
catégorie ; et ils sont les extrémités du genre, pnisqa'*il y a
entre eux la plus grande distance possible; les espèces ne
peuvent^ ni être identiques au genre, ni différer de lui spé-
cifiquement.
Chapitre IX. — La différence des sexes n*est pas une différence
d'espèce, bien qu'elle soit essentielle ; origine des différences
spécifiques ; distinction de la définition essentielle d'une
chose et de sa matière ; il n'y a de différence d'espèce que
dans le cas où la définition esaentielle est différente ; la ma-
tière n'y importe pas ; les qualités accidentelles des êtres ne
sont pas des différences d'espèce; exemples divers; solution
de la question relative aux sexes ; résumé de cette théorie.
r
Chapitre, X. — Opposition des contraires, comme eelle du péris-
sable et de l'impérissable ; ce ne sont pas là des contraires
accidentels ; ils font partie de l'essence des êtres, et ce sont
des attributs nécessaires partout où ils apparaissent; a^gu*
ment nouveau tiré de cette théorie contre le système des
Idées.
LIVRE XI
Chapffre premier. — De la nature de la philosophie : forme-
t-elle une science unique, ou se compose-t-elle de plusieurs
sciences? De la science qui s'occupe de la démonstration des
choses; la philosophie s'occupe-t-elle de toutes les sub-
tances, ou de certaines d'entre elles? S'occupe-t-elie des ac-
cidents? Citation de la Physique; critique de la théorie des
Idées ; de la nature des êtres mathématiques ; la philosophie
peut être définie la science des Universaux, c'est-à-dire des
genres les plus généraux, l'Un et l'Être.
Chapitre II. — Questions diverses sur la possibilité d'une sub-
stance en dehors des substances sensibles [et individuelles ;
LIVRE XL — CHAPITRE VL cctxi
difficultés des deux solutions en sens contraire; TÊtre et
rUn ne peuvent pas servir de principes Universels ; les lignes
ne peuvent pas davantage être prises pour principes; de la
nature de la science et des objets sur lesquels elle peut
porter ; du rôle de Tespèce et de la forme ; il y a des ^as où
l'espèce et la forme ne peuvent point subsister en dehors
des objets; identité et diversité des principes.
Chapitre IIL — La philosophie est la science de TÉtre en tant
qu'Être; acceptions diverses du mot Être, ainsi que d'autres
mots: Médical, Hygiénique; l'Être et TUn peuvent se con-
fondre ; relations des contraires, opposés et dénommé» par
privation ; le procédé d'abstraction qu'emploient les Mathé-
matiques peut s'appliquer à l'étude de l'Être en tant qu'Être ;
on considère l'Être en soi, sans regarder à ses attributs et à
ses conditions ; c'est le rôle propre de la philosophie.
Chapitre IV. — Dififérents points de vue des Mathématiques, de
la Physique et de la Philosophie ; la science mathématique
et la Physique ne s'occupent que de certains accidents de
l'Être ; la Philosophie première est la seule qui s'occupe de
l'Être en taut^ qu'Être, dans ioute sa généralités
Chapitre V. — Importance du principe de contradiction énoncé
sous cette forme : u Une même chose ne peut en un même
temps être et n'être pas » ; il n'y a pas de démonstration pos-
sible pour ce principe, parce qu*il n'y en a pas de plus certain;
réfutation du principe contraire; méthode à suivre pour
cette réfutation; argument personnel; nécessité de définir
clairement les mots dont on se sert; Heraclite combattu par
sa propre doctrine ; on arrive, avec un tel système, à con-
fondre toutes choses, et à rendre toute discussion absolu*
ment impossible.
Chapitre VI. — Réfutation du système de Protagore, faisant de
l'homme la mesure des choses ; origine de cette doctrine ;
citation de la Physique; causes de la différence des sensa-
tions d'un homme à un autre homme; expérience de l'œil
qui voit les objets doubles, sous certaine pression ; il ne fkut
chercher la vérité que dans^les choses immuables; les corps
célestes ; contradictions dans la doctrine de Protagore, prou-
vées par la théorie du mouvement ; ces philosophes se con-
cccxii SOMMAIRES DES CHAPITRES.
tredisent eiix-mômes ; et, dans la pratique, ils se conduisent
comme s*i]s ne croyaient pas à leur propre système; exem-
ples de Talimentation ; effets des maladies sur nos sensa-
tions; vice de méthode dans ces systèmes philosophiques;
HéracUte et Anaxagore également condamnés; tout n'est
pas dans tout ; deux propositions contraires ne peuvent être
également vraies.
Chapitre VIÏ. — Définition du but de la science ; procédés de
toutes les sciences; division et différences des sciences; objet
propre de la Physique ; sa méthode et sa nature ; objets
et méthode des sciences productrices, pratiques et théori-
ques; science de la substance séparée et immobile; trois
principales sciences d'observation théorique : la Physique,
les Mathématiques, et la Théologie ; cette dernière est la plus
plus haute des sciences théoriques, c'est la science du divin ;
et elle est universelle, puisqu'elle étudie l'Être en tant qu'Être.
Chapitre VlII. — Théorie de l'Être pris au sens accidentel ; la
science ne peut jamais s'appliquer à l'accident; exemples
de diverses sciences ; rôle particulier de la Sophistique, Jus-
tement définie et blâmée par Platon ; définition de l'accident;
• causes et principes particuliers de l'accident; autrement,
tout serait nécessaire dans le monde; notion exacte de
l'Être en soi et non accidentel, combinée avec la pensée ou
en dehors d'elle ; limites du hasard ; il n'y a pas de hasard
dans la nature, ni dans l'Intelligence ; les causes du hasard
sont indéfinies comme lui ; elles restent toujours obscures
pour l'homme; l'Intelligence et la nature sont antérieures
et supérieures au hasard.
Chapitre IX. — Distinction de l'acte et de la puissance, appli-
cable à toutes les catégories; théorie du mouvement; il est
nécessairement dans les choses, et ses espèces sont aussi
nombreuses que celles de l'Être; définition du mouvement;
il est l'acte du possible en tant que possible; justification de
cette théorie; exemples divers; réfutation des théories con-
traires ; on ne saurait définir le mouvement autrement qu'on
' ne le fait ici; cause de la difficulté qu'on trouve à bien défi-
• nir le mouvement; c'est qu'il est indéterminé ; il n'est préci-
sément, ni en puissance, ni en acte ; il n'est qu'un acte in-
LIVRE XI. — CHAPITRE XI. cccxiii
complet, acte obscur, mais réel; le mouvement est dans le
mobile ; le mouvement est tout à la fois l'acte du mobile et
Facte du moteur ; il n'y a qu'un seul et même acte pour les
deux ; exemples divers de cette unité, dans les nombres et
dans l'espace.
Chapitre X. — De l'infini; définitions diverses qu'on en peut
donner; l'infini n'est pas perceptible à la sensation; il est
indivisible au sens où l'on dit de la voix qu'elle est invisible ;
l'infini est en soi et non par accident; il n'est jamais actuel ;
il ne peut avoir, ni parties, ni divisions ; il ne peut pas y
avoir de corps sensible qui soit infini ; l'infini ne peut être,
ni composé, ni simple; il n'est pas composé, parce que les
éléments sont en nombre fini ; il ne peut pas davantage être
simple, parce qu'alors il serait seul des éléments et rem-
plirait le monde ; citation d'Heraclite ; l'infmi ne peut être
un corps, parce qu'alors il aurait un lieu; il ne peut être,
ni homogène, ni composé de parties hétérogènes ; le lieu
des corps ne peut pas être infini, non plus que le corps lui-
même ; l'infini ne peut être afifecté dans aucune de ses par-
ties; il ne peut avoir non plus de position; aucune des six
espèces du lieu ne peut lui convenir; toutes les directions
sont finies ; et celles de l'infini ne le sont pas ; l'infini n'a, ni
antérieur, ni postérieur.
Chapitbb XI. — Définition du changement; le changement peut
être absolu ou partiel ; rapport du changement au mouve-
ment ; différence du mobile ; différence du moteur ; le mobile
et le moteur peuvent êtce absolus, ou partiels, ou primitifs;
le changement n'a lieu que dans les contraires, dans les ter-
mes moyens et dans la contradiction ; il n'y a que trois
changements possibles d'un sujet à un sujet, de ce qui n'est
pas sujet à un sujet, et enfin d'un sujet à ce qui n'est pas
sujet; il n'y a pas de changement possible de ce qui n'est
pas sujet à ce qui n'est pas sujet; le changement de sujet à
' siget, par contradiction, est une génération absolue; le
changement de sujet en ce qui n'est pas sujet est une des-
truction absolue ; le Non-Être et le possible ne peuvent avoir
de mouvement; la destruction n'est pas non plus un mouve-
ment; la destruction et la génération sont des termes de la
contradiction; rôle de la privation. •
cccxiv SOMMAIRES DES CHAPITRES.
CHAnTRE XII. — Le moutement ne pent être que dans les trois
catégories, de la qualité, de la quantité, et da lieu; il n*y a
pas mouvement de mouvement, changement de change-
ment, production de production; un mouvement ultérieur
suppose l'antérieur; nécessité d'une matière où se produit
le changement; il n'y a de mouvement quQ dans les catégo-
ries où il peut j avoir opposition de contraires; définition
de plusieurs termes indispensables dans ces théories ; immo-
bile, repos, simultanéité de lieu, contact, conséquence, con-
tinuité, contiguïté, combinaison, succession sans contact ni
contiguïté ; différence, des points et des unités ; les p^jnts se
touchent; les unités ne se touchent pas; les uns ont des in-
termédiaires ; les autres ne peuvent en avoir.
LIVRE XII
Chapitre premier. — De la substance ; son importance dans le
monde; la qualité et, la quantité ne, viennent qu^en aous-
ordre, et elles n'ont qu'une réalité secondaire ; recherches des
anciens philosophes supérieures à celles des philosophes
plus récents, en ce qu'elles étaient pins particoUères ; trois
substances : l'une sensible et étemelle ; l'autre sensible et
périssable ; la troisième immobile, comprenant les espèce^
et les entités mathématiques ; division des écoles ; les deux
premières substances sont étudiées pair la Physique; la troi-
sième est l'objet d'une science spéciale.
(Chapitre II. — Condition essentielle du changement; il faut
qu'il y ait un sujet qui soit permanent pour que le change-
ment puisse s'y opérer d'un contraire à l'autre ; c'est la ma-
tière; quatre espèces de changement dans quatre des caté-
gories seulement; le changement est le passage de la puis-
sance à la réalité; citations d'Anaxagore, d'Empédocle,
d'Anaximandre, de Démocrite ; ^ des diverses espèces de
Non-Être ; trois causes : la forme, la privation et la matière.
Chapftre III. — La matière et la forme sont constantes ; trois
conditions du changement; nécessité d'un point d'arrêt pour
ne pas se perdre dans l'infini ; toute substance dans la nature
LIVRE XII. — CHAPITRE VI. cccxv
Tient d'une antre substance de même nom ; trois substances
distinctes, matière, forme naturelle, individualité; citation et
louange de Platon; probabilité de substance permanente;
rôle de l'âme, et surtout dans l'entendement ; réfutation du
système des Idées, en ce qui concerne les individus dans la
nature ; simultanéité de la définition et du défini.
Chapitre FV. — Les principes et les causes ne peuvent être iden-
tiques pour toutes choses; exemple des substances et des
relatifs, dont les principes ne peuvent être les mêmes ; sens
où Ton peut dire que les principes sont communs ; différence
du principe et de l'élément ; principes généraux au nombre
de trois : forme, privation et matière ; on peut compter
aussi trois causes ; mais on peut aussi en compter quatre,
principes ou causes, en y ajoutant le moteur premier, qui
meut tout l'univers.
Chapitre V. — Rôle des substances ; elles sont les premières
entre toutes les choses; identité et diversité des principes;
rapjiort de l'acte et de la puissance ; la matière n'est jamais
qu'en puissance, afin de recevoir tour à tour les contraires;
exemple des causes et des éléments de l'homme; des Uni-
versaux ; c'est Tindividu qui produit l'individu ; l'universel
n'a pas d'existence réelle ; principes généraux ; diversités
d'applications qu'ils peuvent recevoir; les primitifs sont né-
cessairement en acte.
Chapitre VI. — Nécessité d'une substance étemelle et immobile ;
le mouvement est éternel, ainsi que la durée ; le temps et le
mouvement se mesurent mutuellement et se confondent;
l'acte est indispensable ad mouvement; la puissance n'y
suHit pas ; critique de la théorie des Idées ; il faut une subs-
tance éternelle et immatérielle ; question de l'antériorité
entre l'acte et la puissance ; opinions des Théologues et des
Naturalistes ; Leucippe et Platon soutiennent l'éternité de
l'acte ; question du premier principe ; lacune dans la théo-
rie de Platon ; l'antériorité de l'acte sur la puissance est sou-
tenue par Anaxagore, Empédocle et Leucippe; uniformité
et régularité périodique de l'univers; condition de la pro-
duction et de la destruction étemelles des choses; nécessité
d'un premier principe actuel et agissant sur un autre prin-
cccxvi SOMMAIRES DES CHAPITRES.
cipe; les deux principes réunis sont causes de la diversité
éternelle des phénomènes.
Chapitbe VII. — Conséquences de Téternité du mouvement;
nécessité d*nn être étemel qui le produise et le maintienne ;
opinion qu'on peut se faire de ce mouvement produit par un
être immobile ; action qu*exerce l'objet désiré sur les êtres
qui le désirent; nécessité de diverses nuances; nécessité de
l'absolu, principe auquel sont suspendus Tunivers et la na-
ture ; la vie de Dieu, autant que l'homme peut la concevoir
d'après la sienne propre ; comment l'intelligence et l'intelli-
gible peuvent se confondre ; définition de Dieu ; son étemelle
félicité de contemplation ; erreur des Pythagoriciens et de
Speusippe, qui font le germe antérieur à l'être d'où le germe
est sorti. Le principe étemel ne peut avoir aucune grandeur,
ni finie, ni infinie.
Chapitre YIII. — Théorie de la substance étemelle; insuffisance
du système des Idées sur cette question; unité de la subs-
tance étemelle ; rôle des astres et des planètes ; il y a autant
de substances étemelles que de planètes diverses ; caractère
spécial de l'astronomie, entre toutes les sciences; recher-
ches particulières de l'auteur; système d'Eudoxe sur le
soleil et la lune, sur les planètes et les étoiles fixes; système
analogue de Callippe ; nombre des sphères élevé à quarante-
sept; multiplicité des substances étemelles ; unité du ciel, et
unité du moteur; traditions vénérables de l'antiquité; les
astres sont des Dieux, et la divinité enveloppe la nature
entière; utilité de ces grandes croyances, dégagées des
fables dont elles sont obscurcies.
Chapitre IX. — Théorie de l'intelligence divine ; Dieu doit penser
sans cesse, et c'est là sa dignité propre ; il doit penser à ce
qu'il y a de plus grand, et il ne doit jamais changer; l'intel-
ligence ne peut que se penser elle-même, puisqu'elle est ce
qu'il y a de plus grand dans Tunivers ; la pensée et l'objet
pensé, tous deux immatériels, se confondent dans l'intefii-
gence de Dieu ; comparaison de l'intelligence humaine avec
l'intelligence divine.
Chapitre X. — Du bien et de la perfection dans l'univers; néces-
sité de l'ordre dans le monde; organisations diverses des
LIVRE XIII. — CHAPITRE IL cccxvii
différents êtres ; comparaison de Tunivers et d*une famille
bien réglée; harmonie de Tensemble des choses; opinions
des philosophes sur ce sujet ; erreurs insoutenables d*Empé-
docle, d*Anaxagore, et de quelques autres; la théorie de
deux principes contraires dans l'univers est fausse; insuf-
fisance de la théorie des Idées; supériorité de la théorie
nouvelle ; opinions des Théologues et des Physiciens ; néces-
sité absolue d*un principe premier, supérieur k tous les
autres; sans lui, Tensemble des choses n'est qu'une succes-
sion d'épisodes qui n'ont aucun lien entre eux ; Tunivers
est régi par un seul principe souverain ; citation d'un vers
d*Homère.
LIVRE XIII
Chapitre premier. — Citation de la Physique; utilité de l'examen
des opinions antérieures sur la substance immobile et éter-
nelle, en dehors des choses sensibles; deux doctrines diffé-
rentes sur cette question; théorie des êtres mathématiques,
et théorie des Idées, tantôt distinctes l'une de l'autre et tantôt
confondues ; étudier d'abord les êtres mathématiques, et
ensuite les Idées; citation des Traités Exotériques; opinions
diverses sur les êtres mathématiques.
Chapitre IL — Citation des Questions antérieurement énoncées ;
de la nature des êtres mathématiques ; ils sont indivisibles ;
ils ne peuvent être isolés des choses sensibles ; démonstra-
tion de cette proposition par l'étude des surfaces, des lignes
et des points, et par l'étude des nombres; exemples des
diverses sciences, astronomie, géométrie, optique, harmo-
nie; impossibilité de comprendre l'unité dans les êtres
mathématiques ; formation des êtres mathématiques ; suc-
cession des dimensions qui les forment; antériorité et pos-
tériorité logiques et substantielles ; différence de la Logique
et de la réalité ; les êtres mathématiques ne sont pas des
substances ; ils ne sont pas séparés des choses sensibles, et
ils n'en font point partie; ils n'existent que dans un sens
indirect et tout relatif.
cccxYiii SOMMAIRES DES CHAPITRES.
Chapitre III. — De là nature propre des Mathématiques; point
de vue exclusif d'où elles considèrent les choses ; pi*océdés
des autres sciences ; procédés de la Géométrie ; exactitude et
simplicité des Mathématiques, à cause de la simplicité
même des objets abstraits qu*elles étudient; méthode géné-
rale des Mathématiques; méthodes spéciales de THarmonie,
de rOptique et de la Mécanique; hypothèses permises à
Tarithméticien et au géomètre; critiques injustes élevées
contre les Mathématiques; elles s'occupent aussi à leur ma-
nière du bien et du beau ; indication de nouvelles recherches
sur la nature des Mathématiques; certitude des êtres dont
les Mathématiques s'occupent.
«
Chapitre IV. — Critique de la théorie des Idées ; cette théorie
est venue de celle d'Heraclite sur le Ûux perpétuel de toutes
choses; le rôle de Socrate a été surtout moral; Démocrite
et les Pythagoriciens; deux grands mérites de Socrate; il
emploie l'induction et la définition ; il n'a jamais admis que
les Universaux fussent séparés des choses ; erreurs des fon-
dateurs de la théorie des Idées; ils multiplient les êtres
inutilement; insuffisance de leurs démonstrations; contra-
dictions où ils tombent; objections diverses; de la participa-
tion des Idées.
Chapitre Y. — Suite de la critique de la théorie des Idées ; les
Idées ne peuvent servir en rien à fcûre comprendre les
choses sensibles, éternelles ou périssables; elles n'en sont
pas la substance; réfutation d'Anaxagore et d'Eudoxe; les
Idées ne peuvent pas être les exemplaires des choses, et ce
sont là de vains mots et de simples métaphores ; les choses
auraient ainsi plusieurs modèles ; la substance d'une chose
ne peut être séparée de cette chose, comme on le fait pour
les Idées; citation du Phédon; condamnation générale de la
théorie des Idées.
Chapitre VI. — Critique de la théorie des Nombres ; diverses
manières de comprendre la nature du nombre ; explication
du nombre mathématique; trois espèces de nombres; opi-
nions des philosophes sur cette question; doctrine particu-
lière des Pythagoriciens; ils font des nombres la substance
des choses sensibles; théorie contraire du nombre idéal:
LIVRE XIII. ~ CHAPITRE IX. cccxix
théorie dui nombre appliquée également aux longueurs,
aux surfaces et aux solides ; réfutation générale de toutes
ces doctrines sur les Nombres.
Chapithe vil — Suite de la critique de la théorie des Nombres;
question de savoir si les unités peuvent ou ne peuvent pas se
combiner ; les Idées ne peuvent pas être des nombres ; de la
formation des nombres; réfutation de quelques erreurs; in-
suffisance de la théorie qui fait sortir tous les nombres de
Tunité et de la Dyade indéterminée ; conséquences insoute-
nables qui en résultent \ difflcultés réelles de la théorie des
Nombres ; ou peut soutenir que les unités sont différentes les
unes des autres, ou qu'elles ne présentent aucune diffé-
rence; nature particulière des unités dont le nombre se
compose; elles sont sans aucuii^e différence; réponse aux
systèmes contraires.
Chapitre VIIL — De la différence du nombre et de l'unité ; rap-
ports des unités entré elles ; erreur de la théorie des Idées
et de la théorie des êtres mathématiques ; citation de Platon ;
on ne peut identifler le nombre idéal et le nombre mathé-
matique; réfutation des théories des Pythagoriciens; le
nombre né peut pas être séparé des choses; ccfmme on le
prétend; objections diverses; de la nature de l'unité, prise
pour prinèipe des nombres ; les Pythagoriciens ont eu tort
de vouloir étudier à la fois les êtres mathématiques et les
Universaux ; ils en arrivent à faire le nombre Detix antérieur
au nombre. Un.
CHAPrrRË IX. — De la formation des nombres; fausse explication
' de quelques philosophes ; notion dé' la grandeur ; difflcultés
4}ùe ^iréséntent tbùtés ces théories ;' rapports vrais de l'unité
et de la pluralité ; de la notion du point géométrique ; le
nombre et la grandeur ne peuvent être séparés des choses ;
différence du nombre ' idéal et dii nombre mathématique ;
confusion des Idées et des êtres mathématiques; critique
spéciale de la théorie des Idées; citation d'Épicharme;
origine réelle de la théorie des Idées; rôle de Socrate,
qui n'adopta pas cette théorie, en ce qu'elle sépare les
Idées et les ' choses sensibles ; notion fausse de la réalité
des choses.
cccxx SOMMAIRES DES CHAPITRES.
Chapitre X. — Suite de la critique de la théorie des Idées; égale
difficulté de les admettre et de les repousser; objections
dans les deux sens; démonstration sur les lettres prises
comme éléments des mots; par les Idées, on multiplie les
éléments des choses à Tinfini, et Ton rend dès lors la science
impossible; nécessité absolue des Universaux pour consti-
' tuer 1& science ; double sens des mots Science et Savoir, en
simple puissance et en acte ; la puissance est la matière de
runiversel, et elle est indéterminée ; Tacte est toujours dé-
terminé dans un objet individuel; exemples de la vue. et de
la couleur; les principes sont nécessairement universels; les
deux aspects de la science.
LIVRE XIV
Chapitre premier. — Retour sur la théorie des Contraires ; il
leur faut toujours un sujet substantiel, dans lequel s*opère
le passage d*un contraire à l'autre; théories diverses qui
cherchent dans les contraires Torigine des nombres ; le grand
et le petit, Tégal et Tinégal, le surpassant et le surpassé ; le
peu et le beaucoup ; Tunité et la multiplicité ; Tunité est la
véritable mesure ; son rôle essentiel ; tout le reste n'est que
du relatif; nature véritable de la relation; elle a moins de
substance que toute autre catégorie ; le nombre ne peut pas
n'être qu'une relation.
Chapitre II. — De la composition des choses étemelles; elles
sont sans éléments; de la nature éternelle des nombres; ex-
plications diverses qui en ont été données; erretirs de quel-
ques philosophes; objection de Parménide, et réponse à
cette objection ; acceptions diverses du mot d'Être ; ce qu'on
doit entendre par le Non-Être ; distinction du Non-Être et de
l'Être en puissance ; nuances des diverses catégories ; ques-
tion de la nmltiplicité des êtres, au point de vue de chacune
des catégories successives; solutions incomplètes qu'a es-
sayées le système des Idées; les nombres ne sont pas des
idées; et, comme tels, ils ne sont pas causes des choses; inu-
tilité du nombre idéal; caractère véritable des théories
arithmétiques.
LIVRE XIV. — CHAPJTRE VI. cccxxi
Chapitbe ni. — Suite de la critique de la théorie des Idées ;
doctrine et erreur des Pythagoriciens; ils sont dans le vrai
quand ils ne séparent pas les nombres et les choses ; théo-
ries diverses, où ils ne tiennent pas assez compte des faits
tels que nos sens les observent en ce monde; opinion de
quelques philosophes sur le rôle des limites dans la composi-
tion des corps ; les limites ne peuvent pas être des substances ;
ordre et régularité des œuvres de la nature ; théories des
premiers philosophes, qui ont admis le nombre idéal et le
nombre mathématique; défauts de toutes ces théories; on
peut leur appliquer le mot de Simonide sur les discours sans
fin ; les Pythagoriciens essaient d'expliquer Torigine des cho-
ses; leurs recherches sur l'univers sont surtout physiques;
et Ton ne peut s'en occuper qu'indirectement dans la pré-
sente étude.
CHAPrTRE rV. — Suite de la critique de la théorie des Idées et
des Nombres ; question nouvelle sur le rapport du bien et du
beau avec les principes ; opinion des Théologues contempo-
rains et des plus anciens poètes sur l'unité dans l'ordre uni-
versel des choses; citations de Phérécyde, des Mages, d'Em-
pédocle, d'Anaxagore ; difflculté de comprendre ce que c'est
que le bien dans la théorie des Idées ; confusion fâcheuse du
bien et du mal dans plusieurs systèmes ; causes générales de
ces erreurs.
Chapitee V. — Suite de la critique de la théorie des Nombres ;
les nombres ne sont pas les premiers éléments des choses;
dans quelle mesure on peut dire que le nombre se mêle aux
choses ; le nombre ne peut pas venir des contraires ; le
nombre est impérissable, tandis que les contraires sont es-
sentiellement périssables ; erreur d'Eurytus ; les nombres ne
peuvent être à aucun titre causes des choses ; ils ne sont^ ni
cause substantielle, ni cause efficiente, ni cause finale.
Chapitre VI. — Suite et fin de la critique de la théorie des Nom-
bres ; rapport du Bien au nombre ; importance de la pro-
portion dans la composition des choses; de la vraie nature
du mélange; application des nombres au mouvement des
corps célestes ; vanité de ces théories ; les nombres ne peu-
vent être causes; et'souvent l'identité de nombre dans les
T I. u
cccxiii LIVRE XIV. — CHAPITRE VI.
choses les plas dissemblables n'est qa*une coïncidence;
exemples divers; obscurité impénétrable de ces questions;
le Bien existe; mais il faut l'expliquer tout autrement; des
effets de Tanalogie dans toutes les catégories de TÉtre ; il ne
faut pas s'y laisser tromper; réfutation nouvelle de la théorie
des Nombres idéaux. — Conclusion générale ; les êtres ma-
thématiques ne sont pas séparés des choses sensibles ; et ce
ne sont pas des principes.
MÉTAPHYSIQUE
D'ARISTOTE
MÉTAPHYSIQUE
D'ARISTOTE
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
Origine de la philosophie ; répartition des facultés entre les di-
verses classes d'animaux ; rôle de la mémoire ; supériorité de
l'homme; l'expérience tirée de l'observation; citation de Polus;
l'art et la science ; débuts et progrès des arts ; idée générale
de la science, fondée sur les notions universelles; apparition
successive des différentes sciences ; naissance des mathémati-*
ques en Egypte; citation de la Morale; la sagesse ou philoso-
phie ; définition préliminaire de la philosophie, qu'on peut se
représenter comme la science des principes et des causes.
* L'homme a naturellement la passion de con-
naître; et la preuve que ce penchant existe en
nous tous , c'est le plaisir que nous prenons aux
% i, La passion de connaître.
Cette observation d'Âristote est
très-yraie; le désir de savoir est
naturel en nous ; et c'est là un des
caractères essentiels qui distin-
guent rhomme de la brute. La
philosophie fait bien d*y insister.
T. I.
Il semble que, dans la Genèse,
cette passion instinctive de con«
naître soit jugée mauvaise, puis-
que la chute de l'homme est attri«
buée à sa désobéissance et à son
désir de connaître le. bien et le
mal, Genèse, eh. u et m. L7mt-
i
2 MÉTAPHYSIQUE D*ARISTOTE.
perceptions des sens. Indépendamment de toute
utilité spéciale, nous aimons ces perceptions
pour elles-mêmes; et au-dessus de toutes les
autres, nous plaçons celles que nous procurent
les yeux. Or, ce n'est pas seulement afin de pou-
voir ag*ir qu'on préfère exclusivement, peut-on
dire, le sens particulier de la vue au reste des
sens; on le préfère même quand on n'a absolu-
ment rien à en tirer d'immédiat ; et cette prédi-
lection tient à ce que, de tous nos sens, c'est la
vue qui, sur une chose donnée, peut nous four-
nir le plus d'informations et nous révéler le
plus de différences.
tation de J.-C. traduit mot à mot,
liv. I, ch. II, § 1, cette pensée (l'A-
ristote, qu'elle parait s'approprier
en la citant : u Omnis homo na-
« turaliter scire desiderat. » Ceci
prouve que V Imitatiofi a dû être
écrite au plus tôt après l'introduc-
tion de la Métaphysique dans les
écoles, c'est-à-dire vers la fin du
règne de saint Louis. Bossuet dit
aussi, non sans quelque nuance
de blâme : « Entre toutes les pas-
ce sions de l'esprit humain, l'une
« des plus violentes, c'est le dé-
tt sir de savoir. » Sermon sur la
Mort, p. 393. — Peut-on dire. Il
faut remarquer cette restriction ;
Aristote ne prétend pas donner à
la vue une supériorité exclusive,
quoique bien des fois il en ait
fait l'éloge dans ses divers ou-
vrages. Dans le Traité de la sen-
sation et des choses sensibles,ch.. I,
§ 10, p. 24 de ma traduction,
il dit en propres termes : « De
« toutes les facultés, la plus im-
« portante pour les besoins de
« l'animal ainsi qu*en elle-même,
« c'est la vue; mais pour Tintel-
(( ligence, bien qu'indirectement,
« c'est Toule. » Aristote justifie
cette prédominance intellectuelle
de l'oule par le langage, qu'elle
seule perçoit, et qui est le lien
entre les hommes. C'est par là
qu il explique comment les aveu-
gles-nés sont plus intelligents que
les sourds-muets. Dans le Timée,
p. 148, traduction de M. Victor
Cousin, Platon fait un éloge non
moins magnifique do la vue, à
laquelle nous devons la philoso-
phie elle-même, par la raison
qu'en donne Aristote.
LIVRE I, CHAP. 1, § 3. 3
* La nature, on le sait, a doué les animaux
de la faculté de sentir. Mais, chez quelques-uns,
la sensation ne produit pas le souvenir, tandis
que chez d'autres elle le produit. C'est là ce qui
fait que ces derniers sont plus intellig*ents, et
qu'ils sont susceptibles de s'instruire infini-
ment plus que ceux qui n'ont pas la faculté
de la mémoire. * Les animaux, qui, tout en
étant intelligcents, ne peuvent rien apprendre,
sont en g*énéral ceux à qui la nature a refusé
un organe pour percevoir les sons, comme
l'abeille et les autres espèces, s'il y en a qui
soient à cet ég*ard dénuées comme elle. Au con-
traire,, ceux des animaux qui, à la mémoire,
peuvent ajouter le sens de l'ouïe sont en état
de s'instruire.
§ 2. Delà faculté de sentir. Dans
le Traité fie Vâme, liv. II, ch. ii,
§ 4, p. 174 de ma traduction,
Aristotd a établi que c'est la sen-
sibilité qui constitue essentielle-
ment ranimai. C'est là un prin-
cipe, parfaitement exact. — Ces
derniers sont plus intelligents.
J'emprunte cette leçon à l'édi-
tion de M. Bonitz et à celle de
M. Schwegler, qui l'ont prise dans
quelques bons manuscrits; elle
est confirmée par le commentaire
d'Alexandre d' Aphrodise ; et elle
est très-préférable à la leçon vul-
gaire.
§ 3. Comme tabeille. Dans
V Histoire des animaux , Ht. IX ,
ch. XL, p. 200, édition Firmin-
Didot, Aristote est moins affir-
matif; il regarde la surdité de
l'abeille comme peu prouvée; il
cite même certains faits qui sem-
blent démontrer le contraire. —
Les autres espèces. Dans le Traité
de Pâme, liv. II, ch. m, § 7,
p. 187 de ma traduction, Aris-
tote se borne à dire, comme ici.
que plusieurs espèces d'animaux
sont privées de certains sens, et,
entre autres^ de Toule ; mais il
n'indique pas particulièrement
quelles sont ces espèces, et il ne
cite pas l'abeille.
4 MÉTAPHYSIQUE DARfSTOTE.
* Ainsi, les animaux autres que Thomme ne
vivent que sur des représentations sensibles et
sur des souvenirs ; mais ils ne proBtent que
médiocrement de Texpépience, tandis que Tespèce
humaine a, pour se conduire dans la vie, Tari
et la réflexion. * C'est la mémoire qui forme
Texpérience dans Tesprit de Thomme; car les
souvenirs d'une même chose constituent, en se
multipliant pour chaque cas, Texpépience dans
toute son énerg^ie; et Texpérience est bien près
de valoir la science et Tart, auxquels elle ressem-
ble beaucoup. C'est Texpérience en eflet qui a
enfanté l'art et la science chez les hommes, at-
tendu que, comme le dit si bien Polus, «C'est
« l'expérience qui eng^endre l'art, tandis que
« l'inexpérience ne doit le succès qu'au hasard
§ 4. Lart et la réflexion. Il
faut rapprocher ce passage de la
théorie toute pareille qui se trouve
à la fin des Derniers Analytiques^
liv. II, ch. XIX, § 5, p. 288 de ma
traduction. Les idées sont abso-
lument les mêmes, et les expres-
sions aussi sont parfois identiques.
§ 5. Cest la mémoire qui for-
me Vexpérience dans l'espint de
l'homme^ parce que la mémoire
chez rhomme est plus développée
que chez les animaux. Entre les
hommes eux-mêmes, la diffé-
rence de torce et d'étendue dans
la faculté de la mémoire est une
cause très puissante d'infériorité
ou de supériorité. — Comme le
dit si bien Polus, Dans le Gorgias
de Platon, p. 186» t. III, traduc-
tion de M. Cousin, Polus ex-
prime la même pensée dans des
termes plus explicites : « L*expé-
« rience fait que notre vie marche
« avec ordre, et l'inexpérience fai t
H qu'elle marche au hasard ». La
citation telle que la fait Aristote
est plus courte et moins claire.
Comme Polus avait écrit un ou-
vrage de rhétorique, ainsi que
l'atteste un autre passage du
Gorgias j ibid.y p. 226, on peut
croire que les deux citations de
Platon et d' Aristote sont tirées
de cet ouvrage. Mais laquelle
des deux est la plus fidèle?
LIVRE I, GHAP. I, § 8. 5
« qui la favorise ». *Le moment où l'art apparaît
est celui où, d*un g*rand nombre de notions
déposées dans Tesprit par rexpérience, il se
forme une conception g'énérale, qui s'applique à
tous les cas analogues. Ainsi, avoir cette notion
que Gallias, atteint de telle maladie, a été sou-
lagée par tel remède, et que Socrate et une foule
d'autres personnes qui souffraient du même mal,
ont été soulagées de la môme manière, c'est là
un fait d'expérience et d'observation. ' Mais
concevoir que, pour toutes les personnes qui
peuvent être rangées dans une même classe
comme ayant la même affection maladive, in-
flammation, mouvement de bile, fièvre ardente,
etc., le jnême remède a eu la même efficacité,
c'est là une conception qui appartient au do-
maine de l'art * Dans la pratique, l'expérience
semble se confondre avec l'art, dont elle ne se
§ 6. Déposées dans Cesprit. Voir
le passage des Derniers Analyti-
ques ^ cité plus haut sur le § 4.
— D'expérience et d'observation.
Il n*y a qu un seul mot dans le
texte. — Callias,., Socrate. Le mê-
me exemple est reproduit, à Tap-
pui de la même pensée, dans la
Rhétorique t liv. I, ch. ir, § H,
p. 22 de ma traduction.
§ 7. Toutes les personnes. Il faut
remarquer la généralité de Tex-
pression dont se sert Âristote :
Toutes. Cette généralité constitue
à elle seule la difîérence entre
l'expérience et Tart tel qu'il le
conçoit ; en d'autres termes, en-
tre l'empirisme et la science. C'est
ce qu'il dit lui-même au § suivant.
— Au domaine de fart, qui, à ce
point de vue, se rapproche beau-
coup de la science, de même que
l'expérience se rapproche beau-
coup de l'art.
§ 8. Qui n'ont pour eux que
rexpérience. On pourrait traduire
d'un seul mot : « les empiri-
ques ^, si ce mot n'avait dans no-
6
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
(listing*ue pas ; et même on peut remarquer que
les gens qui n'ont pour eux que Texpérience, pa-
raissent réussir mieux que ceux qui, sans les
données de Texpérience, n'interrogent que la
raison. Le motif de cette différence est manifeste;
c'est que l'expérience ne fait connaître que les
cas particuliers, tandis que l'art s'attache aux
notions générales, aux universaux. * Or, quand
on agit et qu'on produit quelque chose, il ne
peut jamais être question que de cas particuliers.
Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas
l'homme, si ce n'est d'une façon détournée; mais
il guérit Gallias, Socrate, ou tel autre malade
affligé du même mal, et. qui est homme indirec-
tement, dans le sens général de ce mot. *^ Il
s'ensuit que, si le médecin ne possédait que la
notion rationnelle, sans posséder aussi Texpé-
rience, et qu'il connût l'universel sans connaître
tre langue un sens défavorable. —
Que ta raison. Ou peut-être plus
exactement : « Que la notion géné-
rale qu^ils ont de la chose ». — Uart
s'attache aux notions générales.
C'est aussi le caractère essentiel
de la science. — Aux universaux.
J'ai ajouté ces mots; ils para-
phrasent les précédents sous une
forme qui nous est plus familière,
dans la langue bien connue de la
Scholastique.
§ 9. Quand on agit. C'est tou-
jours le caa de l'expérience et de
Tart. La science proprement dite
est plutôt contemplative. — ^i ce
n'est (fune façon détournée. Mot
à mot : « par accident », ou bien
encore : « indirectement». — Dans
le sens général de ce mot. J'ai
ajouté cette sorte de complément
pour rendre toute la force du
texte.
§10.1/1 notion rationnelle. Voir
plus haut, § 8. — Il courrait...
le risque. Observation profonde,
dont on peut tous les jours vérifier
la justesse. — Se méprendre dans
sn médication. Les erreurs des
médecins les plus soigneux n'ont
LIVRE I, ICHAP. I, § 42. 7
également le particulier dans le général, il
courrait bieji des fois le risque de se méprendre
dans sa médication, puisque, pour lui, c'est le
particulier, Tindividuel, qu'avant tout il s'ag'it
de guérir.
" Néanmoins savoir les choses et les com-
prendre est à nos yeux le privilège de Tart bien
plus encore que celui de l'expérience ; et nous
supposons que ceux qui se conduisent par les
règles de l'art sont plus éclairés et plus sages
que ceux qui ne suivent que l'expérience seule,
parce que toujours la sagesse nous semble bien
davantage devoir être la conséquence naturelle
du savoir. ** Gela vient de ce que ceux qui sont
guidés par les lumières de l'art connaissent la
cause des choses, tandis que les autres ne s'en
rendent pas compte. L'expérience nous apprend
simplement que la chose est ; mais elle ne nous
pas souvent d'autre cause ; ils con-
naissent bien le général ; mais ils
connaissent moins bien le cas
particulier, qu'ils n'ont pu étu-
dier suffisamment. — Dans le gé-
néral. J'ai encore ajouté ces mots
pour rendre le texte dans toute sa
force.
§ 11. Pltis éclairés et plus sa-
ges. Il n'y a que ce dernier mot
dans le texte ; mais, dans notre
langue, il n'aurait pas suffi; j'ai
dû y ajouter.
§ 12. Connaissent la cause des
choses. On sait que, dans les théo-
ries d'Aristote, la connaissance
des causes est la condition essen-
tielle de la science. — L*art au con-
traire nous en révèle le pourquoi
et la cause. L'art est alors l'égal
de la science ; voir un peu plus
bas, § 15. Sur l'importance de la
connaissance par la cause, on
pourrait citer une foule de pas-
sages où cette théorie est répé-
tée sous des formes presque iden-
tiques. Je me borne aux deux sui-
vants de la Métaphysique elle-
même, liv. I, ch. III, § 1, et liv. II,
ch. II, § 14, plus loin.
8
MÉTAPHYSIQUE D*ARISTOTE.
dit pas le pourquoi deschoses. L'art, au contraire,
nous en révèle le pourquoi et la cause. "Aussi,
en chaque genre, ce sont les hommes supérieurs,
les architectes, que nous estimons le plus, et à
qui nous supposons plus de science qu'aux ou-
vriers, qui ne font que travailler de leurs mains.
Si les premiers nous paraissent plus savants et
plus éclairés, c'est qu'ils connaissent les causes
de ce qu'ils produisent, tandis que les autres, à
la manière de certains corps sans vie, agpissent
certainement, mais agissent sans aucune con-
naissance de ce qu'ils font, comme le feu, qui
brûle et ne le sait pas. ** Il est vrai que, si c'est
par suite d'une org*anisation naturelle que les
corps inanimés produisent chacun leur action
§ 13. Les hommes supérieurs ^
les architectes. Il n'y a dans le
texte que le dernier mot; j*ai
ajouté les premiers a tin de justi-
fier l'expression générale dont
se sert Aristote : « Dans chaque
genre ». On pourrait traduire
aussi : a Ceux qui jouent le rôle
d'architectes ». — Plus savants et
plus éclairés. Le texte dit simple-
ment : K plus sages ».
§ § 13 et 14. Tandis que les au-
tres».,. Il est vrai,,., les leurs.
M. Schweglera proposé, d'après
quelques manuscrits, de retran-
cher tout ce passage, qui, gram-
maticalement, n'est pas très-
correct et qui lui semble gêner le
mouvement général de la pensée.
Il remarque qu'Alexandre d'A-
phrodise ne l'a pas commenté, et
il en conclut qu'Alexandre ne
l'avait pas non plus dans ses ma-
nuscrits ; ce serait une glose de
quelque main inconnue, qui de la
marge serait passée dans le texte.
La conjecture est plausible; mais
je pense avec M. Bonitz qu*il
vaut mieux garder le texte tel
qu'il est, bien qu'il ne soit pas
irréprochable. Voir plus loin la
fin du § 16. La comparaison avec
les corps sans vie est très juste ;
et il serait fâcheux de ne pas
pouvoir la conserver.
§ 14. Que les chefs. Le texte
n'est pas aussi net; et c'est là
précisément ce qui fait la diffi-
LIVRE I, CHAP. I, § 16.
9
propre, c'est grâce à Thabitude que les manœu-
vres remplissent si bien les leurs, de telle sorte
que ce n'est pas pratiquement que les chefs sont
plus habiles que leurs ouvriers, mais encore une
fois c'est parce qu'ils raisonnent ce qu'il faut
faire et qu'ils connaissent les causes de leurs
actes.
** D'une manière générale, ce qui prouve
qu'on sait réellement une chose, c'est d'être ca-
pable de l'enseigner à autrui ; et voilà comment
nous trouvons que l'art est de la science beau-
coup plus que l'expérience ne peut en être,
parce que ceux qui sont arrivés à l'art sont en
état d'enseigner et que ceux qui n'ont que l'ex-
périence en sont incapables. ** C'est là encore
pourquoi nous ne confondons jamais les percep-
tions sensibles avec la science. Cependant la
sensibilité nous donne les notions les plus puis-
santes et les plus décisives des objets particuliers;
mais elle ne nous dit jamais le pourquoi de la
chose. Ainsi, dans l'exemple qui vient d'être cité,
culte plus grammaticale que lo-
gique, signalée dans la note pré-
cédente. « Les chefs » se rap-
porte ici aux u architectes »
et à tous ceux qui tiennent le
même rang par rapport aux in-
férieurs, qui exécutent matérielle-
ment leurs ordres.
§ 15. Ce qui prouve qu*on sait
réellement. Cette pensée est déjà
dans Platon, Premier Alcihiade,
p. 71, traduction de M. V. Cousin.
§ 16. Les plus puissantes et les
plus décisives. Il n'y a qu'une seule
épithëte dans le texte. — Elle ne
nous dit. C'est l'expression même
d'Aristote. — Dans V exemple qui
vient d'être cité. Voir plus haut
§ 13. Le texte d'ailleurs est un peu
moins explicite.
iO
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
la sensation ne nous explique pas pourquoi le
feu esl chaud; elle nous informe simplement
qu'il nous brûle. *^ Aussi le premier qui inventa
un art quelconque, en allant au-delà des im-
pressions sensibles que tout le monde éprouve,
dut vraisemblablement exciter parmi les hommes
une réelle admiration, non pas seulement
comme ayant fait une découverte utile, mais
comme étant un sag'e, fort supérieur à tous ses
semblables. Plus tard, quand les arts se furent
multipliés, les uns s'appliquant aux besoins né-
cessaires et les autres à l'agrément de la vie, on
ne cessa pas pour cela de toujours considérer
les g^ns qui s'élevaient jusqu'à Tart comme plus
savants que les gens de simple expérience; et
cette estime leur fut accordée précisément parce
que leurs connaissances n'avaient pas un but
d'application immédiate. ** Mais, une fois que
tous les arts indispensables se furent constitués,
on vit surgir des sciences dont l'objet ne peut
§ 17. Un sage. Ou peut-être
mieux : « un savant »; mais, au
début, les idées de science et de
sagesse se confondaient aisé-
ment.
§ 18. Peut se livrer plus facile-
ment au repos. C'est une obser-
Tation qui, depuis Aristote^ a été
mille fois répétée; elle est très
profonde, quoique très simple. —
Les sciences mathématiques pri-
rent naissance en Egypte, Héro-
dote, liv. II, ch. cix, p. 105, édi-
tion Firmin-Didot , explique dif-
féremment et d'une manière plus
pratique la naissance de la géo-
métrie en Egypte. Tous les ans
le Nil, par son inondation, effa-
çait les limites des champs, que
le grand Sésostris avait assignés
à ses compagnons d'armes; il
fallait rétablir exactement les H-
LIVRE I, CHAP. I, § 20.
ii
être ni ragrément ni le besoin. Elles naquirent
tout d'abord dans les climats où Thomme peut
se livrer plus facilement au repos; et c'est ainsi
que les sciences mathématiques prirent nais-
sance en Egypte, où la caste des prêtres em-
ployait de cette façon les loisirs qui lui avaient
été ménagés.
*^ Dans notre Morale, on a pu voir par quels
caractères se disting*uent réciproquement Tart,
la science et les autres connaissances de cet
ordre ; mais pour notre étude actuelle, tout ce
que nous voulons dire, c'est que, dans l'opinion
de tout le monde, la science que Ton décore
du nom de Sagesse, la Philosophie, a pour objet
les causes et les principes des choses. *^ Je le
répète donc, en résumant ce qui précède :
l'expérience, à ce qu'il semble, est un degré
'de science plus relevé que la sensation, sous
quelque forme que la sensation s'exerce ; l'hom-
me qui se guide par les données de l'art est
mites de chaque propriété ; de là,
la nécessité de la géométrie, qui
d*Égypte passa dans la Grèce.
Les deux explications ne sont pas
absolument contradictoires.
§ 19. Dans notre Morale, Voir
la Morale à Niconiaque, liv. VI,
ch. II, III, IV et V, p. 198 et suiv.
de ma traduction. — La philo-
iophie. J*ai ajouté ce mot, para-
phrase du précédent, qui seul
est dans le texte. — A pour objet
les causes et les principes. C'est
peut-être restreindre un peu trop
le domaine de la philosophie.
§ 20. En résumant ce qui pré-
cède. Le texte n*est pas tout à fait
aussi précis. — Purement prati-
queSy et qui produisent quelque
chose de matériel. — La sagesse
ou philosophie. Même remarque
qu'au § précédent.
42 MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
supérieur à ceux qui suivent exclusivement
lexpérience ; rarchitecle est au-dessus des
manœuvres; et les sciences de théorie sont
au-dessus des sciences purement pratiques.
Enfin, et par une conséquence évidente, la
Sag*esse ou Philosophie est la science qui étudie
certaines causes et certains principes déflnis.
CHAPITRE II
Définition plus spéciale de la sagesse ou philosophie ; idées qu^on
se fait habituellement du sage ou philosophe, au nombre de
quatre principales; analyse de chacune de ces idées; en ré-
sumé, la science des généralités est le but particulier de la phi-
losophie ; elle est la science des principes premiers et univer-
sels ; ce n'est pas une science pratique, d'une utilité immédiate ;
elle est la dernière qui paraisse entre toutes les autres ; cita-
tion de Simonide ; grandeur et subHmité presque divine de
cette science ; elle cherche à savoir uniquement pour connaître
la vérité.
* Si la science, objet de nos études, est bien ce
que nous venons de dire, il nous faut examiner
de plus près quelles sont spécialement les causes
et quels sont les principes dont la philosophie
§ 1. 1rs opinions que nous nous aussi l'opinion des gens éclairés.
formons. Ce ne sont pas seule- — Du sage et du philosophe. Il
ment les opinions vulgaires qu'A- n'y a encore qu'un seul mot dans
ristote entend interroger; c*est le texte.
LIVRE I, CHAP. Il, § 3.
i3
est la science. Pour éclaircir davantag^e la ques-
tion et la traiter plus facilement, nous n'aurons
qu'à analyser les opinions que nous nous for-
mons ordinairement du sage et du philo-
sophe •
*A cet cg^ard, notre première conception, c'est
que le mérite principal du sag^e, c'est de savoir,
autant du moins qu'un tel avantag'e peut appar-
tenir à l'homme, Tensemble de toutes choses,
sans posséder néanmoins la connaissance des^
cas particuliers. ^ En second lieu, le sag'e, le
philosophe, est, dans notre opinion, celui qui
arrive à connaître les choses qui sont d'un accès
difflcile et que l'homme n'atteint qu'avec peine ;
car recevoir des impressions sensibles, c'est une
faculté commune à tous les êtres animés ; il n'y
a rien de plus aisé au monde ; et aussi ne voit-on
là aucun indice de sag'esse.
§ 2. f^otre premièi'e co?iception.
Il faut remarquer, dans cette énu-
mération, renchainement et la
succession des idées; c*est une
analyse achevée. — Autant du
moins qu*un tel avantage. Restric-
tion très prudente et tout à fait
Socratique. Le philosophe est en
cela aussi modeste que le veut
la raison; Torgueil ne convient
qu'aux faibles. — Uensemble de
tontes choses. Le texte n'est pas
plus précis; et Ton peut se de-
mander s'il s'agit ici de l'ensem-
ble de l'ordre universel, ou sim
plement de l'ensemble d'une ques-
tion, contenant dans ses limites
beaucoup de faits particuliers.
§ 3. Le sage, le philosophe. Mê-
me remarque que plus haut. —
Que rhomme n'atteint qu'avec
peine. Ce second caractère de la
philosophie n'est pas moins exact
que le premier. — Faculté com-
mune^ que l'homme partage avec
les animaux.
14
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
* En troisième lieu, nous trouvons qu'on est
d'autant plus philosophe et d'autant plus avancé
dans une science, quelle qu'elle soit, qu'on y
apporte plus d'exactitude et qu'on est plus capa-
ble de l'enseigner à autrui. '^ Enfin, parmi les
sciences, nous estimons que celle qu'on recher-
che pour elle-même et exclusivement en vue
de savoir, est bien plus philosophique que celle
qu'on recherche pour les résultats matériels
qu'elle procure ; de même aussi que la science
qui commande de plus haut est plus philoso-
phique que celle qui obéit en exécutant les
ordres d'une autre science; car le sag^, tel qu'on
le comprend habituellement, n'a point à recevoir
la loi de personne ; c'est à lui de la donner ; et,
loin de se soumettre aux autres hommes, c'est
au contraire aux moins sag*es de se soumettre
à lui.
* Telles sont communément les opinions que
nous nous formons de la sagesse et aussi des
â 4. Plus philosophe et.,, plus
avancé. Il n*y a qu'un mot dans
le texte. — Plus capable de ren-
seigner à autrui. Voir plu» haut,
ch. I, § 15.
§ 5. N*a point à recevoir la
loi de personne. C'est déjà pres-
que le sage du Stoïcisme. — j4uj:
moins sages de se soumettre^ dans
rintérét du subordonné bien plus
encore que dans l'intérêt du sa-
ge, qui n*a pas besoin que per-
sonne lui obéisse.
§ 6. Telles sont les opinions. Il
faut rapprocher ce portrait du
philosophe selon Aristote. de ce-
lui que Platon en a tracé dans la
République, liv. V, p. 305 et suiv.,
traduction de M. V. Cousin, et
au début du livre VI. L'analyse
LIVRE I, CHAP. II, § 9.
15
philosophes ; et tel est à peu près le nombre de
toutes ces appréciations.
^ Quant à la première, celle qui suppose que le
sage peut savoir toutes choses, il est clair que
cette supériorité appartient surtout à celui qui
possède le plus complètement la science géné-
rale; car, à cette condition, on sait, en une cer-
taine mesure, tous les cas particuliers compris
sous cette généralité. * D'autre part, ce sont les
notions générales que Ton a le plus de peine à
conquérir, parce que ces notions sont les plus
éloignées de la sensation. ^En troisième lieu, les
connaissances les plus exactes sont, avant toutes
les autres, celles qui s'adressent le plus directe-
ment aux principes premiers, par cette raison
qu'ayant un moindre nombre d'éléments, elles
peuvent être plus précises que celles où les élé-
d'Âristote a peut-être plus de
précision ; mais on peut trouver
que celle de Platon a plus de
grandeur f si ce n*est de vérité.
§ 7. Qui possède le plus com-
plètement la science générale. Ceci
peut s'entendre aussi bien de
Tensemble des choses, de l'uni-
vers, que de la totalité d'une
question. — On sait en une cer-
taine mesure tous les cas particu-
liers. Voir la même idée expri-
mée dans des termes presque
pareils, Derniers Analytiques,
livre I, ch. xxiv, § 14, page 154
de ma traduction, et aussi dans
la Physique, livre VII, ch. iv,
§ 12, page 433 de ma traduction.
§ 8. Le plus de peine à conqué-
rir, par la réflexion, qui n'est
pas spontanée et qui ne dé-
pend que de nous, tandis que
la sensation n'en dépend pas et
qu'elle est fatale en quelque sorte.
§ 9. V arithmétique... plus pré-
cise que la géométrie. Le même
exemple est donné dans les Der-
niers Analytiques^ liv. I, ch. xxvii^
§ 3, page 164 de ma traduction.
L'arithmétique est purement abs-
traite; la géométrie a des élé-
ments concrets.
i()
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
ments s'accumulent : l'arithmétique, par exem-
ple, étant plus précise que la géométrie. *^ Ajou-
tez encore que la science qui étudie les causes
peut s'enseigner bien mieux que toute autre ;
car le véritable enseignement consiste à exposer
les causes de chaque objet en détail. ** Quant à
apprendre les choses et à les savoir exclusive-
ment pour elles-mêmes, c'est l'attribut éminent
de la science qui s'occupe de ce qui peut être su
le mieux possible; car, lorsqu'on ne pense à sa-
voir que pour savoir, on s'attache surtout à la
science qui est la plus science de toutes, et c'est
justement celle qui étudie ce qui peut être su le
plus complètement. Or, sans comparaison, ce
qui peut être le mieux su, ce sont les principes
et les causes, puisque c'est par leur intermé-
diaire et par les conséquences qui en sortent,
qu'on connaît tout le reste, tandis que récipro-
quement les détails particuliers ne suffiraient
pas à faire connaître les principes. ** Enfin, la
science qui est le plus réellement la science des
§ 10. Peut s'enseigner bien
mieux que toute autre, parce
qu'on ne sait réellement les cho-
ses que quand on en connaît
bien les causes.
§ 11. C'est l'attribut éminent
de la science^ prise d'une manière
générale, aussi bien que de la
science philosophique en parti-
culier. L'objet propre de la
science est de savoir, indépen-
damment de toutes les consé-
quences que ce savoir peut pro-
duire. La science proprement
dite est toujours désintéressée.
§ 12. Subordonnée et exécutrice.
Il n'y a qu'un mot dans le texte.
— Ce but pour chaque chose est
le bien. Aristote arrive, par une
autre voie que Platon, mais tout
LIVRE I, CHAP. II, § i'k
47
principes, et qui les fait comprendre mieux que
toute science subordonnée et exécutrice, c'est
celle qui connaît le but en vue duquel chaque
chose doit être faite. Or, pour chaque chose, ce
but dernier, c'est son bien ; et, d'une manière
universelle, c'est le plus g*rand bien possible
dans la nature tout entière.
*^ De tout ce qu'on vient de dire, il résulte que
le nom cherché par nous, sous toutes ces défi-
nitions, s'adresse à une seule et même science.
Ainsi, cette science doit être celle qui s'occupe
des premiers principes et des causes, puisque le
bien et le but final sont réellement une des
causes qui produisent les choses. ** En second
lieu, cette science n'a pas un objet directement
pratique. C'est là ce qu'atteste évidemment
l'exemple des plus anciens philosophes. A l'ori-
g^ine comme aujourd'hui, c'est Tétonnement et
l'admiration qui conduisirent les hommes à la
philosophie. Entre les phénomènes qu'ils ne
comme lui, à placer l'Idée du
bien au sommet de toutes les
Idées. C'est la loi universelle des
choses ; c'est aussi le fondement
de Toptimisme. — - Le plut grand
bien possible dans la nature tout
entière. Ainsi Aristote ne fait pas
d'exception.
§ 13. Une des causes. Il semble
que ceci est un peu en contra-
diction avec la Un du § pré-
T. I.
cèdent. Le bien n'est pas seule-
ment une des causes qui produi-
sent les choses ; c'en est la cause
supérieure et principale.
§ 14. Des plus anciens philoso'
phes. Ceux de l'école dlonie, de
l'école d'Élée et les Pythagori-
ciens. — Uitonnement et l'admi-
ration. Il n'y a dans le texte qu'un
seul mot, qui a la force des deux
mots de ma traduction. Platon
â
i:V
18
MÉTAPHYSIQUE D AHISTOTE.
pouvaient comprendre, leur attention, frappée
de surprise, s'arrêta d'abord à ceux qui étaient
le plus à leur portée ; et, en s'avançant pas à pas
dans cette voie, ils dirigèrent leurs doutes et
leur examen sur des phénomènes de plus en
plus considérables. C'est ainsi qu'ils s'occupè-
rent des phases de la lune, des mouvements du
soleil et des astres, et même de la formation de
l'univers. ^'^Mais se poser à soi-même des ques-
tions et s'étonner des phénomènes, c'est déjà
savoir qu'on les ig^nore; et voilà comment c'est
être encore ami de la sagesse, c'est être philoso-
phe que d'aimer les fables, qui cherchent à expli-
quer les choses, puisque la fable, ou le mythe, ne
se compose que d'éléments merveilleux et sur-
prenants.
dit dans le Théétète, traduction
de M. Cousin, page 74 : u L'é-
« tonnement est un sentiment
« philosophique; c'est le vrai
« commencement de la philoso-
« phie. » — Et même de la for-
mation de P univers. Éternelles
questions^ aussi neuves aujour-
d'hui qu'elles pouvaient Tétre du
temps d'Aristote, et qui ne sollici-
tent pas moins la juste curiosité
de l'esprit humain. C'est à la
philosophie de les résoudre.
§ 15. Cest déjà savoir qu'on les
ignore. Remarque profonde. L'a-
nimal ne s'étonne de rien, et le
sauvage s'étonne presque aussi
peu que l'animal; il n'a pas
conscience de son ignorance. —
C'est être encore ami de la sagesse.
On pourrait, d'après le texte vul-
gaire, traduire aussi : « Le philo-
sophe aime les fables. » Mais je
crois, avec M. Bonitz, que l'autre
version, que j'adopte, répond
mieux à l'ensemble de la pensée.
— La fable, ou le mythe. Il n'y a
qu'un seul mot dans le texte. —
Merveilleux et surprenants. Même
remarque. Mais, dans notre lan-
gue, l'un des deux n'aurait peut-
être pas suffi.
LIVRE i, CHAP. II, g 17.
19
*® Si donc c'est pour dissiper leur ignorance
que les hommes ont cherché à faire de la philo-
sophie, il est évident qu'ils ne cultivèrent cette
science si ardemment que pour savoir les choses,
et non pour en tirer le moindre profit matériel.
Ce qui s'est passé alors démontre bien ce désin-
téressement. Tous les besoins, ou peu s'en faut,
étaient déjà satisfaits^ en ce qui concerne la com-
modité de la vie et même son ag'rément, quand
survint la pensée de ce g^enre d'investigations.
" Ainsi, il est bien clair que la philosophie n'est
recherchée pour aucune utilité étrangère ; mais,
de, même que nous appelons libre l'homme qui
ne travaille que pour lui, et non pour un autre,
de même cette science est, entre toutes, la seule
qui soit vraiment libre, puisqu'elle est la seule
qui n'ait absolument d'autre objet qu'elle-même.
§ 16. E/i ce qui concerne la com-
modité de la vie et niéme son agré-
ment. M. Schwegler pense que
ce membre de phrase doit être
rapporté à ce qui suit et non à
ce qui précède ; et alors on tra-
duirait «... étaient déjà satisfaits
c quand pour donner à la vie des
« jouissances plus délicates et
« plus nobles, on s'appliqua à
« ce nouveau genre d'investiga-
« tions. » Je préfère le premier
sens comme plus naturel, et je
l'adopte avec tous les autres tra-
ducteurs.
§ 17. La philosophie n'est re-
cherchée pour auame utilité étran-
gère. Grand principe, qui est au-
jourd'hui aussi vrai que dans
l'antiquité. — La seule gui soit vrai-
ment libre. C'est déjà la supério-
rité que le Stoïcisme devait attri-
buer au sage, qui seul est libre. —
D'autre objet qu' elle-même, hq tra-
vaillant comme l'homme libre que
pour soi. De cette belle théorie
su^ la philosophie, il faut rappro-
cher le magnifique passage de la
Morale à Nicomaque, sur la vie in-
tellectuelle, liv. 'X,ch. VII, p. 452
de ma traduction. C'est un com-
plément de la présente définition.
20
MÉTAPHYSIQUE D'AHISTOTE.
*® On a donc pu avec toute raison trouver que la
possession de cette science est au-dessus de T hu-
manité; car la nature de Thomme est esclave
de mille façons ; et, selon le dire de Simonide,
« Il n'y a que Dieu qui puisse jouir de ce privi-
« lèg'e auguste de la liberté » ; mais Tliomme
se manquerait à lui-même, s'il ne recherchait
pas la science qu'il peut atteindre. *^ En suppo-
sant que les poètes disent vrai, et que la divinité
puisse jamais éprouver un sentiment quelcon-
que de jalousie, ce serait ici surtout le cas d'être
jaloux, à ce qu'il semble; et tous ceux qui se
disting'uent dans cette science devraient être
accablés de maux par les dieux. Mais, d'une
§ 18. Est au-dessus de rhumanité.
Cette idée n^est pas très-juste , si
on la prend à la rigueur. La philo-
sophie est au contraire la science
véritablement digne de Thomme,
comme Aristote lui-même le dit
un peu plus bas; le philosophe
ne se vante pas d*étre un sage
à proprement parler; il est sim-
plement Tamant de la sagesse,
selon le grand mot, inventé, dit-
on, par Pythagore. — Simonide,
Platon, dans le Protagoras, tra-
duction de M. V. Cousin, pages
80 et 86, rappelle ce vers de Si-
monide, tiré do la chanson que
Socrato cite et analyse. Dans le
Protagoras, la pensée de Simo-
nide s'applique à la vertu et non
à la liberté.
§ 19. Que les poètes disent vrai.
Il eût été bon de désigner ces
poètes un peu plus précisément.
La jalousie des dieux est plutôt
la Némésis, qui poursuit les cou-
pables et les atteint, jusqu'au
sommet le plus élevé de la for-
tune. — Devraient être accablés
de maux, par le courroux des
dieux, qui seraient jaloux de tant
de science et de sagesse dans les
êtres humains. — Comme le dit
le proverbe. Un peu plus bas,
Aristote cite encore un autre
proverbe ; dans la plupart de ses
ouvrages, on t/ouve beaucoup
de citations du même genre.
M. Schwegler en conclut qu*A-
ristote avait une prédilection
particulière pour ces brèves sen-
LIVRE I, CHAP. II, § 2i.
21
part, il est bien impossible que les dieux s'a-
baissent à une jalousie honteuse ; ce sont les
poètes seuls qui, comme le dit le proverbe, sont
de grands imposteurs ; mais on n'en doit pas
moins penser qu'il n y a pas une science digne
de plus d'estime que celle-là. *^ Elle est, d'autre
part, la science la plus divine et la plus haute; et
elle est la seule à l'être par cette double raison :
d'abord, la science qui devrait être plus que
toute autre l'apanag^e de Dieu, est divine entre
toutes les sciences; et, en second lieu, elle est la
science, s'il en est une ali monde, qui doit s'oc-
cuper des choses divines. Or, la philosophie peut
se flatter de réunir ce double avantage; car, de
l'aveu du genre humain tout entier. Dieu est la
cause et le principe des choses, et il doit être le
seul à posséder une telle science, ou du moins
il doit la posséder infiniment plus qu'aucun de
nous ne saurait la posséder jamais.
^* Ainsi donc, toutes les autres sciences peu-
vent bien être plus nécessaires que la philoso-
tences de la raison populaire ; et
il avait fait un recueil spécial
de proverbes, comme on peut le
voir dans le catalogue de Diogène
Laêrce. Son exemple a été depuis
lors bien souvent imité.
§ 20. De Caveu du genre humain.
Je crois que, dans aucun passage
de ses œuvres, Aristote n*a pro-
fessé le théisme aussi nettement
que dans celui-ci. — Dieu est la
cause et le principe des choses. Il
est étonnant qu'après de telles
déclarations, le philosophe ait
'fait intervenir si peu la divinité
dans les choses humaines, ou
dans les choses de la nature. C'est
une contradiction remarquable.
§ 21. // n*en est pas une qui
soit au-dessus d'elle. Cette pensée
22
MÉTAPHYSIQl E D'ARISTOTE.
Sophie ; mais il n'en est pas une qui soit au-des-
sus d'elle.
** Cependant la disposition où elle met nos
esprits est, on peut dire, le contre-pied de l'état
où ils sont lors de leurs premières recherches.
Ainsi, selon ce que nous avons déjà dit, les
hommes commencent toujours par s'étonner que
les phénomènes soient ce qu'ils sont; comme, par
exemple, on s'étonne devant le spectacle des au-
tomates, tant qu'on n'a pas pénétré la cause de
leurs mouvements. On s'étonne devant les mou-
vements périodiques du soleil, ou même on s'é-
tonne de la propriété qu'a la diagonale d'être
incommensurable au côté. C'est qu'en effet il
n'est personne qui ne soit surpris, au premier
coup d'œil,, qu'une quantité qui n'est pas d'une
infinie petitesse ne puisse pas être mesurée par
une autre quantité. Mais on doit finir toujours
est parfaitement juste, et Tejc-
pression eu est très modeste. On
pourrait aller plus loin.
§ 22. La disposition où elle met
nos esprits. Le texte n'est pas
aussi précis que ma traduction ;
mais le sens ne peut faire de
doute; et celui que j'adopte est
justifié par tout ce qui suit. —
Nous avons déjà dit. Voir plus
haut, § 14.— Le spectacle des au-
tomates. Quelques traducteurs
ont proposé un sens un peu dif-
érent; celui-ci est le véritable,
d'après les explications mêmes
d'Alexandre d'Aphrodise. Les
automates ont été connus depuis
la plus haute antiquité; voir
VIliade d'Homère, chant xviii,
vers 376. Aristote a parlé plu-
sieurs fois des automates; par
exemple, dans le traité de la Gé-
nération des ÀJiimauXy liv. II,
ch. lOf, p. 734, 6, 10, édition
de Berlin, il emploie les mêmes
expressions dont il se sert ici.
— Finir toujours par l'opinion
contraire» Voir le début du §.
LIVRE I, CHAP. II, § 23.
23
par l'opinion contraire ; c'est-à-dire qu*on finit
par le meilleur, ainsi que le veut le dicton vul-
gaire. C'est ce qui arrive ici comme en tout, une
fois qu'on est instruit des choses. Rien, en effet,
n'étonnerait plus un g'éomètre que si on lui di-
sait que la diag^onale est commensurable au
côté.
*^En résumé, nous croyons avoir expliqué
quelle est la nature de la science que nous cher-
chons, et quel est le but que se propose et doit
atteindre cette recherche, ainsi que l'étude en-
tière à laquelle nous nous livrons maintenant.
§ 23. En résumé. On doit re-
marquer très particulièrement
cette définition de la philosophie.
Il n y en a jamais eu de plus
simple, de plus nette, ni de plus
grande. Personne, dans Tflnti-
quité ou dans les temps moder-
nes, n'a mieux défini la méta-
physique; et ce serait ici surtout
le cas de répéter avec Bossuet :
« Aristote a parlé divinement. »
On peut voir, dans la Préface
placée en tête de ce volume, une
analyse et un éloge de cette ad-
mirable et profonde théorie; mais
il est bon d'y insister à plusieurs
reprises. Il ne faut pas oublier
non plus que Fauteur de cette
définition est en même temps un
naturaliste de premier ordre.
•24 MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE,
CHAPITRE III
La philosophie est Tétude des causes premières ou principes;
quatre espèces de causes : la substance, la matière, Torigine
du mouvement et le but final; citation de la Physique; les pre«
miers philosophes s^attachèrent à l'idée de la matière ; ils sont
unanimes à cet égard, mais ils diffèrent sur le nombre des
principes; Thaïes se prononce pour l'eau; les Théologues;
Hippon ; Anaximène et Diogène se prononcent pour Tair ;
Hippase et Heraclite, pour le feu; Empédocle admet les quatre
éléments; insuffisance de ces systèmes, aboutissant tous à l'unité
de l'Être ; nécessité d'une recherche plus profonde^ et d*une
cause autre que la matière; Parménide la pressent; Ânaxagore
de Clazomène la trouve dans l'Intelligence ; immensité de cette
découverte ; Hermotime de Clazomène.
* Un point qui est évident, c'est que, pour ac-
quérir la science, il faut remonter jusqu'à la
connaissance des causes premières ; car, quel
que soit l'objet dont il s'agisse, on ne peut dire
de quelqu'un qu'il sait une chose que quand on
croit'qu il en connaît la cause initiale. * Le mot
de Cause peut avoir quatre sens différents. D'a-
§ 1. La connaissance des eau- ^ QuHl en connait la cause initiale,
ses premières. On pourrait tra- C'est le principe répété bien des
duire aussi : Des causes initiales, fois par Aristote et qui est profon-
comme je Tai fait à la an de ce §. dément vrai.
Il faut peut-être réserver l'exprès- § 2. Qxiatre sens différents^
sien de Causes premières pour les c'est-à-dire qu'il y a quatre sor-*
Causes imiverselles des choses. tes ou espèces différentes de
LIVRE I, CHAP. III, § 6.
2o
bord il y a un sens où Cause signifie Tessence
de la chose, ce qui fait qu'elle est ce qu'elle est.
Le pourquoi primitif d'une chose se réduit en
définitive à sa définition propre, et ce pourquoi
primitif est une cause et un principe des choses.
^ Une seconde cause des choses, c'est leur ma-
tière, leur sujet matériel. *La troisième cause,
c'est celle qui est l'orig'ine du mouvement de la
chose. ^ Enfin la quatrième, qui est placée à Top-
posé de celle-là, c'est le but final pour lequel la
chose est faite ; c'est le bien de la chose, attendu
que le bien est la fin dernière de tout ce qui se
produit et se développe en ce monde.
• Quoique nous ayons suffisamment expliqué
ces quatre causes dans la Physique, nous repas-
causes. — Le pourquoi primitif.
Cette formule est un peu étrange ;
mais j'ai dû la prendre afin d*é-
viter des périphrases trop lon-
gues. Pourquoi une chose est-
elle ce qu'elle est? On peut à
cette question répondre succes-
sivement par des explications
dont la précédente implique la
suivante; mais, en dernier lieu,
le pourquoi de la chose se réduit
à dire qu*elle est parce qu'elle
est. C'est la limite où l'esprit de
l'homme doit s'arrêter. Alexan-
dre d'Aphrodise prend le feu
pour exemple : Pourquoi le feu
brûle-t-ilt On arrive en définitive
À dire qu'il brûle parce qu'il brûle;
et la chaleur, dont le feu est doué
naturellement, est sa définition.
§ 3. Une seconde cause. J'ai
précisé le texte, afin que la pen-
sée fût plus claire.
§ 4. La troisième cause. Même
remarque.
§5.-4 r opposé de celte- là. Le
but est la fin du mouvement, de
même que la cause motrice en
est l'origine — Le but final pour
lequel la chose est faite. Le texte
n'est pas tout-à-fait aussi précis.
§ 6. Dans la Physique. Ces qua-
tre causes sont expliquées tout
au long dans la Physique, t. II,
ch. III, § 2, pages 20 et sui-
vantes de ma traduction. — Les
opinions de ceux qui nous ont
précédé. C'est un soin qu'Aristote
26 MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
serons cependant en revue les opinions de ceux
qui nous ont précédé dans l'étude des êtres et
qui ont cherché la vérité en philosophes; car
il est certain qu>ux aussi ils admettaient des
principes et des causes. Cet examen pourra
être un préambule utile pour les études que
nous faisons ici. Ou cet examen nous fera dé-
couvrir un nouvel ordre de cause, ou il nous
confirmera d'autant plus complètement dans le
système des quatre causes que nous venons d'in-
diquer.
^ C'est uniquement dans l'ordre de la matière
que les premiers philosophes, ou du moins la
plupart d'entre eux, ont cru découvrir les prin-
cipes de tous les êtres. "En effet, ce qui constitue
tous les êtres sans exception, ce qui est la source
primordiale d'où ils sortent, ce qui est le terme
où ils finissent par rentrer, quand ils sont dé-
truits, substance qui au fond est persistante et
qui ne fait que subir des modifications, ce fut
là, aux yeux de ces philosophes, l'élément des
choses et leur principe; ils en conclurent que
d'une manière absolue rien ne naît et que rien
a toujours pris, et Ton peut modestie rares, qui ajoutent quel-
trouver, dans la plupart de ses que chose au génie, sans lui rien
ouvrages, l'application de cette ôter de sa force et de son indé-
sage méthode : savoir ce qu'on a pendance. — Ou cet examen.
fait avant lui sur le sujet qu'il Voilà l'avantage évident de cette
traite. C'est une prudence et une revue des travaux antérieurs.
LIVRE I, CHAP. m, § il.
•2"
ne périt, puisque cette nature, telle qu'ils la
comprenaient, se conserve el subsiste perpétuel-
lement. 'De même qu'on ne peut pas dire de
Socrate, d'une manière absolue, qu'il est produit
et qu'il naît, par cela seul qu'il devient beau ou
qu'il devient savant, et que l'on ne dit pas non
plus qu'il périt absolument quand il ne perd
qu'une de ces manières d'être, par cette excel-
lente raison que le sujet qui est Socrate lui-même
n'^en subsiste pas moins; de même, selon ces
premiers philosophes, aucun des autres êtres
ne se produit ni ne périt absolument. *^Car il
faut que ce soit ou une nature unique ou des
natures muhiples, d'où tout le reste puisse sortir,
puisque cette nature demeure et persiste tou-
jours.
** Cependant, quand il s'ag*it de déterminer le
nombre de ces principes ou la nature spéciale
de ce principe unique, les opinions ne sont plus
unanimes.
§ 9. Qu*il est produit et qu'il
devient. Il n'y a qu'un seul mot
dans le texte. L'idée de Devenir
implique nécessairement l'idée
d'existence; pour devenir quel-
que chose, il iaut d'abord être.
— Des autres êtres j soit animés,
soit inanimés. Sous toutes les mo-
difications^ il y a quelque chose
qui subsiste et ne change pas,
comme le dit le § suivant. C'est
ce qu'on appelle la Substance.
§ 10. Une nature. C'est le mot
même du texte ; on pourrait tra-
duire aussi : « Une substance
naturelle ». Cette dernière ver-
sion s'accorderait peut-être mieux
avec ce qui suit.
§ il. Le nombre... ou la nature
spéciale... Voir la même pensée,
Traité de l'âme, liv. I, ch. ii,
§ 9, p. 114 de ma traduction.
28
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
**Par exemple, Thaïes, auteur et chef de ce
système de philosophie, prétendit que Teau est
le principe de tout, et c*est là ce qui lui fît affir-
mer aussi que la terre repose et flotte sur Teau.
Probablement, il tira son hypothèse de ce fait
d'observation que la nourriture de tous les êtres
est toujours humide, que la chaleur même vient
de rhumidité, et que c'est Thumidité qui fait
vivre tout ce qui vit. C'est ainsi que Télément
d'où proviennent quelques-unes des choses pa-
rut à Thaïes le principe de toutes chosies sans
exception. *^\ ce premier motif, qui déjà lui
§ 12. Thaïes. Thaïes passe pour
le plus ancien des philosophes
grecs; il serait impossible de
préciser le temps où il a vécu ;
mais on peut rapporter son exis-
tence d'une manière approxima-
tive à l'an 600 avant J.-C. C'est
près de trois siècles avant Aris-
tote. Le premier témoignage sur
Thaïes est celui d'Hérodote,
liv. I, ch. cLxx, p. 56, édition
Firmin-Didot ; Hérodote faisait
descendre Thaïes d'une famille
phénicienne établie à Milet. Voir
sur Thaïes la Philosophie des
Grecs, de M. Ed. Zeller, t. I,
p. 165 et suiv. — Auteur et
chef de ce système de philosophie y
et non, d'une manière générale,
« Fondateur de la philosophie»,
comme l'ont cru quelques com-
mentateurs. On sait, d'ailleurs,
que Thaïes n'avait rien écrit. —
La terre repose et flotte sur T eau.
Voir le Traité du ciel, liv. H,
ch. xin, § 7, p. 194 de ma
traduction. Aristote a parlé
plusieurs fois de Thaïes, et avec
plus d'estime qu'il ne semble en
avoir ici. — La nounHture de tous
les êtres est toujours humide. Il
est vrai qu'il y a une partie des ali-
ments qui est humide; mais il y
en a aussi une bonne partie qui
est Kèche, et l'observation de Tha-
ïes ne serait pas exacte. — La cha-
leur même vient de rhumidité. 11
n'y a pas à s'arrêter beaucoup à
ces explications physiques. Dans
le Traité de l'âme, liv. 1, ch. ii,
§ 18, p. 118 de ma traduction,
Aristote prête une partie de ces
doctrines sur l'eau non point à
ThalèSj mais à Hippon; voir plus
bas, § 16.
§ 13. Les germes de tous les
êtres sont de nature humide. Voir
le Traité de l'âme, \oc. cit.
LIVRE I, CHAP. III, § 15.
29
suffisait^ il ajouta cette autre observation, que
les g^ermes de tous les êtres sont de nature hu-
mide, et que Teau est le principe naturel de tous
les corps humides. ** C'est là, du reste, Topinion
que Ton prête aussi quelquefois aux plus anciens
philosophes, qui ont de beaucoup précédé notre
âg*e, et aux premiers Théolog*ues, qui, dit-on,
ont compris la nature comme la comprenait
Thaïes. Pour eux, en effet, l'Océan et ïéthys
passaient pour les auteurs de toute g'énération ;
les dieux ne juraient que par Teau que les poètes
nommaient le Styx; or, ce qu'il y a de plus an-
cien est aussi ce qui est le plus sacré, et rien
n'est plus sacré que la chose par laquelle on
jure. ^^ Du reste, que cette antique et vieille idée
de la nature ait été réellement professée, c'est
ce qu'on ne sait pas très clairement. Mais le sys-
§ 14. Aux plus anciens philoso-
phes. Il n'y a guère avant Thaïes
d'autres philosophes que les
Théologues, dont il est question
un peu plus bas ; mais ici la con-
texture de la phrase semble dis-
tinguer les uns et les autres,
quoique des traducteurs parais-
sent les avoir confondus. — Aux
premiers Théologues. Alexandre
d'Aphrodise croit qu'Aristote
veut désigner ici Homère et Hé-
siode. On pourrait sans doute
ajouter Orphée. — UOcéan et
Tétfiys, Platon dans le Cralyle,
p. 53, traduction de M. V. Cou-
sin, cite des vers d'Homère,
d'Hésiode et d'Orphée, où se
retrouvent des idées analogues.
— Les poètes. C'est Homère qui
est certainement désigné ici;
voir V Iliade j chant xv, vers 37 et
38 : (( Et l'eau noire du Styx en ses
« torrents secrets, Le plus grand
u des serments que les dieux font
« jamais! »
§ 13. Antique et vieille idée. Les
deux épithètes sont dans le texte.
Cette idée est celle des Théolo-
gues et des poètes qu'Aristote
30
MÉTAPHYSlQUt: D'AHISTOTE.
tème qu'on vient d'attribuer à Thaïes sur la
cause première a certainement été le sien.
*^ Hippon est digne à peine d'être compté
parmi ces philosophes, attendu que ses doctrines
sont par trop arbitraires. *^Anaximène et Diog'ène
ont cru Tair antérieure Teau, et ils Font reg^ardé
comme le principe essentiel des corps simples.
"Pour Hippase de Métaponte et Heraclite d*E-
vient d'indiquer, et qui étaient de
quatre ou cinq siècles antérieurs
à Thaïes lui-même.
§ 16. Hippon. Aristote le cite
avec aussi peu d'estime dans le
Traité de VAme^ liv, I, ch. ii,
§ 18, p. 118 de ma traduction.
— Arbitraires, C'est la traduction
exacte du mot grec dans toute sa
force; mais on pourrait traduire
aussi : « Par trop simples ». Dans
le Traité de VAme^ Aristote est
plus sévère, et il critique la gros-
sièreté de cette doctrine. Hippon,
d'ailleurs, quoique cité ici après
Thaïes, est beaucoup plus récent,
et l'on croit même qu'il vivait du
temps de Socrate et de Périclès.
§ 17. Anaximène. Voir le traité
d* Aristote sur Mélissus^ Xéno-
phane et Gorgias, ch. ii, § 7,
p. 228 de ma traduction. On ne
sait presque rien sur Anaximène;
voir M. Ed. Zeller, la Philoso-
phie des. Grecs, t. 1, p. 205.
On croit qu'Anaximène vivait
vers la fin du vi« siècle et le com-
mencement du yo avant l'ère
chrétienne. Il était de Milet. —
Diogène, d'Apollonie, en Crète.
On ne sait guère plus de lui que
d'Anaximène ; voir M. Zeller, loc,
cit. y p. 218. On présume qu'il
a dû être contemporain d'Anaxa-
gore. — Des corps simples. C'est
l'expression même du texte. Les
Corps simples sont les Eléments.
§ 18. Hippase de Métaponte,
Hippase n'est guère connu que
pour avoir partagé cette opinion
d'Heraclite; Aristote ne le nomme
que dans ce passage. Il parait
bien que Hippase était un Pytha-
goricien. Métaponte était une
ville de Lucanie, sur le golfe de
Tarente, fondée par les Grecs
avant l'époque de Pythagore;
elle joua un rôle dans la seconde
guerre punique, en prenant parti
pour Annibal. — Heraclite d'Ê-
phèse. On ne sait pas au juste l'é-
poque où Heraclite naquit et
mourut; mais on peut affirmer
d'une manière générale qu'il est
né vers la tin du vi« siècle et
qu'il est mort vers le milieu du v«
av.J.-C, âgé de soixante ans. Ses
doctrines sont bien connues, et
Aristote en parle toujours avec
grands éloges. Voir M. Ed. Zeller,
LIVRE 1, CHAP. III, § 20.
31
phèse, ce principe était le feu. *®Empédocle recon-
nut les quatre éléments, en ajoutant aux trois
précédents la terre, qui forma le quatrième. Il
supposait que ces éléments sont éternels, et que
jamais ils ne se manifestent qu'en se réunissant
et en se désunissant, en plus ou moins g^rande
quantité, selon qu'ils se combinent dans l'unilé,
ou qu'ils sortent de l'unité formée par eux.
^ Anaxag^ore de Clazomène, qui était plus ancien
qu'Empédocle, mais qui en réalité ne s'est mon*
tré qu'après lui, a prétendu que les principes
sont infinis. Dans son opinion, les corps à parties
similaires (homœoméries), tels que sont l'eau et
Philosophie des Grecs, t. I, p.
523 et suiv.
§ 19. Empédocle, Aristote fait
au moins autant de cas d*Empé-
doclc que d'Heraclite ; il le cite
très souvent dans tous ses ou-
vrages de philosophie. Empédo-
cle était d'Agrigente en Sicile.
Selon M. Ed. Zeller, Philosophie
des Grecs, t. I, p. 605, il est
possible qu'Empédocle ait vécu
de 4% à 432 av. J.-C. — Les
quatre éléments, l'eau, l'air, le
feu et la terre. — Jamais ils ne
se manifestent, mot à mot : « Ils
ne deviennent ». — Se combinent
dans l'unité, ou qu'ils sortent de
Cunité, Quelques commentateurs
ont cru que par l'Unité il fallait
entendre ici le Sphœrus, qui, tour
à tour, selon le système d'Empé-
docle, s'enveloppe en lui-même
ou se développe ; voir les Frag-
ments d'Empédocle, édition Fir-
min-Didot, p. 2 et 3, vers 59,
70 et 100.
§ 20. Anaxagore de Clazomène.
On ne sait pas pour Anaxagore
plus que pour Empédocle l'épo-
que précise de sa naissance, et
celle de sa mort; mais, puisque
Aristote le fait un peu plus vieux
qu'Empédocle, on peut croire qu'il
est né vers la fin du vi« siècle.
Clazomène était une des douze
villes de la ligue Ionienne ; elle
était située au nord <lu golfe de
Smyme. — En réalité. L'expres-
sion du texte ])ermettrait aussi
de traduire : « Mais dont les œu-
vres n'ont paru que plus tard».
C^est le sens qu'ont adopté quel-
ques commentateurs. — Les corps
à parties similaires. C'est la para-
32
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
le feu, ne naissent et ne périssent g*uère qu'en
tant qu'ils se combinent et se divisent ; mais,
sous tout autre rapport, ces corps ne sont exposés
ni à naître ni à périr, attendu qu'ils sont éter-
nels, dans le système d'Anaxagore.
** D'après toutes ces théories, on aurait donc
pu supposer qu'il n'y a qu'une seule cause,
celle qui, dans la nature, se présente à nous sous
forme de matière.
-*Mais à mesure qu'on avança dans cette voie,
la réalité elle-même traça la route aux philoso-
phes, et leur imposa la nécessité d'une recherche
plus profonde. En effet, si toute destruction et
toute production ne peuvent s'appliquer jamais
qu'à un sujet, que ce sujet soit d'ailleurs unique
ou multiple, comment ce phénomène de chan-
g^ement a-t-il eu lieu, et quelle en est la cause ?
Evidemment, ce n'est pas le sujet lui-même où
se passe le changement qui peut s'imposer les
changements qu'il subit ; je veux dire, par exem-
phrcise du mot grec. — Sous tout
autre rapport. Par un changement
très léger dans le texte, on pour-
rait traduire : « Mais absolument
parlant ». Aristote a encore com-
paré Anaxagore et Empédocle
dans le Traité du Ciel, liv. III,
ch. III, § 4, p. 246 de ma tra-
duction. Voir sur Anaiagore un
peu plus bas § 28^ et ch. vu, § 13.
§ 21. Qui.,, se présente à nous
sous forme de matière, ou : « La
cause matérielle ». Ma traduc-
tion est le mot à mot du texte.
§ 22. La réalité elle-même traça
la route. Il faut remarquer cette
vivacité d'expression, peu habi-
tuelle au style sévère d'Aristote. —
Mais la cause du changement, Ceiie
objection est en effet toute-puis-
sante; et, pour y échapper, les
philosophes, tels que les Ëléates
LIVRE I, CHAP. III, § 24.
33
pie, que ce n'est ni le bois, ni Tairain, qui
sont cause des chang^ements que chacun d'eux
éprouve. Ce n'est pas le bois apparemment qui
fait le lit; ce n'est pas l'airain qui fait la statue;
mais la cause du changement éprouvé est étran-
gère à l'objet qui l'éprouve. *^0r, chercher celte
cause, c'est chercher un principe tout autre ; et
ce principe-là, comme nous proposerions de
l'appeler, c'est le principe d'où part le mouve-
ment. Mais ceux qui tout-à-fait les premiers ont
mis la main à celte étude, et qui ont déclaré
que le sujet des phénomènes est absolument un,
n'ont pas vu en cela la moindre difficulté.
** Néanmoins, quelques-uns de ceux qui soute-
naient ce système de l'unité, vaincus en quel-
que sorte par la grandeur de cette recherche,
affirmèrent que l'unité est absolument immobile,
et que la nature tout entière est immobile aussi^
non pas seulement parce qu'elle ne subit pas les
alternatives de production et de destruction,
doctrine fort ancienne et unanimement adoptée,
mais en outre parce qu'elle est soustraite à toute
par exemple, ont nié la réalité
du mouvement^ que tout atteste
cependant autour de nous et en
nous; voir plus bas, § 24.
§ 23. C'est le principe cT où part
le mouvement. En d'autres termes,
la cause motrice, qu'Arislote fait
remonter jusqu^à Dieu même ,
T. I.
pour expliquer Tordre admirable
de Tunivers.
§ 24. La grandeur de cette t^e-
cherche. Voir plus haut, § 22, et
plus bas, § 27. — Unanimement
adoptée. C'est-à-dire que tout le
monde convient que la nature, ou
l'univers, est éternelle ; et qu'elle
3
34
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTK.
autre espèce de chang^ement. Cette nég'alion du
mouvement est une doctrine qui appartient en
propre à ces philosophes. *^ Ainsi, parmi tous
ceux qui soutiennent l'unité des choses et du
Tout, il n'en est pas un qui ait reconnu la cause
qui produit le mouvement, si ce n'est peut-être
Parménide ; et encore lui-même ne l'a-t-il dis-
cernée que dans cette mesure où l'on peut dire
de lui qu'il n'admet pas seulement l'unité de
cause, mais que bien plutôt il admet en quelque
sorte deux causes. ^^ Quant aux philosopheis qui
croient à plusieurs principes et qui admettent
par exemple le froid et le chaud, ou le feu et la
terre, ceux-là peuvent admettre plus aisément
n'a pu naître, de même qu'elle
ne peut périr. — Cette négation
du mouvement. Le texte n*est pas
tout-à-fait aussi précis.
§ 25. Si ce n'est peut-être Par-
ménide. On ne sait pas très exac-
tement Tépoque de Parménide.
Dans le Théétète, p. 154, traduc-
tion de M. V. Cousin, Socrate se
vante d'avoir connu, étant fort
jeune, Parménide, qui était très
vieux, et qui était venu à Athènes
en compagnie de Zenon d'Elée.
Dans le Parménide^ qui est la re-
production de l'entretien de So-
crate avec les deux Eléatos, p. 5
et 6, même traduction, Platon
donne à Parménide soixante-cinq
ansetàZénon quarante ans envi-
ron, quand Socrate est en rapport
avec eux. Si l'on donne vingt ans
à Socrate, l'entretien qu'il a eu
avec les deux Eléates remontrait
à l'an 450 à peu près, et Parmé-
nide serait né vers 515 av. J.-C.
Dans le Sophiste, p. 223 même
traduction, Platon rappelle en-
core cette entrevue de Socrate
et de Parménide. Quant aux doc-
trines de Parménide, voir ses
fragments, vers 113, p. 125, édi-
tion Firmin-Didot ; voir aussi
M. Ed. Zeller, Philosophie des
Gî'ecSf t. I, p. 468 et suiv. Voir
plus loin sur Parménide, ch. v,
§§ 15 et 17.
§ 26. Qua?it aux philosophes.
Dans le Sophiste, p. 241, traduc-
tion de M. v. Cousin, Platon
parle aussi d'un philosophe qui
LIVRE I, CHAP. III, § 28.
3o
le principe du mouvement; car, selon leurs idées,
le feu est animé d'une nature essentiellement
mobile, tandis qu'ils attribuent à Teau^ à la
terre et aux corps analog'ues, une action préci-
sément toute opposée.
"Mais, après tous ces philosophes, et après
tous ces principes qui étaient impuissants à ex-
pliquer la production et la nature des êtres, les
sages ont été contraints, comme je le disais, par
la vérité elle-même, à chercher le principe qui
était la conséquence inévitable de celui qu'ils
admettaient; car ce qui fait que certaines choses
sont bonnes et belles et que d'autres le devien-
nent, ce ne peut être vraisemblablement ni la
terre, ni aucun élément de cet ordre, qui en soit
la cause. D'ailleurs, il n'est pas non plus vrai-
semblable que ces philosophes aient conçu une
si g^rossière idée ; et, en effet, il serait par trop
déraisonnable de s'en remettre pour une chose
aussi importante que celle-là à l'action d'une
cause fortuite et à l'action du hasard. *^ Aussi,
admet deux principes, le froid et
le chaud ; mais il ne nomme pas
ce philosophe, pas plus qu'Aris-
totc ne le fait ici pour les autres.
On a présumé que ce pouvait être
Archélaûs, disciple d*Anaxagore;
mais ce n'est pas certain.
§ 27. A expliquer ht production.
Le texte n'est pas aussi dévelop-
pé. — Comme je le disais. Voir
plus haut, § 22. — C&'taines cho-
ses sont bonnes. Le bien étant le
but final des êtres et de l'univers
entier, c'est de la cause finale
qu'il s'agit ici. — Une chose aussi
importaiite. C'est-à-dire, ce que
Aristote appelle plus bas, § 28,
l'ordre admirable de l'univers.
36
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
quand un homme vint proclamer que c'est une
Inte]lig*ence qui, dans la nature aussi bien que
dans les êtres animés, est la cause de Tordre et de
la rég*ularité ((ui éclatent partout dans le monde,
ce personnag^e fît reflet d'avoir seul sa raison, et
d'être en quelque sorte à jeun après les ivresses
ex l ravageantes de ses devanciers. *^ Nous pouvons
croire avec certitude que c'est Ânaxag^ore qui a
soutenu des opinions aussi sag*es ; mais avant
lui, Hermotime de Glazomène avait déjà signalé
cette cause.
^^Ge sont donc les philosophes, partisans de
ce système, qui, en même temps, ont établi que
la cause qui fait que tout est bien dans le monde
est aussi la cause d'où part le mouvement, dont
est animé tout ce qui existe.
§ 28. Aussi quand un homme.
Il est difficile de faire un plus
magnifique éloge de quelqu*un ;
et la phrase d'Aristote prend une
gravité solennelle, pour annoncer
cette grande découverte d*Anaxa-
gore. — Et (fétre en quelque
sorte à Jeun. J'ai tenu à rendre
la force de Texpresion grecque.
Anaxagore parait auprès de ses
devanciers comme un homme à
j eun au milieu de gens ivres ;
l'expression est forte.
§ 29. Nous pouvons croire avec
certitude. Cette gloire attribuée
à Anaxagore par un si haut té-
moignage a été ratifiée par les siè-
cles. — Hermotime de Clazomène,
On ne connaît Hermotime que
par ce passage d'Aristote, dont
les historiens de la philosophie
n'ont peut-être pas tenu assez de
compte. Dans la pensée d*Aris-
tote, il paraît bien que Hermotime
n'est rien moins qu'un précur-
seur d* Anaxagore. Il est possi-
ble qu'il fasse encore allusion à
Hermotime, quand il parle d'un
philosophe qui a pensé comme
Anaxagore sur le rôle de l'Intel-
ligence dans le monde, Traité
de l'Ame^ liv. I, ch. ii, § 5, p. IH
de ma traduction.
§ 30. Qui fait que tout est bien.
Voir plus haut, § 27. — La cause
d'oii part le mouvement. C'est-à-
dire, la cause motrice, qui aboutit
au bien, cause finale.
LIVRE I, CHAP. IV, S i, 37
CHAPITRE IV
Hésiode et Parménide ; puissance de TAmour ; Empédocle
admet deux principes : TAmour et la Discorde; citation de
la Physique ; insufGsance de tous ces systèmes ; critique
d*Empédocle; ses défauts et ses mérites; Anaxagore; Leu-
cippe et Démocrite; leurs systèmes du plein et du vide; ils
expliquent tous les phénomènes à Taide de trois différences.
Résumé sur les deux causes, substance et mouvement.
* On pourrait soupçonner qu'Hésiode a été le
premier à exprimer une opinion de ce genre,
ou attribuer aussi cette doctrine à tel autre
philosophe qui, comme Parménide, a pris
l'Amour et le Désir pour le principe universel
des choses. Parménide, en effet, voulant expli-
quer l'origine de l'univers, a dit :
Il a formé TAmour avant les autres Dieux.
Et Hésiode s'exprime a peu près de même :
Tout d*abord le Chaos apparut sur les ondes ;
Puis après lui, la Terre, aux mamelles fécondes.
Et l'Amour, souverain de tous les autres Dieux.
§ 1. Comme Parménide. Voir dans Aristote celui que nous
les Fragments de Parménide, avons dans la Théogonie, Il est
vers 131, édition Firmin-Didot. possible que ce soit de la part
— Hésiode, Voir la Théogonie^ d*Aristote une erreur de mémoire.
vers 116-120, p. 3, édition Firmin- D'ailleurs, le sens est peu diffé-
Didot. On a remarqué que le der- rent. Voir aussi la citation plus
nier vers n'est pas précisément loin, ch. vu, § 8.
38
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
^Cela revenait à supposer qu'il doit y avoir
dans tout ce qui est une cause intime, qui met
les choses en mouvement et qui les conserve.
Quanta savoir à qui, parmi ces philosophes, doit
appartenir réellement le premier rang*, qu'on
nous permette de renvoyer notre jug'ement un
peu plus loin. ^Cependant, comme il était facile
de remarquer que, dans la nature, il y a bien des
choses contraires à celles qui nous semblent
bonnes, et qu'on y trouve non pas seulement
Tordre et la beauté, mais aussi le désordre et la
laideur, le mal étant plus répandu que le bien^
et les vilaines choses étant plus nombreuses que
les belles, il y eut un philosophe qui, pour ex-
pliquer ces contrastes, îmag^ina le système de
l'Amour et de la Discorde, qui devaient être Tun
et Tautre les causes de ces phénomènes contrai-
res. * En nous attachant au fond de cette pensée,
et en la suivant dans ses vraies conséquences,
§ 2. Un peu plus loin. Aristote
n*a jamais tenu cette promesse,
qu'il se fait ici à lui-même et qu'il
fait à ses lecteurs. Mais, à la ma-
nière dont il parle d'Anaxagore,
il est bien probable que c'est à
lui qu'il donnait la préférence.
% 3. Le mal étant plus répandu
que le bien. Ici je me permets de
trouver l'opinion d' Aristote abso-
lument fausse. J'ajoute que cette
opinion pessimiste contredit tout
son système sur Tordre admira-
ble de la nature, qu'elle contre-
dit les éloges qu'il vient de don-
ner à Anaxagore, et enfin qu'elle
contredit le témoignage des faits.
— Il y eut un philosophe. Ce phi-
losophe est Empédocle, comme
le montre la suite. — De ces phé-
nomènes contraires. D'une ma-
nière générale : « Causes du bien
et du mal. »
§ 4, Que bégaie Empédocle. Le
LIVRE I, CHAP. IV, § 6.
30
sans nous arrêter aux arg^uments que bég*aie
Empédocle, nous reconnaîtrons que, selon lui,
TAmour est la cause de tous les biens de ce
monde, tandis que la Discorde est la cause de
tous les maux. Par conséquent, si Ton soutient
qu'en un sens Empédocle a pu dire, et qu'il a
dit le premier, que le mal et le bien sont les
principes de tout, on ne laisse pas d'être dans le
vrai, puisqu'en effet, c'est le bien en soi qui est
essentiellement la cause de tous les biens
particuliers, de même que c'est le mal en
soi qui est la cause de tous les maux. ^Tels
sont donc, d'après ce que nous venons d'expo-
ser, les philosophes qui ont touché à cette
théorie des deux causes, et voilà jusqu'à quel
point ils ont poussé leurs recherches'; les deux
causes étant et le principe de la matière et le
principe du mouvement, ainsi que nous l'avons
montré dans notre Physique.
^ Mais leurs systèmes sont restés incomplets
jugement peut sembler un peu
sévère ; et Aristote, en citant très
souvent Empédocle, semble, dans
bien des passages, avoir plus d'es-
time qu'il n'en a ici. — Et qu'il
a dit le premier. C'est un grand
éloge, malgré la critique qui pré-
cède. — Le bien en soi. Ceci pa-
rait rentrer dans la doctrine pla-
tonicienne des Idées, tant atta-
quée par Aristote.
§ 5. Dans notre Physique. Voir
la Physique y liv. II, ch. ii et vu,
p. 19 et 47 de ma traduction.
Dans la Physique, Aristote ne se
borne pas à ces deux causes; il
fait la théorie des quatre causes
telle qu'il la comprend, après
toutes ses recherches personnel-
les, et toutes les recherches de
la philosophie antérieure.
§ 6. A des hommes qui mm^che-
40
MÉTAPHYSIQUE D'AKISTOTE.
et obscurs ; et ces philosophes ressemblent
assez à des hommes qui marcheraient au
combat sans avoir fait d'exercices préalables;
sans doute des soldats inexpérimentés peuvent,
emportés par leur courag*e, frapper souvent de
très-beaux coups ; mais ils se battent sans la
moindre science de la guerre. De même, ces
philosophes semblent parler sans trop se rendre
compte de ce qu'ils disent ; car on ne voit pas
qu'ils aient su tirer aucun parti de leurs princi-
pes; ou du moins, l'usage qu'ils en font est très-
insufQsant. ^ Ainsi Anaxagore^ voulant expliquer
la création des choses, se sert de l'Intelligence
comme d'une véritable machine; et s'il est em-
barrassé pour assigner la cause d'un phénomène
nécessaire', il fait sorti^ l'Intelligence juste à
point ; mais en général il s'adresse à toute autre
cause plutôt qu'à elle pour expliquer les phéno-
mènes de la nature.
raient au combat. Il faut remar-
quer cette comparaison, forme
de style peu habituelle à Aristote.
— De très-beaux coups. C'est la
traduction moi à mot du texte.
§ 7. Ainsi Anaxagore. Cette cri-
tique est une atténuation aux
éloges qu' Anaxagore a reçus un
peu plus haut. — Comme d'une
véritable machine, C*est le « Deus
è machin& » des Latins, qui ont
peut-être emprunté cette formule
à Aristote. C'est un reproche
qu'on a fait à plus d'un philoso-
phe. Platon, avant Aristote, s'était
servi de cette comparaison ; voir
le Cratyle, pages 116 et 117, tra-
duction de M. Victor Cousin ;
▼oir aussi la même objection de
Socrate contre Anaxagore, Phé-
don, pages 276 et suivantes, tra-
duction de M. V. Cousin. Aris-
tote ne fait guère ici que résumer
et copier son maître.
LIVRE I, CHAP. IV, § 9.
W
* Empédocle a recours à ses principes plus
fréquemment qu'Anaxagore n'a recours aux
siens ; mais, lui aussi, il est d'une g*rande insuf-
fisance. Un autre défaut, c'est qu'il n'est pas
toujours d'accord avec lui-même; car, dans ses
explications, c'est bien souvent l'Amour qui
désunit, et la Discorde qui rapproche. Ainsi,
quand, selon lui, le Tout se divise dans les élé-
ments qui le forment sous l'impulsion de la
Discorde, le feu, dans les idées d'Empédocle, n'en
est pas moins toujours réuni en une seule masse,
comme chacun des autres éléments. Et d'autre
part, quand tous les éléments constituent une
immense unité sous l'impulsion de l'Amour, les
parties n'en doivent pas moins nécessairement
se séparer de nouveau dans chacun des élé-
ments. ^ Ce qui est à l'honneur d'Empédocle,
c'est que, parmi tous ses devanciers, il est le
premier qui ait introduit la cause motrice dans
les recherches philosophiques, bien qu'en la
divisant en deux, puisqu*il n'assig*ne pas une
§ 8. £m/)^{/oc/tf. Voir plus haut
ce qui a été dit déjà sur Empé-
docle, §§ 3 et 4. — Toujours
d*accord avec lui-même. Ce qui
suit justifie cette interprétation. —
Le tout. Ce qu*Empédocle appelle
le Sphœrus. Voir la môme criti-
que répétée plus loin, livre III,
ch. IV, § 18.
§ 9. Bien qu'en la divisant, cftitre
l'Amour et la Discorde. — Deux
causes contraires tune à r autre.
Voir dans les vers d'Empédocle
le rôle qu'il prête à TAmour et à
la Discorde. — A quatre le nom-
bre des éléments. C'est une des
théories principales de la philo-
sophie grecque; et elle est de^
42
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
cause unique au mouvement, et qu'il le fait
venir de deux causes contraires Tune à Tautre.
Il faut lui rendre encore cette autre justice que
c'est lui qui le premier fixa à quatre le nombre
des éléments, considérés au point de vue de la
matière; mais il faut aussi reconnaître qu'il
n'emploie pas toujours ces quatre éléments, et
qu'il les réduit d'ordinaire à deux, en considé-
rant le feu isolément, et en lui opposant les trois
autres, la terre, l'air et l'eau, qu'il réunit en
une seule nature. C'est ce dont on peut s'Msurer
en consultant ses vers. *^ Voilà donc, encore une
fois, comment Empédocle a envisagé les princi-
pes et à quel nombre il les a portés.
" Leucippe et son ami Démocrite ont admis
pour éléments le plein et le vide, qui, suivant eux,
sont en quelque sorte l'Être et le Non-Être ; le
meurée attachée au nom d*Em-
pédocle. — Il les réduit.,, à deux.
Voir la m'éme critique, Traité de
la Production et de la Destruc-
tion, liv. II, ch. III, § 6, p. 129 de
ma traduction. — E?i consultant
ses vers. Voir les Fragments
d'Empédocle, édition Firmin-Di-
dot, vers 79, 263 et 273. On ne
trouve pas d'ailleurs dans les
vers d*Empédocle, tels que nous
les avons aujourd'hui, Tidée pré-
cise qu'indique Aristote; mais
les poèmes d'Empédocle ont
presque entièrement péri.
§ 11. Leucippe. On ne sait guère
de Leucippe que ce qu'en dit ici
Aristote ; dans le traité sur Mé-
lissus, Xénophane et Gorgias,
ch. VI, § 10, p. 264 de ma tra-
duction, Aristote cite les Discours
de Leucippe ; mais l'expression
dont il se sert dans ce passage
peut faire douter de l'authenticité
de ces discours. Leucippe est sur-
tout connu pour avoir été le
maître de Démocrite. — Et son
ami Démocrite. Le mot du texte
que j'ai rendu par « ami » peut .
signifier aussi Compagnon, Con-
LIVRE I, CHAP. IV, § 13. 43
plein et le dense représentent TÊtre ; le vide et
le rare représentent le Non-Être. De là vient
qu'ils soutiennent que TÊtre n'existe pas plus
que le Non-Être, attendu qu'à leur sens le vide
n'existe pas plus que le plein ou corps solide.
** D'ailleurs, ce sont là, dans leur système, les
causes purement matérielles des êtres; et de
même que les philosophes qui ne reconnaissent
qu'une seule substance constitutive des choses,
ne regardent les autres phénomènes que comme
des modifications de cette substance unique, de
même, en prenant le rare et le dense pour les
principes de ces modifications, Leucippe et
Démocrite admettent que ce sont certaines diffé-
rences qui sont les seules causes de tout le reste
des phénomènes. *^ Toutefois, ils réduisent ces
différences à trois : la forme, l'ordre et la posi-
temporain et Disciple. Leucippe
et Démocrite sont les fondateurs
du système des Atomes. M. Ed.
Zeller, Philosophie des Grecs, t. I,
p. 684 et suiv., place la nais-
sance de Démocrite à Abdère,
vers l'an 460 avant J.-C. — Le
vide n'existe pas plus que le plein.
Logiquement et par la nécessité
du parallélisme de la phrase en-
tière, il faudrait dire, comme le re-
marque M. Schwegler : a Le corps
n'existe pas plus que le vide. »
Il n'est pas possible de faire ce
changement, bien qu'il semble
pouvoir s'appuyer sur le com-
mentaire d'Alexandre et sur celui
d'Asclépius.
§ 12. Qui ne reconnaissent
qu'une seule substance. Ce sont
les philosophes Ioniens; voir la
Physique, liv. I, ch. v, § 2, p. 453
de ma traduction. Les philoso-
phes que critique Aristote ne
sont pas plus nommés dans ce
passage qu'ils ne le sont ici;
mais c'est des Ioniens certai-
nement qu'il s'agit.
§ 13. Con figuration f contact, et
tournure. Les mots grecs ne sont
pas plus précis que ceux dont je
me sers dans la traduction; et
4t MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
tion. A les entendre, TÊtre ne peut avoir de dif-
férences qu'à ces trois ég*ards : config'uration,
contact et tournure; et de ces trois ternies, la
conf]g*u ration répond à la forme ; le contact ré-
pond à Tordre ; et la tournure, à la position.
Par exemple, la lettre A diffère de la lettre N par
la forme; AN diffère de NA par l'ordre; et Z
diffère de N par la position. ** Quant au mouve-
ment qui anime les êtres, quant à son orig'ine et
à ses espèces, ce sont là des questions que Leu-
cippe et Démocrite n'ont pas abordées, montrant
en ceci la même néglig'ence que tous les autres
philosophes.
" En résumé, voilà les recherches qui ont
été faites jusqu'ici sur deux des causes que nous
avons indiquées, et tel est le point exact où ces
recherches se sont arrêtées.
Aristote cherche lui-même à les
éclaircir, parce que, en effet, ils
sont aussi obscurs dans sa lan-
gue que les mots correspon-
dants peuvent Tétre dans la
nôtre. — Z diffère de N, En pre-
nant ces deux lettres majuscules
dans Talphabet grec comme dans
notre alphabet, il n'y a qu'une
différence de position entre elles :
Tune est debout, et Tautre est
couchée.
§ 14. Quant au mouvement,
Aristote a raison d'insister
comme il le fait sur cette lacune
de la philosophie atomistique.
§ 15. Deux des causes, L9iCîiyxse
matérielle et la cause motrice.
LIVRE I, CHAP. V, § 1.
45
CHAPITRE V
Philosophie des Pythagoriciens ; passionnés pour les mathéma-
tiques, ils font des nombres les principes des choses ; leurs
travaux sur Tliarmonie musicale ; ils appliquent le nombre à
Texplication des phénomènes célestes ; leurs hypothèses hasar-
dées : TAntichthôn ; ils font du nombre la cause matérielle des
êtres ; théories de quelques autres Pythagoriciens ; la double
série des dix principes opposés ; Alcméon de Crotone, plus
jeune que Pythagore ; infériorité de son système ; philosophie
de Tunité, Parménide et Mélissus ; Xénophane met l'unité en
Dieu ; citation de la Physique ; Parménide forcé de rompre son
unité et de reconnaître deux causes ; résumé de toutes les
philosophies antérieures ; mérites et défauts des Pythagori-
ciens.
*A la même époque que ces divers philoso-
phes et même auparavant, ceux qu'on appelle
les Pythag'oriciens s'appliquèrent tout d'abord
aux mathématiques et leur firent faire de g^rands
prog*rès ; mais, nourris dans cette étude exclu-
§ 1. Ctux qu'on appelle les
Pythagoriciens, Aristote se sert
de la même expression dans la
Météorologie, liv. I, ch. vi, § 2,
et ch. VIII, § 2, p. 29 et 44 de
ma traduction, et aussi dans le
Traité du Ciel, liv. II, ch. xin, § 1,
p. 187 de ma traduction. Jamais
il n'a parlé de Pythagore lui-
même. C'est sans doute que déjà
de son temps on n'en savait
rien de précis. La partie de Tlta-
lie où Pythagore avait vécu en-
tretenait encore moins de rap-
ports avec la Grèce que la
Tyrrhénie, où s'était développée
l'école d'Elée. — Nourris dans
cette étude exclusive. Le danger
46
MÉTAPHYSIQUE D'AKISTOTE.
sive, ils s'imag'inèrent que les principes des ma-
thématiques sont aussi les principes de tous les
êtres. Gomme les nombres sont naturellement
les premiers entre les principes de cet ordre, ils
crurent y découvrir une foule de ressemblances
avec les êtres et avec 'les phénomènes, bien
plutôt qu'on ne peut en trouver dans le feu, la
terre et Teau. *Par exemple, suivant les Pytha-
g*oricienSy telle modification des nombres est la
justice; telle autre est l'âme et la raison ; telle
autre représente l'occasion favorable pour ag'ir;
et de même pour chaque objet en particulier.
^ En second lieu, ces philosophes remarquèrent
que tous les modes de l'harmonie musicale et les
rapports qui la composent, se résolvent dans des
que signalait Aristote, il y a vingt-
deux siècles, subsiste toujours
au même de^é; et la culture
trop exclusive des mathématiques
peut de nos jours, comme jadis,
fausser bien des esprits. — Les
principes de tous les êtres. Voir
plus loin, ch. vi, § 6 et aussi
§ 10, où le jugement d*Aristote
sur les Pythagoriciens est assez
différent. — Dans le feu, la terre
et Peau, Principes élémentaires
admis par l'école d'ionie. Thaïes
et ses disciples.
§ 2. Telle modification des nom-
bres. La justice était représentée
tantôt par le nombre trois, tan-
tôt par le nombre quatre, tantôt
par le nombre cinq, et même par
le nombre neuf dans les théories
pythagoriciennes.
§ 3. Tous les modes de r har-
monie musicale. L'application
des mathématiques à la musique
est une des gloires de Técole de
Pythagore. Ces études furent
poussées aussi très loin dans
l'école (KAristote lui-même, par
Aristoxène et ses successeurs. —
§ 4. Puis, pre?iant les axiomes.
L'erreur des mathématiques est
de vouloir appliquer, hors de leur
domaine, des axiomes qui leur
sont propres, et ne s'adaptent pas
aux choses qui leur sont étran-
gères.
LIVRE I, CHAP. V, ii o.
47
nombres proportionnels. * Ai nsi , trouvant que
le reste des choses modèlent essentiellement
leur nature sur tous les nombres, et que les
nombres sont les premiers principes de la nature
entière, les Pythagoriciens en conclurent que
les éléments des nombres soiU aussi les éléments
de tout ce qui existe, et ils firent du moode,
considéré dans son ensemble, une harmonie et
un nombre. Puis, prenant les axiomes qu'ils
avaient évidemment démontrés pour les nombres
et pour les harmonies, ils les accommodèrent
à tous les phénomènes et à toutes les parties du
ciel, aussi bien quà lordonnance totale de
Tunivers, qu'ils essayaient de renfermer dans
leur système. ^Bien plus, quand ce système pré-
sentait de trop fortes lacunes, ils les comblaient
arbitrairement, afin que l'échafaudage fût aussi
harmonieux et aussi concordant que possible.
J'en cite un exemple. A en croire les Pythago-
riciens, le nombre dix est le nombre parfait, et
la Décade contient toute la série naturelle des
nombres. Ils partent de là pour prétendre qu'il
§ 5. Ils les comblaient arbitrai-
rement. Le texte n'est pas tout-
à-fait aussi précis. — J'en cite un
exemple. Dans ce passage, Aris-
tote parle à la première personne ;
ce qui est assez rare dans son
style. — Toute la série naturelle
(les nombres. C'était chez les Py-
thagoriciens un pressentiment
bien remarquable de la numéra-
tion décimale. Mais, au début,
ces idées, qui nous semblent au-
jourd'hui si simples, étaient obs-
curt s même pour le génie. — L'An-
Hchthôn. Voir le Traité du Ciel,
liv. 11^ ch. XIII, § 1, oti Aristote
48
MÉTAPHYSIQUE DAKISTOTE.
doit y avoir dix corps qui se meuvent dans les
cieux ; mais, comme il n'y en a que neuf de
visibles, ils en supposent un dixième, qui est
l'opposé de la terre, rAntichthôn. 'Du reste,
nous avons développé ces questions avec plus
d'étendue dans d'autres ouvragées ; et le seul
motif qui nous y fasse revenir ici, c'est le désir
de savoir aussi de ces philosophes quels sont
définitivement les principes qu'ils admettent, et
dans quelle mesure ces principes se rapportent
aux causes que nous avons énumérées nous-
mêmes. ^ Il paraît donc que les Pythag^oriciens,
tout aussi bien que les autres, en adoptant le
nombre pour principe, l'ont reg'ardé comme la
matière des choses, et la cause de leurs modifi-
cations et de leurs qualités. Or, les éléments du
nombre sont le pair et l'impair ; et tel nombre
fait les mêmes reproches aux
Pythagoriciens, arrangeant les
phénomènes selon les besoins de
leur système, et inventant un
dixième corps dont rien dans la
nature n'atteste l'existence.
§ 6. Dans d'autres ouvrages,
Aristote, dans les ouvrages qui
nous restent de lui, a souvent
parlé des Pythagoriciens, mais
toujours incidemment ; il semble
désigner ici une discussion toute
spéciale. C'est sans doute l'ou-
vrage dont parle Alexandre d'A-
phrodise et qu'il cite après le
Traité du Ciel, Aristote y exami-
nait les Doctrines des Pythago-
riciens. Cet ouvrage avait au
moins deux livres. Voir le com-
mentaire d'Alexandre d'Aphro-
dise, édition Bonitz^ p. 31 et 56.
— Aux causes que nous avons
énumérées. Cette théorie est pro-
pre au Péripatétisme, et le phi-
losophe y est revenu à vingt re-
prises.
§ 7. Aussi bien que les autres.
Sans doute les philosophes Io-
niens. — Comme la matière des
choses. Ce jugement sur la doc-
LIVRE I, CHAP. V, § 8.
49
est fini, tandis que tel autre est infini. L'unité
est les deux tout ensemble; car elle est compo-
sée de ces deux éléments, du pair et de Timpair,
de même que c'est elle qui donne naissance à
la série entière des nombres ; et les nombres,
je le répète, forment le monde entier selon les
Pythag^oriciens.
® Parmi ces mêmes philosophes, il en est
encore d'autres qui reconnaissent dix prin-
cipes, ainsi rangés et combinés en séries pa-
rallèles :
Fini,
infini ;
Repos,
mouvement;
Pair,
impair;
Droit,
courbe;
Unité,
pluralité;
Lumière,
ténèbres ;
Droite,
g'auche ;
Bon,
mauvais;
Mâle,
femelle;
Carré,
quadrilatère
irrég'ulier.
tiine pythagoricienne n'est peut-
être pas très-juste. — Vun est
fini. C*est Timpair qui est dési-
gné par TUn; c'est le pair qui
est désigné par TAutre. Mais on
ne voit pas bien pourquoi Tim-
pair serait fini plutôt qu'infini;
et on ne le voit pas plus claire-
ment pour le pair. — Le monde
entier. Le texte dit précisément :
« Le ciel ».
§ 8. U autres parmi ces mêmes
philosophes. Il est impossible de
savoir quels sont ces « autres Py-
T. I.
thagoriciens » auxquels Aristote
fait allusion, du moment qu'il ne
les nomme pas lui-même. — Dix
principes. Plus haut, § 5, on a vu
quelle importance les Pythago-
riciens attachaient à ce nombre
sacramentel. Il est à croire d'ail-
leurs que cette classification est
très postérieure àPythagore; elle
semble peu complète et peu pra-
tique. — Quadrilatère irrégulier.
Le mot du texte signifie un qua-
drilatère dont un des côtés est
plus long que l'autre.
4
50
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
' C*est là, ce semble, une classification qu*ad-
met ég'alement Âicméon de Grotone, soit qu'il
l'ait prise aux Py thag*oriciens , soit que les
Pythag'oriciens la lui aient empruntée. Aic-
méon était jeune lorsque Pythag^re était déjà
vieux ; mais, quoi qu'il en soit, ses idées se rap-
prochaient beaucoup des leurs. Pour lui aussi,
la plupart des choses humaines sont doubles;
mais il ne détermine pas les oppositions avec
l'exactitude qu'y mettent les Pythagoriciens; il
les prend au hasard : le blanc et le noir, le doux
et Tamer, le bon et le mauvais, le petit et le
g'rand. 11 jette en quelque sorte toutes ces oppo-
sitions confusément les unes avec les autres,
§ 9. Aicméon de Crotone. Aris-
tote a cité plusieurs fois Aicméon
de Crotone avec assez d*estime.
Dans le Traité de la Génération
des animaux, liv. III, ch. u,
p. 376f édition Firmin-Didot, il
discute son opinion sur Tusage
du blanc et du jaune dans Tœuf
des oiseaux, pour la nourriture
des poussins. Dans le Traité de
l'Ame, liv. I, ch. ii, § 17, p. 117
de ma traduction, Aristote cite
Topinion d'Alcméon sur l'im-
mortalité de l'âme. — Crotone,
ville de la Grande Grèce sur la
côte orientale du Bruttium, fon-
dée longtemps avant Tépoque de
Pythagore, et sa résidence la
plus ordinaire. — Aicméon était
jeune. Toute cette phrase a paru
à plusieurs éditeurs et commen-
tateurs n*étre qu*une interpola-
tion. .Il y a des manuscrits qui
ne la donnent pas. Il semble en
effet qu elle interrompt la suite
de la pensée. — Des cho'tes hu-
maines. C'est la traduction exacte
du texte; mais Vidée n'est pas
très claire ni très juste. Les
exemples cités plus bas le dé-
montrent; le blanc et le noir, le
doux et Tamer, ne sont pas des
choses spécialement humaines, i
Peut-être faudraitril traduire :
« La plupart des choses dont
rhomme peut juger ». — Le petit
et le grand. Quelques manuscrits
donnent : « le grand et le petit. »
Le parallélisme de la phrase est
alors plus complet. M. Bonitz re-
LIVRE I, CHAP. V, § 12.
51
tandis que les Pythag^oriciens en ont précisé le
nombre et la nature. *° Ce qu'on peut affirmer
pour les deux systèmes à la fois, c'est que l'un
et l'autre font des contraires les principes des
choses; mais c'est à d'autres écoles que celles-là
qu'on peut apprendre combien il y a de prin-
cipes et ce qu'ils sont. " Cependant nous avons
beau consulter ces théories, nous n'aperce-
vons pas clairement comment on peut rapporter
les principes admis par ces philosophes aux
causes énumérées par nous. Tout ce qu'on
voit, c'est qu'ils ont rangée les éléments dans le
seul g*enre de la matière; car, à les entendre,
la substance des choses se compose et se forme
de ces éléments qui sont primitivement en
elle.
** Ainsi donc, en ce qui reg^arde les philoso-
phes anciens qui ont admis la pluralité des
éléments naturels, on peut saisir assez bien leur
commande cette variante, qui n'a
pas d'ailleurs grande importance.
§ 10. Les deux systèmes à la
fois. Celui d'Alcméon et celui
des Pythagoriciens. — A d'autres
écoles que celles-là. Celles des
Pythagoriciens qui ont compté les
dix séries de contraires avec pré-
cision et celle d'Alcméon; voir
plus haut § 8.
§ il. Aux causes énumérées par
nous. Voir la même pensée plus
haut, § 6. Peut-être Aristote
met-il trop d'insistance à vouloir
plier les théories des autres phi-
losophes à ses théories person-
nelles. — Dans le seul genre de
la matière. Cette critique est
moins juste pour l'école pytha-
goricienne qu'elle ne l'est pour
l'école d'Ionie.
§ 12. Quelques autres sages.
Les Éléates, disciples de Xéno-
phane.
52
MÉTAPHYSIQUE DAHISTOTE.
pensée à cet égard, d'après ce que nous venons
d'en dire. Mais il y a quelques autres sag^es qui ont
considéré Tunivers comme une unité naturelle;
et la manière de traiter ce sujet n'a pas été la
même pour tous, ni sous le rapport du mérite,
ni sous le rapport des phénomènes observés.
*^ Pour Tétude des causes telle que nous l'entre-
prenons ici, ce ne serait pas du tout le moment
convenable de parler de leurs systèmes ; car ces
philosophes n'ont pas imité quelques-uns des
Physiciens, qui, tout en supposant Tunité de
l'Élre, n'en ont pas moins fait sortir les choses
du sein de cette unité prise comme matière.
** Loin de là, ces philosophes ont adopté une tout
autre explication, et tandis que ceux-là, en ajou-
tant le mouvement à leur principe, en font naître
l'univers entier, ceux-ci au contraire affirment
que tout est immobile. ** Voici d'ailleurs un
point de leur doctrine qui touche assez directe-
ment à notre étude actuelle. Parménide, autant
qu'on en peut juger, s'est surtout occupé de
§ 13. Pour C étude des causes.
Ce Bont toujours les quatre cau-
ses que reconnaît Âristote, et par
lesquelles il essaie d'expliquer le
système du monde. — Quelques-
uns des Physiciens. Par Physi-
ciens ^ Âristote veut désigner les
philosophes Ioniens.
§ 14. Ces philosophes. Les
Eléates. — Que tout est immo-
bile. C'est la doctrine principale
de récole d'Élée.
§ 15. Pat^ménide. Voir plus
haut, ch. rv, § 1 . — Mélissus, de
Samos; il vivait du temps de Pé-
riclès, et il parait certain qu'il
commandait la flotte des Sa-
miens contre celle d'Athènes, en
442. Aristote a consacré un traité
spécial à ses doctrines. Voir ma
LIVRE I, CHAP. V, § 16.
53
l'unité au point de vue rationnel ; Mélissus s'est
attaché davantage à l'unité matérielle; et voilà
comment l'un prétend que l'unité est limitée, et
l'autre, qu'elle est infinie. Xénophane, qui avait
le premier parlé d'unité, etdontParménide fut,
dit-on, le disciple, n'a rien énoncé de bien clair
sur ces questions, et il n'a touché ni l'une ni
l'autre de ces deux faces de l'unité; mais, consi-
dérant le monde dans sa totalité, il a déclaré
que l'unité c'est Dieu.
*• Encore une fois, ces divers philosophes doi-
vent être laissés de côté par nous dans nos re-
cherches présentes, et spécialement les deux
traduction, pp. 208 et 217.—
Vun prétend. Je ferais rapporter
ceci à Parménide plutôt qu*à
Mélissus ; et l'idée d'infini va
bien plutôt avec l'unité ration-
nelle qu'avec Tunité matérielle.
La plupart des traducteurs et
commentateurs ont rapporté le
début de cette phrase à Mélissus
et non à Parménide, parce qu'Aris-
tote attribue formellement la théo-
rie de rinfinitude ou de Tunité
àMélissus, PhysiquCfViY, I,ch.iir,
§ 4, p. 439 de ma traduction.
— Xénophane. De Colophon;
fondateur de Técole d'Ëlée,
à peu près contemporain de Py-
thagore vers 550. Voir M. Ed.
Zeller, Philosophie des Grecs,
t. I, p. 451. — Dit-on. Ce doute
doit ôtre remarqué. Il n'y a
ici rien d'impossible d'ailleurs
chronologiquement à ce que Par-
ménide ^it été l'élève de Xéno-
phane ; et l'antiquité tout entière
l'a cru. Voir ma Dissertation sur
Xénophane, pp. 202 et suiv., à la
suite du Traité de la Production
et de la Destruction des choses. —
Que Punité c'est Dieu. Voir ma
Dissertation précitée, p. 205.
Cette opinion à elle seule donne
la plus grande valeur à la doc-
trine de Xénophane. Voir l'article
de M. Cousin sur Xénophane.
§ 16. Ne sont pas assez délica-
tes. Le texte est plus dur, et il
dit en propres termes que « Xé-
nophane et Mélissus sont un peu
trop rustiques », c'est-à-dire
grossiers. Âristote se sert en-
core de la même expression con-
tre Mélissus, Physique, liv. I,
ch. II, § 5^ p. 436 de ma tra-
54 MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
derniers, Xénophane et Mélissus, dont les concep-
tions ne sont pas assez délicates.
*' Parménide, qui a reg^ardé les choses de plus
près, en a aussi parlé d'une façon plus satisfai-
sante. Comme il pense qu'en dehors de TÊtre,
le Non-Être n'est absolument rien, il en conclut
nécessairement que l'Être est l'unité, et il ne
voit rien en dehors de l'Être. Nous avons, du
reste, approfondi ce sujet dans notre ouvragée
Sur la Nature. Mais Parménide, forcé de s'en
tenir aux phénomènes, reconnut que, si l'unité
existe seule aux yeux de la raison, la multiplicité
n'en existe pas moins pour nos sens; et il fut
amené par là à supposer deux causes et à réta-
blir les deux principes, le chaud et le froid, ou,
en d'autres termes, le feu et la terre. De ces deux
principes, Parménide prend l'un pour l'Être, le
chaud, et il prend l'autre, le froid, pour le Non-
Être.
*^ Ainsi, d'après ce que nous venons de dire,
et en regardant à ce que nous ont transmis les
philosophes qui se sont appliqués à cette étude,
voici ce que nous avons hérité d'eux : des pre-
miers et des plus anciens, nous avons reçu le
duction. Cette critique paraît traduction. — Deux caitses.,, le
bien sévère. chnud et le froid. Voir plus haut,
§ 17. Dans notre ouvrage Sur la ch. m, § 26.
Nature. C'est lo. Physique, liv. I, § 18. Le principe corporel. C'est
ch. III, pp. 438 et suiv. de ma l'expression même du texte; il
LIVRE I, CHAP. V, § 20.
00
principe corporel, puisque Teau, le feu et les
choses de cet ordre sont des corps; et, parmi
ces sag^es, les uns n'ont admis qu'un seul et
unique principe, les autres en ont admis plu-
sieurs. Mais, des deux parts, on s'en est toujours
tenu à des principes purement matériels. *®Quel-.
ques autres philosophes, tout en reconnaissant
ég^alement une cause matérielle, y ont ajouté la
cause qui produit le mouvement. Seulement,
pour quelques-uns d'entre eux, cette même
•
cause motrice est restée unique, tandis que pour
quelques autres elle est devenue double. *° Jus-
qu'aux philosophes d'Italie, et en faisant excep-
tions pour eux, les autres n'ont que très médio-
crement traité ces questions. Toutefois, ils ont
admis deux causes, comme nous l'avons déjà dit;
et, de ces deux causes, il y en a une que quelques-
uns d'entre eux reg^ardent comme Unique, et
que les autres divisent encore en deux, je veux
dire, la cause à laquelle se rapporte l'orig^ine du
mouvement.
8*agit évidemment de la cause
matérielle. — Les uns n'ont ad-
mis qu'un seul et unique principe.
Comme Thaïes dans Técole d'Io-
nie. — Les autres en ont admis
plusieurs. Comme Parménide ;
▼oir le § précédent.
§ 19. La cause qui produit le
mouvement. Voir plus haut,
ch. III, § 26. — Elle est devenue
double. Voir plus haut, ch. iv,
§ 9, ce qui est dit du système
d*£mpédocle.
§ 20. Aux philosophes cT Italie.
Ou les Pythagoriciens, et les
Éléates. — Que les autres divisent
eîicore en deux. Répétition qui
semble peu utile.
56
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
** Quant aux Pythag^orîcîens, ils sont d'ac-
cord avec ces philosophes pour admettre aussi
deux principes. La seule addition qu'ils aient
faite et qui les disting'ue comme leur apparte-
nant en propre, c'est qu'ils n'ont pas vu dans
le fini, l'infini, et l'unité, des natures différentes
des choses, comme le sont le feu, la terre ou tel
autre élément de ce genre, mais qu'ils ont pris
l'infini en soi ou l'unité en soi pour l'essence
même des choses auxquelles on attribue l'infi-
nitude ou Tunité. C'est même là ce qui les con-
duisit à faire du nombre la substance de tout.
** Outre les doctrines qu'ils émirent sur cette
question, ce sont eux qui eurent le mérite de
commencer à étudier l'essence des choses et à
la définir, bien que leurs travaux à cet ég^ard
soient restés très peu satisfaisants. Superficiels
dans leurs définitions, ils s'imag^inèrent de
prendre le premier des termes auquel s'appli-
§ 21. Le fini, Hn fini, et l'unité.
Il semble diaprés ceci que les
Pythagoriciens aient confondu
ces trois termes, comme formant
à eux trois et par leur réunion
Tessence des choses.
§ 22. L'essence des choses. Voir
plus loin, ch. vi, § 10, un pas-
sage qui confirme le sens que
je donne à celui-ci, d'accord
avec M. Schwegler. Les Pytha-
goriciens n'ont pas regardé l'in-
fini et l'unité comme des attri-
buts; ils les ont considérés
comme l'essence même des cho-
ses, auxquelles le langage les
donne à tort pour attributs habi-
tuels. — Et à la définir. Plus
loin, ch. VT, § 3, c'est bien plutôt
à Socrate qu'Aristote attribue le
mérite de s'être occupé le pre-
mier des définitions, auxquelles
il donna l'examen le plus atten-
tif. — Pour Vessence même de la
chose définie. Voir plus loin
liv. III, ch. IV, § 29, où Aristote
LIVRE I, CHAP. V, § 23.
quait la définition donnée pour Tessence même
de la chose définie, se trompant sur ce point à
peu près aussi lourdement que si Ton allait
confondre et identifier le double et le nombre
deux, sous prétexte que le premier nombre au-
quel s applique le mot de double, c'est le nombre
deux. Mais, au fond, le double et deux ne sont
pas du tout la même chose; car autrement la
multiplicité serait bientôt Tunité, erreur où sont
tombés les Pythagoriciens.
*^ Tel est donc Théritag^e que nous ont trans-
mis les philosophes les plus anciens et ceux qui
leur ont succédé.
adresse la même critique à Pla-
ton et aux Pythagoriciens, qui
ont pris Tétre et Tunité pour
Tessence des choses. Voir aussi
\& Physique, liv. III, ch. iv, § 3,
p. 88 de ma traduction. Pour
éclaircir ce passage assez obs-
cur, Alexandre d*Âphrodise, dans
son Commentaire, p. 36, édition
Bonitz, lignes 17 et suiv., donne
cet exemple : « Les Pythagori-
ciens définissent TAmour par
régalité ; et, prenant le premier
nombre qui est égal à lui-même,
ils disent que ce nombre est ce-
lui de l'amour. » Ce premier
nombre égal à lui-même est sans
doute 4, c'est-à-dire 2 multiplié
par 2. Quatre est dès lors pour
les Pythagoriciens l'essence de
l'amour. — La muUiplicité serait
bientôt Vunité, puisqu'il y a une
foule de choses qui peuvent être
doubles.
§ 23. Tel est donc l'héritage.
Voir plus haut § 18. Pour com-
pléter ce qui est dit ici des Py-
thagoriciens, il faut se reporter
à la grande discussion de la
théorie des nombres dans le
XIII« livre de la Métaphysique,
ch. VI et suiv., et liv. XIV, ch. m
et suiv. Aristote y combat vive-
ment le Pythagorisme.
58
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
CHAPITRE VI
Philosophie de Platon; ses rapports avec les Pythagoriciens,
Heraclite et Cratyle ; influence de Socrate sur Platon ; la théo-
rie des Idées sortie de ces influences diverses; exposition de
cette théorie; comparaison de Platon et des Pythagoriciens;
leurs différences — Résumé des recherches antérieures ; cita-
tion de la Physique : les philosophes anciens se sont attachés
presque uniquement à la cause matérielle ; ils ont traité à peine
la question de Fessence et la cause finale; exactitude de la
théorie d'Aristote prouvée par cette histoire du passé; exa-
men plus détaillé des opinions des philosophes sur les quatre
causes.
* C'est après les philosophies que nous venons
de citer, que parut celle de Platon. Elle suivait
en grande partie pas à pas ces derniers Pytha-
goriciens; mais elle avait aussi ses doctrines
propres, où elle s'éloignait de l'école Italique.
Platon, dans sa jeunesse, avait d'abord fréquenté
§ 1. Parut celle de Platon, On
sait que Platon a yécu de l'an
427 à l'an 347 avant J.-C. Voir
M. Edouard Zeller, Philosophie
des GrecSj t. II, p. 339. — Ces
deimiers Pythagoriciens. Il me
semble que Texpression grecque
exige cette nuance dans la tra-
duction. On a compris ordinai-
rement qu'il s'agissait simple-
ment des Pythagoriciens en gé-
néral. — Fréquenté Cratyle. On
ne sait rien de Cratyle, si ce
n*est qu'il était de Técole d*Hé-
raclite. Aristote en parle encore
un peu plus loin, liv. IV, ch. v,
§ 14, et lui attribue un scepticis-
me exagéré. Il est à croire que
Cratyle s'était occupé avec dis-
tinction de quelques parties de
la science ; et, s'il eût mérité aussi
peu d'estime qu'on semble gêné-
LIVRE I, CHAP. VI, § 4.
59
Cratyle; et avec lui il s'était attaché aux opinions
d'Heraclite, qui suppose que tous les objets
sensibles sont dans un perpétuel écoulement, et
qu'il n'y a pas de science possible pour des
choses ainsi faites.
* Ce sont là des pensées que Platon reprit
plus tard en sous-œuvre et qu'il reproduisit.
' Il fît aussi des emprunts à Socrate, qui s'était
beaucoup occupé de morale, sans essayer aucun
système général sur la nature, et qui, dans cet
ordre de recherches, s'était arrêté à l'universel
en étant le premier à porter un examen attentif
sur les définitions. * Héritier de Socrate et
étudiant comme lui les universaux, Platon con-
tinua son maître ; mais il admit que les défini-
tions s'appliquent réellement à des êtres fort
différents des choses sensibles, par cette raison
ralement en ayoir pour loi, Platon
ne lui eût pas fait Thonneur de
mettre le nom de Cratyle à la
tète d*un de ses dialogues. Il est
assez probable que c'est lui qui
avait pensé le premier à étudier
Tétymologie. — Heraclite. Plus
loin, liv. XIII, ch. rv, § 1, Âris-
tote donne encore les mêmes
origines, Cratyle et Heraclite, à
la philosophie platonicienne et
à la théorie des Idées.
§ 2. Reprit plus tard en sous-
œuvre. C'est la nuance de Tex-
pression même du texte.
§ 3. Des emprunts à. Socrate.
Voir les mêmes éloges de So-
crate plus loin, liv. XIII, ch. rv,
§§ 2 et 3. — Sur les définitions.
C'est un des grands mérites
qu'Aristote reconnaît à Socrate,
qui s'était surtout occupé de
morale et de la définition exacte
des choses; voir aussi plus loin
liv. XIII, ch. IX, § i5.
§ 4. Les universaux. J'ai cru
pouvoir adopter ce terme que la
Scholastique a presque inventé et
qui répond exactement au mot
grec. — A des êtres fort différents
60
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
qu'une commune définition ne peut jamais
convenir aux objets des sens, attendu qu'ils sont
dans un flux perpétuel. Ces êtres nouveaux
furent appelés Idées, du nom que Platon leur
donna. ^ Il ajouta que tous les objets sensibles
existent en dehors des Idées, et qu'ils reçoivent
le nom qui les désig^ne d'après la relation qu'ils
ont avec elles; car les individus multiples qui
reçoivent entre eux des appellations synonymes
sont homonymes aux Idées, et n'existent que
par leur participation aux Idées mêmes.
* C'est Platon qui introduisit ce mot nou-
veau de Participation. Les - Pythagoriciens
s'étaient contentés de dire que les êtres sont
l'imitation des nombres; Platon dit qu'ils sont
la participation des Idées, expression qui n'est
qu'à lui et qu'il a inventée. ^ D'ailleurs, Partici-
pation ou Imitation des Idées, Platon et les
des choses sensibles. C'est la théo-
rie qu'Aristote a toujours com-
battue dans le système platoni-
cien. — Qu'ils sont dans un flux
perpétuel. Comme le soutenait
Heraclite, et toute son école.
§ 5. // ajouta. Toute cette ex-
position de la théorie des Idées
est aussi nette que possible. —
Synonymes. Il faut voir au début
des Catégories , ch. i, § 2, p. 54
de ma traduction, la différence
qu'Aristote établit entre les ho-
monymes et les synonymes.
%6. De Participation. C'est en
effet un mot tout platonicien
qui représentait exactement le
rapport que Platon supposait
entre les Idées et les choses. —
L'imitation des nombres. Voir
plus haut, ch. v, § 1.
§ 7. Laissaient à qui le vou-
drait. M. Bonitz remarque avec
raison que cette critique n'est
pas très juste puisqu'un dialogue
tout entier, le Parménide^ est
consacré par Platon à cette ques-
tion. Aristote pouvait trouver
LIVRE 1, CHAp. VI, § 9. 6i
Pythagoriciens laissaient à qui le voudrait
le soin d'expliquer ce qu'on doit entendre
par là.
® Platon admet encore, en dehors des choses
sensibles et des Idées, les êtres mathématiques,
qui sont des intermédiaires entre les Idées et
les choses, différant des objets des sens en ce
qu'ils 3ont éternels et immobiles, et différant des
Idées, en ce qu'ils peuvent être en très g^rand
nombre semblables les uns aux autres, tandis
que, dans chaque genre, l'Idée ne peut jamais
qu'être seule et unique. ^ Comme les Idées,
suivant lui, sont les causes de tout le reste, il
dut prendre les éléments des Idées pour les
éléments de tous les êtres sans exception ; et de
ces explications insuffisantes;
mais ici il a le tort de les sup-
primer. Âristote répète la même
critique plus loin, liv. VIII,
ch. Yi, § 9; mais, pour cela, cette
critique n*en est pas plus juste.
Voir aussi dans ce livre !•', plus
loin, ch. vu, § 39. Aristote trouve
que toute cette théorie platoni-
cienne ne repose que sur des
mots vides de sens et sur des
métaphores, qui ne sont bonnes
qu*en poésie.
§ 8. Les êtres mathématiques,
M. Bonitz conteste, et avec rai-
son, je crois, qu' Aristote repro-
duise bien la pensée de Platon
en supposant qu'il met les êtres
mathématiques sur la même li-
gne que les Idées. — Semblables
les uns aux autres. Alexandre
d*Apbrodise, dans son Commen-
taire, prend Texemple des trian-
gles et des quadrilatères, qui
peuvent être très nombreux par
la variation de leurs côtés et de
leurs angles, tandis que Tldée du
triangle et celle du quadrilatère
est unique. Bailleurs, il faut
remarquer qu' Aristote dit seu-
lement que les êtres mathémati-
ques sont Semblables; il ne dit
pas qu'ils soient u identiques »
les uns aux autres.
§ 9» // adopta pour principes le
Grand et le Petit, Dans la Physi-
62
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
même que, sous le rapport matériel, il adopta
pour principes le Grand et le Petit, de même
sous le rapport de l'essence son principe fut
r unité; car c'est par le Grand et le Petit que les
Idées qui participent à Tunité sont aussi les
nombres. *° Cependant, en admettant que Tunité
forme l'essence des choses et qu'il est impossible
que ce soit autre chose que l'unité qui puisse
être appelée l'Être, Platon se rapprochait beau-
coup des Pythag^oriciens; c'était dire à peu
près comme eux que les nombres sont pour le
reste des choses la cause qui constitue leur
essence. " Mais ce qui appartient proprement à
Platon, c'est d'avoir substitué une dualité à
l'infini, qui est Un, dans le système pythag'ori-
cien, et d'avoir soutenu que l'infini se compose
du Grand et du Petit. Enfin, Platon isole les
nombres des objets sensibles, tandis que les
Pythagoriciens confondent les nombres avec les
que, liy. III, ch. viii^ § 13, p. 123
de ma traduction, Aristote dis-
cute la théorie de rinfini par
Platon; et il établit que Platon
reconnaît deux infinis, Tun de
grandeur, Tautre de petitesse.
C'est le Orand et le Petit, dont
Platon fait, sous une autre forme,
le principe matériel. — C'est par
le Grand et le Petit, Le texte est
moins formel. — Les idées sont
aussi les nombres. On a beaucoup
contesté que Platon ait jamais,
comme le veut Aristote, identifié
jusqu'à ce point les nombres et
les Idées.
§ 10. Que r unité qui puisse être
appelée. L'unité, étant alors un
simple attribut comme tous les
autres, cesserait d'être l'essence
même des choses. — Les nom^
bres sont pour le reste des choses.
Voir plus haut, ch. v, § 7.
§ 11. Dans le système pythago-
ricien. J'ai ajouté ces mots pour
que la pensée fût plus claire. —
LIVRE I, CHAP. VI, § 13.
63
choses elles-mêmes et ne reg*ardent pas les
êtres mathématiques comme les intermédiaires
des choses.
" Si donc Platon a séparé des choses F unité
et les nombres, en ne les considérant point
comme l'avaient fait les Pythag^oriciens, et s'il
a imag'iné d'introduire la théorie des Idées, il
y fut conduit par ses études de logique, que
n'avaient point faites ses devanciers, ignorants
comme ils l'étaient de la dialectique. Si de plus
il a fait de la dualité le second principe naturel
des choses, c'est que, d'après lui, tous les nom-
bres, sauf les nombres premiers, sortent tout
naturellement de la Dyade, comme d'un moule
commun. *^ Mais en réalité c'est tout le contraire,
et la théorie de Platon n'est pas du tout ration-
nelle. En effet, selon eux, la pluralité vient de
la matière; mais l'Idée platonicienne n'engen-
Vinfini se compose du Grand et
du Petit. Voir plus loin, § 15. —
Les intermédiaires. Entre les
Idées et les choses.
§ 12. Par ses études de logique.
Ou : Par Tétude des définitions.
— Ignorants... de la dialectique.
Plus loin, liv. XllI, ch. iv, § 2,
c*est à Socrate qu*Aristote fait
remonter la culture de la dialec-
tique, qui avant lui n'avait au-
cune puissance. — Les nombres
premiers. Alexandre d'Âphrodise
entend cette expression dans son
sens mathématique. Les nom-
bres premiers sont ceux qui ne
sont divisibles que par eux-mê-
mes ou par Tunité. — Comme
d'un moule commun. Tous les
nombres pairs sont divisibles par
Deux.
§ 13. Vidée Platonicienne n'en-
gendre qu'une unique fois. Ceci
n*est pas très clair; et les exemples
qui suivent n'apportent pas la
lumière désirable. Les manus-
crits n^ofTrent pas de variante. —
Par exemple. J'ai ajouté ces mots.
64
MÉTAPHYSIULE DARISTOTE.
dre qu'une unique fois. Cependant Tobservation
nous atteste évidemment que d*un seul morceau
de matière, il ne sort qu'une seule table, par
exemple, et que celui qui y ajoute encore Tldée,
fait ainsi plusieurs tables, bien qu'en réalité il
n'y en ait qu'une seule. ^* 11 en est en ceci comme
du mâle dans ses rapports avec la femelle : la
femelle est fécondée par un accouplement
unique, tandis que le mâle peut féconder plu-
sieurs femelles successivement ; et ces images
font assez bien comprendre ce que deviennent
des principes ainsi conçus.
** Telles sont donc les théories de Platon sur
les questions que nous discutons ici. Ce que nous
en avons dit sufQt pour montrer qu'il n'a fait
usage que de deux causes seulement : la cause
de l'essence et celle de la matière. D'un côté,
— // n*y en ait qu'une seule. Plu-
sieurs éditeurs et commentateurs
ont adopté ici une variante qui
change tout à fait le sens. Selon
eux, il faudrait traduire : « Tout
en étant seul » ; ceci signifierait
alors que le menuisier qui fabri-
que la table, bien qu il soit seul,
fait autant de tables qu'il veut
selon ridée qu'il a conçue. La
version que j'ai suivie, d'après
quelques manuscrits, me semble
encore préférable, bien qu'elle
ne soit pas non plus des plus
satisfaisantes.
§ 14. Du mâle.,, la femelle.
Cette comparaison, où la femelle
représente la matière et le mâle
représente l'Idée, est assez bi-
zarre. — Ces images font assez
bien comprendre. Le texte n'est
peut-être pas aussi précis.
§ 15. // n'a fait usage que de
deux causes, Alexandre d'Aphro-
dise a remarqué le premier que
Aristote était ici bien peu juste
envers Platon et bien peu exact.
Les Dialogues, à commencer par
le TiméCy sont là pour attester
combien Platon s'est occupé de
LIVRE I, CHAP. VI, § 17.
65
les Idées, suivant lui, sont, pour le reste des
choses, les causes de leur essence, comme c'est
Tunité qui est cette cause pour les Idées mêmes.
D'un autre côté, Platon a déterminé quelle est
la matière substantielle qui donne aux Idées leur
appellation dans les choses sensibles, comme
les Idées la reçoivent de l'unité ; et cette matière^
c'est la dualité, composée elle-même du Grand
et du Petit. *® Enfin, Platon accorde à ses deux
éléments d'être l'un et l'autre des causes, celui-
ci, la cause du bien, et celui-là la cause du mal.
Mais, à notre avis, cette question avait été trai-
tée plus complètement même par quelques-uns
des philosophes antérieurs, tels qu'Empédocle et
Anaxag^ore.
*' Nous venons en quelques mots et sommai-
rement de passer en revue les philosophes qui
la cause motrice ; et Von ne peut
comprendre comment Âristote a
commis un tel oubli. — Sont,
pour le reste des choses, causes de
leuw essence. Les idées forment
l'essence des choses sensibles, de
même que Tunité forme l'essence
des Idées; voir plus loin, § 21.
§ 16. A ses deux éléments. Ces
deux éléments sont, d'une part,
l'unité, cause du bien, et d'autre
part, le Grand et le Petit, ou la
matière cause du mal . Ici encore
on peut douter qu' Âristote soit
très exact dans Tinterprétation
T. I.
des doctrines platoniciennes. —
Empédocle et Anaxagore. Le mê-
me éloge est encore adressé à
ces deux philosophes, plus loin,
liv. XIV, ch. IV, § 3; et les
mêmes critiques sont répétées
aussi contre la théorie de Pla-
ton, tWrf., §§ 6 et suiv. On peut
voir ce qu' Aristote a déjà dit
d'Ânaxagore ci-dessus, ch. m,
§ 28, et sur Empédocle^ ch . iv, § 8.
§ 17. En quelques mots et som-
mairement. Plusieurs éditeurs et
commentateurs ont commencé
ici un chapitre nouveau, qui se^
5
6()
MÉTAPHYSIQUE D'AHISTOTE.
ont parlé des principes et qui ont étudié la vérité;
et nous avons vu ce qu'ils en disent. Cette rapide
revue peut nous apprendre certainement que,
dans ces recherches du principe et de la cause,
personne n'a dép€tssé les limites que nous avons
posées dans notre ouvrage Sur la Nature ; et
que tous nos devanciers ont agité plus ou moins
les mêmes problèmes, si d'ailleurs ils ne les ont
pas suffisamment approfondis. ^* En effet, les
uns ont admis la matière pour principe, soit
en faisant ce principe unique ou multiple, soit
en le faisant corporel ou incorporel. Pour Platon,
par exemple, la matière, c'est le Grand et le
Petit ; l'école Italique n'admet que l'infini ;
Empédocle reconnaît pour principes le feu et la
terre, l'eau et l'air ; enfin Anaxagpore admet
rinfinitude des Homœoméries. *^Tous, on le
voit, se sont occupés de la cause matérielle,
surtout ceux qui ont admis l'air, ou le feu ou
l'eau, ou encore un élément qui serait plus dense
rait comme la récapitulation de
toutes les discussions antérieu-
res. — Étudié la vérité. Alexan-
dre d'Aphrodise remarque que
souvent Aristote entend par Vé-
rité la philosophie théorique. —
Notre ouvrage Sur la Nature.
C'est la Physique, déjà citée plus
naut, ch. lu, § 6, où Aristote a
exposé plus longuement sa théo-
rie des quatre causes.
§ 18. Les uns ont admis la ma-
tière pour principe. Sans que
d*ailleurs la matière fût le seul
principe qu'ils admissent.
§ 19. Un élément, ., plus dense
que le feu. Voir plus loin,
ch. VII, § 8. Voir aussi la Physi-
que, liv. I, ch. Y, § 2, p. 453 de
ma traduction, et Traité du Ciel,
liv. III, ch. V, § 1, p. 254 de
ma traduction. Alexandre d*A-
LIVRE I, CHAP. VI, § 20.
67
que le feu et plus léguer que Tair ; car il y a des
philosophes qui ont considéré cet élément inter-
médiaire comme le premier des éléments. Tous
ceux-là n'ont donc touché absolument que la
seule cause matérielle. D'autres, en petit nombre,
admettant comme principe l'Amitié et la Haine,
ou rintelligpence, ou bien l'Amour, ont joint à
la cause matérielle la cause motrice. *® Mais pas
un seul parmi eux ne s'est clairement expliqué
sur l'essence et la cause substantielle. A cet
égard, les moins satisfaisants sont encore ceux
qui supposent les Idées et tout ce que les Idées
comprennent, à les en croire. Selon eux, en
effet, les Idées et ce qu'elles contiennent ne sont
ni la matière des objets sensibles, ni la cause
du mouvement, qu'elles produiraient. Loin de
là, ils feraient bien plutôt des Idées une cause
d'immobilité et d'absolu repos pour les choses.
Les Idées ne donnent aux êtres que leur essence,
comme l'unité la donne aux Idées elles-mêmes.
phrodise attribue à Anaziman-
dre la théorie de cet élément
intermédiaire.— D'autres, enpetit
nomltre. Voir plus haut, ch. rv,
§§ 1 et suiv. — La cause mo-
trice. Plus haut, ch. iv, § 9,
c'est à Empédocle qu'Aristote,
avec plus ou moins de raison,
fait honneur de cette théorie, qui
be rapproche des siennes.
§ 20. Qui supposent les Idées et
tout ce que les Idées comprennent.
M. Bonitz propose une variante
ingénieuse, mais qui a le tort de
ne s'appuyer sur aucun manus-
crit. Selon cette variante, il faut
traduire : c Qui supposent les
Idées et Tunité dans les Idées. »
Il est vrai que cette variante
pourrait être justifiée par la fin
de ce paragraphe. — Selon eux.
J'ai ajouté ces mots.
68
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
*^ Quant au but final, auquel tendent tous les
actes, tous les chang^ements et tous les mouve-
ments des choses, ces philosophes le considèrent
bien à certains égpards comme une cause; mais
ils ne Tétudient pas directement comme tel , et
ils ne le voient pas nettement comme il est dans
sa nature.
" Par exemple, ceux qui prennent pour prin-
cipe r Intelligence ou T Amour, regardent sans
doute ces deux causes comme quelque chose de
bon ; mais pourtant ils ne supposent pas que
quoi que ce soit existe ou se produise dans le
monde en vue de Tlntelligence et de l'Amour; et
ce serait bien plutôt des êtres qu'ils feraient
venir les mouvements de ces deux causes. "De
même encore, ceux aussi qui trouvent cette
nature de cause dans l'Unité et dans l'Être, en
font bien le principe de tout ce qui est ; mais
dans leur système, ce n'est pas davantage pour
elle, prise comme but final, que les choses existent
§ 21. Quant au but final. Aris-
toto se flatte d*étre le seul qui
ait bien compris Vidée de cause
finale ; mais on peut trouver qu'il
n'est peut-être pas très juste en-
vers les autres, ni envers lui-
même, quand on se rappelle tou-
tes les théories de son maître
Platon sur le bien.
§ 22. Llntelligence. C'est la
théorie d'Anazagore. — L'Amour,
C*est la théorie d'Empédocle. —
Qu*ils feraient venir les mouve-
ments de ces deux causes. Voir
plus loin les mêmes objections
contre Empédocle et Anazagore,
liv. XII, ch. X, §§ 7 et 8.
§ 23. Cette nature de cause. La
cause finale, telle que l'entend
Aristote, c'est-à-dire le bien. —
Le principe de tout ce gui est. A
Tétat de cause motrice. — Ces
LIVRE I, CHAP. VI, § 24.
69
OU se produisent. Par conséquent, on peut dire
que tout à la fois ces philosophes reconnaissent
et ig'norent que c'est le bien qui est précisément
cette cause, pour laquelle tout se produit et tout
existe ; car ils ne font pas du bien le but absolu
des choses, et ce n'est qu'indirectement qu'ils
arrivent à le considérer ainsi.
** En résumé, nous pouvons être assurés que
nous avons exactement constaté le nombre et
la qualité des diverses causes ; et tous ces philo-
sophes semblent être les garants de notre exac-
titude, puisqu'ils n'ont pu découvrir aucun
principe en dehors des nôtres. Nous ajoutons
qu'évidemment il faut, ou étudier tous ces prin-
cipes sans exception, d'après la méthode qui
vient d'être exposée, ou en étudier certaine modi-
fication. Mais, pour faire suite à ce qui précède,
nous allons reprendre ce qu'en ont dit chacun
de ces philosophes, et exposer les objections
qu'on peut soulever en ce qui regarde les prin-
cipes tels qu'ils les entendent.
philosophes, II semble toujours
que la justice exige une excep-
tion pour Platon, qui a fait du
Bien la plus haute des Idées.
§ 24. D'après la méthode. Je
tire cette interprétation du Com-
mentaire d'Alexandre. Aristote
veut dire qu*on peut étudier, ou
les quatre principes qu'il admet
ou un de ces principes à part,
comme Tout fait tous ses devan-
ciers. — Ce qu'en ont 'dit chacun
de ces philosophes. Il semble que
ce soit une répétition plutôt
qu'une suite de tout ce qui pré-
cède ; car les divers systèmes ont
été déjà étudiés et critiqués d'une
manière fort étendue.
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
CHAPITRE VII
Critique des théories antérieures qui n'admettent qu'un seul prin-
cipe, la matière ; elles négligent les choses incorporelles et elles
ne tiennent compte ni du mouvement, ni de l'essence des cho-
ses, ni des transformations des éléments entre eux ; rôle de la
terre dans ces théories ; citation d'Hésiode ; théories qui admet-
tent plusieurs éléments; critique d'Empédocle; critique d'Anaxa-
gore ; critique des Pythagoriciens et de leur théorie des
nombres ; critique générale de la théorie des Idées de Platon ;
cette théorie multiplie inutilement les êtres sans expliquer la
réalité; elle crée des homonymies sans substance réelle; elle
se fonde sur des démonstrations insuffisantes et des définitions
arbitraires ; elle suppose entre les Idées et les Êtres un terme
commun, qu'elle ne peut désigner; elle ne peut rendre . compte
du mouvement, ni même des Idées prises pour exemplaires des
choses ; citation du Phédon ; confusion des Idées avec les nom-
bres; oubli du mouvement, des longueurs, des surfaces et des
solides ; les Idées ne peuvent servir à expliquer la science. Ré-
sumé général de cette critique des philosophies antérieures ;
citation delà Physique; conclusion.
* Un premier point de toute évidence, c'est
qu'on commet des erreurs de plus d'un g'enre
quand on s'imagpine que, dans l'univers entier,
il n'y a qu'un seul principe, qu'une seule et uni-
que nature, laquelle est matière, et quand on fait
cette nature corporelle et étendue. G*est là s'at-
§ 1. Des erreurs de plus d'un les §§ suivants. — Quand on s'i-
genre. Aristote en compte jus- magine. Cette nuance d'ironie
qu'à quatre^ qu'il énumère dans est dans le texte. — C'est là s'at-
LIVRE I, CHAP. VII, § 4. 71
tacher exclusivement aux éléments des corps,
et c'est supprimer les éléments des choses incor-
porelles, bien que, dans le monde, il y ait aussi
des choses qui ne sont pas des corps. ^ De plus,
en essayant d'expliquer ainsi les causes de la
production et de la destruction des êtres, et tout
en prétendant traiter de la nature universelle,
on omet la cause du mouvement. ^ Puis on ou-
blie totalement de considérer comme des causes
la substance et l'essence des choses. ^Enfîn^ une
dernière erreur, c'est qu'on adopte trop facile-
ment pour principe un des corps simples quel-
conque, la terre exceptée néanmoins, sans expli-
quer comment la g*énération ou le changement
des choses peut venir des éléments qu'on admet,
ni comment se fait la transformation des élé-
ments les uns dans les autres ; je veux dire les
transmutations réciproques du feu et de Teau,
de la terre et de l'air, qui peuvent en effet se
tacher exclusivement aux élé-
ments des corps. Première er-
reur; Âristote, en la signalant,
combat le matérialisme.
% 2, De plus. Seconde erreur,
au moins aussi grave que la
première : on laisse de côté la
cause motrice.
§ 3. Puis, on oublie totalement.
Troisième erreur, qui consiste à
oublier la cause essentielle,
comme on a oublié la cause
motrice.
§ 4. Une dernière erreur. C'est
la quatrième. — La terre excep-
tée. Voir plus loin, § 7, ce qui
est dit de la terre considérée
comme élément de toutes choses.
— Les transmutations récipro-
ques. Il n y a pas à insister sur
cette étrange physique ; c'est le
point où en est la science à ses
débuts et au temps d'Âristote.
— Soit en se combinant, soit en
se séparant. C'est, au fond, le
système d'Empédocle.
72
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
produire les uns les autres mutuellement, de
deux manières, soit en se combinant, soit en
se séparant entre eux.
^Or, ilest de la plus grande importance de
fixer les ranges entre les éléments, et de mettre
celui-ci d'abord, et celui-là ensuite, puisqu'à ce
point de vue le corps qui semblerait avoir le
caractère d'élément plus complètement que tous
les autres, ce serait celui d'où primitivement
tout le reste pourrait venir par combinaison.
* Mais le ctfrps qui paraît devoir le mieux rem-
plir ce rôle, c'est celui dont les parties sont les
plus ténues et les plus légères. Aussi, les philo-
sophes qui adoptent le feu pour principe, sem-
blent être d'accord pour s'appuyer plus particu-
lièrement sur cette considération. ^ Du reste,
tout le monde, même parmi les autres philoso-
phes, convient que l'élément des corps doit avoir
cette ténuité; et c'est justement parce que les
particules de la terre sont de grosse dimension,
que personne, parmi les philosophes postérieurs,
§ 5. De fixer les rangs. La
question subsiste encore tout
entière aujourd'hui; seulement
les éléments sont plus nombreux ,
et les distinctions à faire entre
eux, plus délicates. — Pour-
rait venir par combinaison.
C'est supposer toujours que les
éléments peuvent se trans-
former les uns dans les autres.
§ 6. Dont les parties sont les
plus ténues. C'est le feu évidem-
ment, dans le système d'Aristote.
— Qui adoptent le feu pour prin-
cipe. Comme Heraclite.
§ 7. Ont trouvé des partisans .
Voir une pensée et des expres-
sions toutes pareilles, Traité de
LIVRE I, CHAP. VII, § 9.
73
même ceux qui soutiennent le système de l'u-
nité, n'a prétendu faire de la terre l'élément
unique, tandis que chacun des trois autres élé-
ments ont trouvé des partisans pour soutenir
leur cause, ceux-ci adoptant le feu, ceux-là adop-
tant l'eau, d'autres enfin adoptant l'air. ^ Et ce-
pendanty comment se fait-il que personne n'ait
jamais songé à la terre, à la façon du vulg^aîre,
qui se fîgpure que tout est de la terre ; ou à la fa-
çon d'Hésiode, qui soutient que la terre a été la
première formée entre tous les corps ? Tant cette
supposition était ancienne et populaire. En se
plaçant à ce point de vue, on peut trouver que
tous ceux qui ont admis un autre élément que
le feu, ou qui même ont pris pour élément un
corps plus dense que l'air et plus léger que l'eau,
sont tombés dans l'erreur. ® Mais, d'autre part,
si ce qui est postérieur dans l'ordre de produc-
tion est antérieur dans l'ordre de la nature, et
si évidemment tout mélange et toute combinaison
ne peuvent être que postérieurs dans l'ordre de la
tAme, IW. I, ch. ii, § 19, p. 118
de ma traduction.
§ 8. Ou à la (açon (THésiode.
Voir plus haut, ch. iv, § 1, où
Aristote cite des vers d'Hésiode,
qui fait naitre la terre avant tous
les autres éléments. — Plus dense
que tair et plus léger que Veau,
Voir plus haut, ch. vi, § 19.
§ 9. Ctf qui est postérieur dans
V ordre de production. Voir plus
loin, liv. IX, ch. vin, §§ 8 et 9,
une discussion approfondie sur
ce point. C'est ainsi que l'homme
mûr, postérieur à Tenfant comme
production, est antérieur par
nature à l'enfant, puisque l'en-
fant tend ti devenir homme.
72 MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
produii'e les uns les autres mutuellenaeDt, de
deux manières, soit en se combinant, soit en
se séparant entre eux.
"Or, il est de la plus grande importance de
fixer les rangs entre les éléments, et de mettre
celui-ci d'abord, et celui-là ensuite, puisqu'à ce
point de vue le corps qui semblerait avoir le
caractère d'élément plus complètement que tous
les autres, ce serait celui d'où primitivement
tout le reste pourrait venir par combinaison.
' Mais le cârps qui paratt devoir le mieux rem-
plir ce rôle, c'est celui dont les parties sont les
plus ténues et les plus légères. Aussi, les philo-
sophes qui adoptent le feu pour principe, sem-
blent être d'accord pour s'appuyer plus particu-
lièrement sur cette considération. ^ Du reste,
tout le monde, même parmi les autres philoso-
phes, convient que l'élément des corps doit avoir
cette ténuité; et c'est justement parce que les
particules de la terre sont de grosse dimension,
que personne, parmi les philosophes postérieurs,
3 s. De fixfi- les i-angs. La Tarmer les an» dan* lei
qiieation «ubsiste encore loal g 6. Dent te» partUi
eatiùre aujourd'hui; seulement pluslinuea. C'est ta ((n <
les éléments août plua nombreux , ment, daci le gjstème J'AriatoU.
et les diitJDclianB i faire entre — Qui adoptml ie feujiour
eux, plus délicates. — Pour- cipr. Comme Heraclite.
rait venir par wnliinaison. % 7. Ont Iroavé del p-
C'est supposer toujours que les Voir une pensée et ih.-s
éléments peuvent se trana- aïons toutes pareilles, Tmifé
LIVRE I, CHAP. VII, § 12.
m
feu ni la terre ne demeurent constamment les
mêmes corps. Ce sont là des transmutations dont
nous avons déjà parlé dans nos ouvragées de
Physique; nous y avons également traité de la
cause des moteurs et examiné s'il faut recon-
naître une seule cause motrice ou deux causes.
Ce qu'Empédocle a dit à cet égard ne nous pa-
raît ni tout à fait exact, ni tout à fait faux.
** Nous pouvons même ajouter que, quand on
soutient de telles doctrines, on en arrive de
toute nécessité à supprimer complètement l'al-
tération, qui transforme les choses; car, avec ces
hypothèses, le froid ne peut plus venir du chaud,
pas plus que le chaud ne peut venir du froid.
Quel est alors, en effet, le sujet qui pourrait
éprouver les contraires, et quelle est la nature
unique qui pourrait devenir tour à tour eau
de Physique tous les ouvrages
où il avait traité de la nature. —
La cause des moteurs, C*est Tex-
pression même du texte, que j'ai
conservée; mais cela revient à
dire : La cause motrice. — Une
seule cause motrice ou deux
causes. Voir plus haut la même
critique adressée à Empédocle,
au milieu d'éloges assez grands,
qu*elle tempère, ch. iv, § 9.
§ 12. Quand on soutient de telles
doctrines. Ce § ne fait que repro-
duire sous une autre forme l'ob-
jection présentée dans le § pré-
cédent. Il y a des manuscrits
qui omettent ce § tout entier, et
Alexandre d'Aphrodise ne le
commente pas. On a donc pu
croire que c'est une interpolation;
mais il n'y a pas cependant de
motif suffisant pour retrancher
du texte tout ce passage. — Le
froid ne peut plus venir du chaud,
puisque Ton suppose que le feu
peut se changer en eau, et réci-
proquement ; et qu'on suppose par
là que ni le feu ni l'eau ne sub-
sistent à l'état de corps séparés.
— Quel est alors en effet le sv^jet.
Plusieurs éditeurs ont adopté la
forme positive au lieu de la for-
72 MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
produire les uns tes autres mutuellement, de
deux manières, soit en se combinant, soit en
se séparant entre eux.
°0r, il est de la plus grande importance de
fixer les rangs entre les éléments, et de mettre
celui-ci d'abord, et celui-là ensuite, puisqu'à ce
point de vue le corps qui semblerait avoir le
caractère d'élément plus complètement que tous
les autres, ce serait celui d'où primitivement
tout le reste pourrait venir par combinaison.
* Mais le cÔrps qui paraît devoir le mieux rem-
plir ce rôle, c'est celui dont les parties sont les
plus ténues et les plus légères. Aussi, les philo-
aopbes qui adoptent le feu pour principe, sem-
blent être d'accord pour s'appuyer plus particu-
lièrement sur celte considération. ' Du reste,
tout le monde, même parmi les autres philoso-
phes, convient quel'élémentdes corps doit avoir
cette ténuité; et c'est justement parce que les
particules de la terre sont de grosse dimension,
que personne, parmi les philosophes postérieurs,
§ s. De fixer les rangt. La former let uns dani lei Aatres.
question subsiale encore tout § S. Dont Us porliet mnt le*
entifere aujourd'hui ; seulement plui tinutt. C'esl le feu ëTÎdem'
tes éléments sont plus nombreui , ment, dans le système d'Aristote.
et les distinctions & faire entra — Qui adoptent It feu pour pHn-
eui , plus délicates. — Pour- cipe. Comme Héraolile.
rail venir par /.vmbinaison. 3 T. Ont trouvé det partitsi
C'est supposer toujours que les Voir une pensée et des eiprea-
élémenls peurenl se trans- lions toutes pareilles, Traiti
Ires- ^^^^B
i
LIVRE I, CHAP. VII, § 15.
77
séparables de leurs substances, puisque^ si les
choses peuvent se mélangper, elles peuvent aussi
par cela même se désunir. *^En dépit de ces ob-
jections, si Ton y regparde de près et que Ton
analyse en détail ce qu'Anaxag^ore a voulu dire,
on pourra trouver que ses théories sont plus
neuves et plus acceptables qu'elles ne le sem-
blent. Ainsi, il est évident que, lorsque les
choses n'étaient pas encore divisées, il était bien
impossible de donner à celte substance une ap-
pellation qui pût véritablement lui convenir. Par
exemple, en fait de couleur, elle n'était ni blan-
che, ni noire, ni grise, ni d'une autre nuance;
de toute nécessité, elle était absolument inco-
lore, puisque autrement elle aurait eu une quel-
conque des couleurs que nous venons de nom-
mer. Par la même raison aussi, cette substance
était dénuée de toute saveur. En un mot, elle ne
pouvait présenter aucune des qualités de cet
ordre. Il était donc impossible qu'elle eût alors
un attribut quelconque, ni une quantité, ni au-
cun des caractères analog*ues; car elle aurait
excessive qu*Ânaxagore'n'a pas
tirée lui-même de son principe.
§ 15. Ses théories sont plus
neuves. Voir plus loin, § 18.
Anazagore semble, en effet, se
rapprocher par là des doctrines
platoniciennes, qui ne sont ve-
nues qu'après lui. — En fait de
couleur, J*ai ajouté ceci pour
plus de précision. — Elle ne pou-
vait présenter aucune des quali-
tés. C'était l'Indéterminé du Pla-
tonisme ; et en cela les opinions
d'Ânaxagore étaient, comme le
dit Aristote, plus avancées qu'on
ne le croit d*ordinaire.
78
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
par là-même possédé une des qualités ou espèces
particulières qu'on vient d'énumérer. *• Mais,
quand tout était mêlé, cette distinction était tout
à fait impossible ; car il y aurait eu dès lors une
division des choses. Or, Anaxagore affirme que
tout était confondu, sauf rintellig^ence, qui seule
était en dehors du mélangée et parfaitement
pure. *^ De tout cela, on peut conclure que, d'a-
près Anaxag*ore, il y a deux principes : un pre-
mier, qui est l'unité simple et sans aucun mé-
lange ; et un second, qui est l'Autre, ou cette sorte
d'être que nous appelons l'Indéterminé, avant
qu'il n'ait reçu aucune détermination ni l'em-
preinte d'aucune forme. ** On le voit donc,
Anaxag*ore n'est dans tout ceci ni fort exact, ni
fort clair ; mais pourtant il n'est pas très loin
des systèmes qui l'ont suivi, et il se rapproche
davantage des diverses opinions qui ont couVs
de notre temps.
*® Un reproche commun qu'on peut adresser à
tous ces philosophes, c'est qu'ils n'ont conve-
S 16. Sauf rintelligence. Voir
la même pensée attribuée à Ana-
zagore, Traité de VAme, liv. I,
ch. 11^ § 13, p. 115 (le ma traduc-
tion, et liv. III, ch. iv, §3, p. 292;
et aussi Physique , liv. VIII,
ch. y, § 13, p. 495.
§ 17. Qui est runité.Qu'AndLTH'
gore confond avec l'Intelli-
gence. — Qui est l'Autre, C*est
encore une expression toute pla-
tonicienne. — Que nous appelons.
Comme le remarque M. Schwe-
gler, Aristote se fait ici plato-
nicien.
§ 18. Des systèmes qui Vont
suivi. Notamment du système
de Platon; voir plus haut, § 15.
— De notre temps. M. Bonitz
propose de supprimer cette par-
LIVRE I, CHAP. VII, S 21.
79
nablement étudié que la production des choses
et leur destruction avec leur mouvement, et que,
pour eux, les principes et les causes, objets de
leurs recherches, ne concernent absolument que
la substance ainsi comprise. *^ Mais ceux qui
étendent leurs investigations à la totalité des
êtres, et qui, parmi les choses, savent distingpuer
celles qui tombent sous nos sens et celles qui
leur échappent, appliquent évidemment leur
examen à ces deux ordres d'idées à la fois ; et
c'est là pour nous un motif de nous arrêter plus
longpuement à leurs systèmes, afin de voir ce
qu'ils renferment de vrai ou d'erroné, par rap-
port aux questions dont nous nous sommes ici
proposé l'étude. ** Ainsi, les philosophes qu'on
nomme les Pythagoriciens, appliquent leurs
principes et leurs éléments d'une manière plus
étrange encore que les Naturalistes. Leur mé-
prise est venue de ce qu'ils n'ont pas emprunté
leurs principes aux choses sensibles, puisque
lie du texte. M. Schwegler la
conserve au contraire, et la justi-
fie avec toute raison. Il y a bien
alors une répétition, comme le
remarque M. Bonitz; mais cette
redite n*a rien de choquant; et
elle ne fait que contirmer ce qui
précède, notamment le § 15.
§ 19. Un reproche commtm...
à tous ces philosophes. Le texte
n^est pas tout à fait aussi précis.
§ 20. Distinguer celtes qui tont'
bent sous nos sens. Voir plus
haut § 1.
§ 21. Les Pythagoriciens, Voir
plus haut ch. y, tout ce qui est
dit sur l'école de Pythagore. —
Plw étrange. Le texte se sert
d'une expression plus dure en«
core. — Que les Naturalistes. Les
philosophes de Técole d'Ionie.--
Ils n'ont pas emprunté leurs prin-
80
MÉTAPHYSIQUE D'AHISTOTE.
leurs êtres mathématiques sont absolument im-
mobiles, si ce n'est en astronomie, et que néan-
moins ils parlent de tout dans la nature, et
prétendent l'embrasser tout entière dans leurs
travaux.
**En effet, ils créent et ils org*anisent le ciel;
ils consacrent de longues observations à ses
parties diverses, à ses révolutions et à tous les
phénomènes qui s'y passent; et ils épuisent
dans ces recherches leurs principes et leurs
causes, comme s'ils étaient d'accord avec les
autres Naturalistes, pour admettre que l'Être
n'est que ce qui tombe sous nos sens et est ren-
fermé dans ce qu'ils appellent du nom de Ciel.
*^ Mais les causes et les principes, tels que les
reconnaissent les Pythagoriciens, pourraient
suffire, nous le répétons, à nous expliquer les
choses les plus relevées, et ils conviendraient à
cipes attx choses sensibles, Aristot6
ne leur en fait pas un reproche ;
loin de là, comme la suite le
prouve; mais il reproche aux
Pythagoriciens de n'avoir pas
su tirer de leurs principes ra-
tionnels toutes les conséquences
que ces principes comportent.
§ 22. ^ ses révolutions. Ceci
confirme et explique la gloire
que s'est acquise le Pythago-
risme en astronomie. Il est cer-
tain que Técole Italique a été la
première sur la trace du vérita-
ble système du monde, en croyant
au mouvement de la terre comme
des autres planètes. — Ce qu'ils
appellent du nom de Ciel, Cette
expression peut paraître assez
singulière, puisqu'au temps d'A-
ristote le mot de Ciel était déjà
bien ancien.
§ 23 . Les choses les plus relevées ,
C'est-à-dire, les choses qui ne
tombent pas sous nos sens. —
Qu'à r examen de la nature. C'est-
à-dire, des choses purement sen-
sibles. C'est, d'ailleurs, un bel
LIVRE l, CHAP. Vil, § 26.
81
cet objet supérieur bien plutôt qu'à Tétude de la
nature. '^^ D'ailleurs, les Pythag*oriciens, dans
leur système, omettent de nous dire d'où pour-
rait venir le mouvement, avec les seuls éléments
qu'ils supposent, le Fini et l'Infini, Tlmpairet
le Pair. Ils ne nous apprennent pas non plus
comment, sans mouvement et sans chang-e-
ment, la production et la destruction des choses
sont possibles, non plus que les phénomènes
présentés par les corps qui roulent perpétuelle-
ment dans le ciel. *^Même en leur accordant que,
des principes admis par eux, on puisse faire sor-
tir l'étendue des corps, ou qu'ils l'aient eux-
mêmes démontré, il leur restera toujours à
expliquer comment, parmi les corps, les uns
sont légers et les autres sont pesants ; car, d'a-
près leurs hypothèses et leurs propres déclara-
éloge du Pythagorisme en même
temps qu'une critique.
§ 24. Us omettent de nous dire
cToù poutTait venir le mouvement.
Ceci semble être en légère con-
tradiction avec ce qui est dit du
système pythagoricien, plus haut,
ch. V, § 21.
§ 23. Létendue. L'être mathé-
matique. — Et qu'ils l'aient eux-
mêmes démontré. Aristote parait
croire que les Pythagoriciens
n'ont pas fait cette démonstra-
tion, quoiqu'il leur fasse cette
condition. Voir plus loin, liv.XIII,
ch. VI, § 11. — Les wis sont légers
T. I.
et les autres sont pesants. L'ob-
jection est très-forte; mais il est
possible que les Pythagoriciens
donnassent aux nombres la pe-
santeur et la légèreté, de même
qu'ils leur accordent la gran-
deur. — Ils n'accordent pas plus
cette propriété. Le texte n'est pas
aussi précis. Mais ce sens est
confirmé par un autre passage
de la Métaphysique^ plus loin
liv. XIV, ch. m, § 4 , où Aris-
tote reproche aux Pythagori-
ciens de composer les corps
physiques et sensibles avec des
nombres, qui, n'ayant ni pesan-
S2
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
lions, ils n'accordent pas plus celte propriété
aux corps sensibles qu'aux êtres mathématiques.
Aussi, n'ont-ils dit quoi que ce soit, ni du feu, ni
de la terre,, ni des autres corps de ce g-enre,
parce qu'à notre sens ils n'ont pas de doctrine
particulière sur les choses sensibles. "Et puis,
comment peut-on comprendre que les modifica-
tions du nombre et le nombre lui-même soient
les causes de tout ce qui existe, et de tout ce qui
se produit dans le monde, aussi bien depuis l'o-
rigîne des choses qu'actuellement, et qu'il n'y ail
pas cependant d'autre nombre en dehors de ce
nombre même dont l'univers a été formé? En
effet, lorsque, dans tel ou tel point du ciel, les
Pythagoriciens croient trouver l'Opinion et l'Oc-
casion, qu'un peu plus haut ou un peu plus bas,
teur ni légèreté, ne peuvent
communiquer ces propriétés aux
corps qu'ilK sont censés former.
La même critique est reproduite
dans le Traité du Ciel, liv. III,
ch. ler, § 8, p. 228 de ma traduc-
tion. — Aux êtres mathémati-
ques, auxquels ils accordent la
grandeur ou la quantité, mais
non la pesanteur.
§ 26. Et puis, comment peut-
on comprendre? Arisiote semble,
par cette critique, désespérer de
comprendre ce que les Pythago-
riciens ont prétendu établir par
des théories. Un découragement
du même genre a pris plus d'un
commentateur; et M. Bonitz,
entre autres, renonce, après de
grands efforts et malgré toute sa
science et sa sagacité, à bien sai-
sir le sens de ce § et des §§ sui-
vants. Je ne me flatte pas non
plus de les avoir rendus parfai-
tement intelligibles. Si nous
avions les ouvrages pythagori-
ciens auxquels Aristote fait al-
lusion, il est probable que toutes
ces obscurités se dissiperaient
po»r nous. — Les modificatiotis
du nombre. En d'autres termes,
les nombres divers dans la série
inflnie. — Et le nombre lui-même.
Pris dans toute sa généralité. —
LIVRE I, CHAP. VU, S 27.
83
ils trouvent encore Tlnjustice, la Division, le
Mélange, et qu'ils s'efforcent de démontrer que
chacune de ces choses est un nombre, on peut
leur répondre qu'il y a déjà, dans ce lieu même
du ciel, une multitude de grandeurs qui Toccu-
pent, parce que ces modes particuliers des
nombres appartiennent à chacun de ces lieux.
*^Et alors, est-ce ce même nombre qui est dans le
ciel qu'il faut considérer comme la cause de
chacune de ce^ choses? Ou bien est-ce un autre
nombre indépendant de celui-là? Platon assure
que c'est un autre nombre; ce qui ne l'empêche
pas, lui aussi, de croire que ces choses-là et leurs
causes sont des nombres; mais, pour lui, il n'y
a que les nombres intelligibles qui soient des
causes véritables, tandis que les autres nombres
sont purement sensibles.
Les causes de tout ce gui existe.
C'est peut être exagérer la portée
des théories pythagoriciennes. —
D'autre nombre. Cet autre nom-
bre, tel que Tentend Platon, cité
un peu plus bas, est le nombre
idéal. — Tel point du ciel. J'ai
ajouté ces mots « du ciel », que
justifie le contexte et qui éclair-
cissent un peu la pensée, qui
reste toujours fort obscure.
§ 27. Ce même nombre qui est
dans le ciel, qui représente
et constitue l'organisation et
rharmonie de l'univers. — Pto-
ton assure que c'est un autre
nombre, ("est-à-dire que Platon
imagine un nombre idéal, qui
sert d'intermédiaire entre les
Idées et les choses réelles. Je ne
saurais dire où se trouve préci-
sément cette pensée dans les
Dialogues de Platon. — Ces cho
ses-là et leurs causes sont des
nombres. C'est peut-être exagérer
la doctrine de Platon, comme on
vient d'exagérer celle des Pytha-
goriciens. — Les nombres intelli-
gibles. Ou les nombres idéaux,
dans la théorie platonicienne.
84
MÉTAPHYSIQUE D'AKISTOTE.
*® Quoi qu'il en soit, laissons maintenant les
doctrines des Pythag'oriciens pour ce qu'elles
sont, et contentons-nous de les avoir effleurées,
comme nous venons de le faire.
^ Quant aux philosophes qui ont pris les
Idées pour la cause des êtres, tout en cherchant
d'abord a connaître les causes des êtres réels,
ils n'ont fait qu'y ajouter d'autres êtres en nom-
bre ég'al, absolument comme si quelqu'un,
ayant à compter un assez petit nombre de cho-
ses et pensant ne pas pouvoir erl venir à bout,
allait multiplier ce nombre en s'imag*inant par
la les compter plus aisément. En effet, les Idées
sont aussi nombreuses, à peu près, ou, si l'on
veut, ne sont pas moins nombreuses que les
§ 28. Laissons.*, les doctrines
des Pyihayoriciens, Aristote y est
revenu très-longuement , ainsi
qu'à la théorie des Idées dans
les deux derniers livres, XIII et
XIV, de la Métaphysique^ Voir la
Dissertation sur la composition de
la Métaphysique. — Contentons-
7WUS. Du moins pour le moment.
§ 20. Quant aux philosophes.
C'est Platon et son école. Toute
cette argiimentation est repro-
duite presque textuellement plus
loin, liv. XIII, ch. iv et v. Aristote
avait discuté spécialement la
théorie des Idées dans plusieurs
ouvrages, qui ne sont pas venus
jusqu*à nous, mais que citent
assez fréquemment Alexandre
d*Aphrodise et les autres com-
mentateurs : d'abord son ouvrage
Sur les idées, qui avait au moins
quatre livres ; puis ses ouvrages
Sur le Bien, Sur la Philosophie.
Il se peut que ces trois ouvrages
se retrouvent en partie dans
la Métaphysique elle-même. —
Wautres êtres en nombre égal.
Première objection contre la
théorie des Idées, et une des
plus fortes qu'on puisse y oppo-
ser. Du § 29 au § 43 inclusive-
ment, la discussion qui y est
contenue se trouve répétée plus
loin, mot pour mot à peu près,
livre XIII, ch. iv et v. C'est un
désordre difficile à comprendre.
Voir la Préface.
LIVHK I, CHAP. VU, S 31.
85
choses mêmes d'où Ton est parti pour en con^
naître les causes, et arriver jusqu'aux Idées,
'^ Chaque objet a ainsi son Idée homonyme; et à
côté des substances de toutes les autres choses
réelles, il y a, de plus, une Idée pour Tunité
appliquée à la pluralité, soit qu'il s'ag'isse des
choses de ce monde, soit qu'il s'ag^isse des
choses éternelles. ^* On peut dire encore que,
parmi toutes les démonstrations que l'on essaie
de nous donner de l'existence des Idées, il n'y
en a pas une qui soit décisive. Quelques-unes
ne portent pas en elles de conclusion néces-»
saire; quelques autres établissent des Idées
même pour des choses où nous ne les admettons
guère. Ainsi, d'après l'argument qu'on tire de
la nature des sciences, il y aurait des Idées
§ 30. De toutes les autres
choses. Ce sont les attributs et
les accidents des substances,
qui, eux aussi, peuvent être com-
pris sous certains genres uni-
versels, et dont la multiplicité se
réduit à Tunité : par exemple, les
idées de la blancheur, de la
beauté, etc., etc., qui s'appliquent
à de simples attributs et non
plus aux substances, comme les
idées d'animal, d'homme, de table,
etc. Ce sens me parait le plus
naturel et le plus clair de tous
ceux qu'on peut tirer du texte,
en le rectifiant d'après la version
qui en est reproduite presque
identiquement, liv. XIlI, ch. iv,
§§ 4 et suiv.
§ 31. Où nous ne les admettons
guère. Il y a des traducteurs
qui ont rapporté ceci aux Plato-
niciens; mais, dans ce passage,
Aristote parle à la première per-r
sonne du pluriel ; et il est clair
que c'est sa propre pensée et
celle de ses amis qu'il exprime.
11 est vrai qu'au début du § 29, il
semble bien parler au nom des
Platoniciens, tout en employant
aussi la première personne. C'est
qu'il se regarde sans doute en-
core comme disciple de Platon.
Voir plus loin, même ch., § 51, et
86
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
pour tout ce qu'on peut savoir; d'après 1 arg-u-
ment tiré de l'unité dans la multiplicité, il y
aurait des Idées même pour des nég*ations;
enfin, par cela seul qu'on peut penser à une
chose détruite, il y aurait des Idées pour des
choses sujettes à la destruction, puisqu'on peut
toujours se former une image quelconque de ces
choses. ^* On doit même remarquer que, parmi
ces démonstrations les plus rigx^ureuses, les
unes admettent des Idées pour des choses pure-
ment relatives, auxquelles cependant on ne veut
pas accorder la réalité d'un genre en soi; et
les autres vont jusqu'à la supposition du Troi-
sième homme.
aussi §§ 32 et 34. — Pour tout
ce qu'on peut savoir. Aristote ne
fait qu'indiquer sa pensée; il
faut la compléter en ajoutant
qu'on conclut l'existence néces-
saire des Idées de ce que, les cho-
ses sensibles et réelles étant
passagères et perpétuellement
mobiles, il n'y a pas de science
pour elles, et qu'il n'y en a que
pour les Idées, qui sont immo-
biles. — Il y aurait des idées
même pour des négations. Parce
qu'en effet, les attributs et les
accidents, dont la multiplicité se
réduit à l'unité du genre, peu-
vent être négatifs aussi bien
qu'aflirmatifs.
§ 32. Du Troisième homme. C'est
une théorie assez bizarre; mais
comme entre Tldée de l'homme,
immobile, une et isolée, et
l'homme, individu réel, Socrate,
Callias, etc., il y a une sorte
d'abîme, puisque l'individu ne
représente l'Idée que très impar-
faitement, on imaginait un troi-
sième homme qui participait des
deux autres et qui les unissait.
Ce troisième homme était ce
qu'il y a de commun entre l'in-
dividu et l'Idée, qui sont égale-
ment hommJ, chacun dans leur
genre. M. Bonitz blâme ici Aris-
tote d'avoir prêté à Platon des
théories' qui ne sont pas tout à
fait les siennes, et entre autres
celle du Troisième homme, que
Platon a pris soin de réfuter lui-
même dans le Parménide, p. 12
et 18 de la traduction de M. V.
Cousin.
LIVRE I, CHAP. VII, § 34.
«7
^' En général, tous ces arguments en faveur
des Idées tendent à supprimer bien des choses
auxquelles, cependant, les partisans de cette
théorie accordent encore plus volontiers l'exis-
tence qu'aux Idées elles-mêmes. Par exemple,
il en résulte que ce n'est plus la dualité, la
Dyade, qui tient la première place ; c'est le nom-
bre, c'est le relatif qui prend le rang» de l'Être
en soi, de l'absolu, sans compter tant d'autres
contradictions, où tombent quelques-uns des
défenseurs du système des Idées, en se mettant
en opposition avec leurs propres principes.
^* Même y si nous admettons la supposition,
bien gratuite de notre part, qu'il existe des
Idées, nous verrons qu'il y en aura non pas
seulement pour les substances, mais pour une
foule d'autres choses encore. C'est qu'en effet
l'acte de la pensée qui réduit les choses à l'unité
a lieu, non pas seulement pour atteindre les
§ 33. La Dyade, Composée, se-
lon les théories platoniciennes,
du Grand et du Petit, la Dyade,
le nombre deux, était lu cause
matérielle des choses ; voir plus
loin liv. XIV, ch. i", § 3. Mais,
comme la Dyade est un nombre,
Aristote en tire cette consé-
quence, que c'est le nombre qui
est le principe, et que ce n'est
pas la Dyade, comme le dit Pla-
ton. — C'est le relatif. Auquel
cependant les Platoniciens ne
veulent pas accorder une exis-
tence propre.
§ 34 . La supposition, bien gra"
tuite de notre part. Le texte n*est
pas aussi précis ; mais il me sem-
ble qu'il y a dans l'expression
d' Aristote la nuance que j'y
donne. — Une foule d'autres
choses. C'est-à-dire les attributs
et les accidents des substances.
— Qui réduit les choses à Vunité,
En comprenant sous un genre
unique la multiplicité des quali-
88
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
substances, mais pour atteindre aussi tout le
reste; nous ne connaissons pas exclusivement
la substance; mais nos connaissances s*étendent
fort au-delà d'elle, et il y aurait à citer des mil-
liers d'exemples de ce genre. ^* Or, de toute
nécessité et comme conséquence de la doctrine
même, si les Idées sont susceptibles de partici-
pation, il ne peut y avoir d'Idées que pour les
substances toutes seules, puisque en effet la
participation ne peut pas être indirecte, et que
chaque substance réelle ne participe à son Idée
qu'en ce sens que cette substance ne peut jamais
devenir l'attribut de quoi que ce soit. Par exem-
ple, si un objet quelconque participe de l'Idée
du double en soi, il participe aussi de l'Idée de
l'éternel; mais ce n'est qu'indirectement, parce
tés que la substance peut avoir,
ou la multiplicité des individus
auxquels le genre s'applique. —
Tout le reste. Les attributs et les
qualités des êtres, outre leur
substance.
§ 35. Que pour les substances
toutes sentes. Et cependant les
Platoniciens, du moins selon
Aristote, admettent des Idées
pour des choses autres que les
substances. -^ Chaque substance
réelle. Le texte est ici un peu
obscur, parce que les expressions
dont se sert Aristote sont trop
peu déterminées; et Ton ne peut
fixer le sens de ce passage que
d'après les théories générales,
soit d' Aristote lui-même, soit de
Platon, qu'il critique. — Qu*en ce
sens que cette substa7ice. Des
commentateurs ont compris au
contraire qu'il s'agissait de l'Idée,
qui ne peut jamais devenir un
attribut. Cette propriété est émi-
nemment celle de la substance,
d'après les Catégories, ch. v,
§ 1, p. 60 de ma traduction. —
Par exemple. L'exemple cité par
Aristote ne concorde pas exac-
tement avec ce qui précède, quel
que soit d'ailleurs le sens qu'on
y donne. Cet exemple prouve
seulement que l'objet qui est
LIVRE I, CHAP. Vil, § 36.
89
que c'est indirectement que le double peut être
éternel. ^^ La conséquence de ceci, c'est que les
Idées sont la substance même des choses, puis-
que, des deux parts, dans le monde des Idées et
dans ce monde-ci, la substance est désignée de
la même manière. Si cela n'était pas, que vou-
drait-on dire en affirmant qu'en dehors des
êtres il existe une autre chose, à savoir, l'Unité
au-dessus de la Pluralité? Mais s'il n'y a qu'un
seul et même g'enre pour les Idées et pour les
êtres qui en participent, il y aura dès lors un
terme commun entre les Idées et les êtres qui
participent des Idées; car entre les Dyades sen-
sibles sujettes à périr, et les Dyades qui, tout en
étant multiples, n'en sont pas moins éternelles,
la Dyade ne peut pas être plus ime et plus iden-
tique qu'elle ne l'est entre la Dyade en soi et
double participe immédiatement
à ridée du double, et qvC'û ne
participe qu'indirectement à ri-
dée de Téternel.
§ 36. Les Idées sofit la substance
même des choses. Ce sens, qui n'est
pas tout à fait conforme au texte
reçu, est emprunté au Commen-
taire d'Alexandre; et il est justi-
fié par le § précédent, oîi il est
dit qu'il n'y a d'Idées que pour
les seules substances. — Si cela
n* était pas. C'est-à-dire, si la
substance des Idées était autre
que la substance des choses
réelles. — S'il n*j/ a qu'im seul et
même genre. C'est-à-dire, si la
substance s'entend des choses
réelles, de même qu'elle s'entend
des Idées. — H y aura dès lors
un ternie commun. Alors les deux
mondes des Idées et des réali-
tés sensibles s'expliquent mu-
tuellement, en se confondant.
— Les Dyades sensibles. C'est-
à-dire, tous les objets qui se
comptent deux par deux, comme
nos mains, nos pieds, nos yeux,
etc., et qui sont destinés à périr,
par opposition aux dualités ma-
thématiques, qui sont éternelles,
mais qui ont de commun avec
90
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
une Dyade particulière. Que si au contraire le
genre n'est pas le même entre les Idées et les
choses, il n'y a plus là qu'une simple homony-
mie, et une ressemblance, qui n'a pas plus de
valeur que si l'on appelait du seul et même nom
d'homme Callias, je suppose, et un morceau de
bois, sans qu'on pût découvrir entre eux la
moindre condition commune.
^^ La critique la plus grave à élever contre
la théorie des Idées, c'est de rechercher en quoi
les Idées peuvent servir à expliquer les choses
sensibles, soit dans ce que ces choses ont d'éternel,
soit dans ce qu'elles ont de passager et de périssa-
ble.^* Ainsi, les Idées.ne peuvent jamais être pour
les choses^ ni causes d'un mouvement, ni causes
d'un changement quelconque. Elles ne peuvent
pas davantage servir, ni à nous faire comprendre
et savoir les autres choses, puisqu'elles n'en
sont pas la substance et que, pour être la sub-
stance des choses, elles devraient être dans les
choses elles-mêmes ; ni servir à faire exister les
les dualités sensibles que c'est
également le nombre Deux qui
les constitue les unes et les au-
tres. Si ce point est commun
entre ces deux genres de duali-
tés, pourquoi la dualité idéale et
une dualité réelle quelconque se-
raient-elles moins identiques ?
— Si.., le genre n'est pas le même.
C*est-à-dire, si la substance idéale
ne se confond pas avec la subs-
tance réelle , si Tldée n'est pas
la chose, et réciproquement.
§ 38. Causes d'un mouvement .
Voir plus haut, ch. vi, § 20. —
Bien que ce soit Ànaxagore. Voir
plus haut, § 13. Il semblerait
résulter de ce passage que c'est
Anaxagore qui a le premier in-
venté la théorie des Idées, même
LIVRE I, CHAP. Vil, § 39.
91
choses, puisqu'elles ne se trouvent pas dans les
êtres qui en participent. A toute force, on pour-
rait supposer qu'elles en sont les causes, comme
la blancheur est une cause dans l'objet blanc
auquel elle est mêlée. Mais cette explication est
trop facile à réfuter, bien que ce soit Anaxagore
qui l'ait avancée le premier, suivi ensuite par
Eudoxe et par bien d'autres après lui. Rien ne
serait plus aisé que d'accumuler une foule
d'objections insurmontables contre cette théorie.
'^ Du reste, quoi qu'on en pense, les Idées ne
peuvent donner naissance aux autres choses
d'aucune des manières où l'on entend ordinai-
rement cette relation. Ainsi, dire que les Idées
sont des exemplaires des êtres et que tout le
reste des choses en participe, ce sont des mots
avant Platon; mais il n*en est
rien, et il s'agit uniquement ici
de la théorie du mélange originel
des choses, à laquelle Anaxagore
a attaché son nom. — Eudoxe,
platonicien, un des élèves directs
du maître. Aristote en parle en-
core comme d'un astronome ;
voir plus loin, liv. XII, ch. vin,
§ 10.
§ 39. Donner naissance aux
autres choses. — C'est-à-dire,
être causes de leur essence ou
de leur existence. — D'aucune
des manières. Sur les différentes
manières dont une chose peut
venir d'une autre, voie plus loin.
liv. V, ch. XXIV. Ces différents
points de vue sont ceux qu'adopte
Aristote lui-même. — De simples
métaphores, bonnes pour lapoésie.
Cette critique est devenue célè-
bre sous cette forme, et elle a
élé mille fois répétée. Aristote
lui-même y est revenu à plusieurs
reprises ; voir les Derniers Ana-
lytiques, liv. II, ch. XIII, § 26,
p. 263 de ma traduction; Topi-
ques j liv. IV, ch. m, § 5, et
liv. VI, ch. II, § 4, page 214;
Météorologie, liv. II, ch. m,
§ 12, p. 126 de ma traduction.
— Les regards fixés sur les idées.
Dans le Timée, p. 134 de la tra-
92
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
parfaitement vides et de simples métaphores,
bonnes pour la poésie. Qu'est-ce que c'est que
de produire une chose quelconque, en ayant les
reg^ards fixés sur les Idées? Une chose peut
très bien ressembler ou dévenir semblable à
une autre, sans même avoir été modelée sur
elle : par exemple, que Socrate existe ou qu'il
n'existe pas, il peut très bien y avoir quelqu'un
qui lui ressemble ; et il en serait évidemment
de même si l'on supposait que Socrate est
éternel.
^ Il pourrait en outre y avoir ainsi plusieurs
Exemplaires pour une seule et même chose; el,
par suite, il pourrait y avoir ég'alement pour
elle plusieurs Idées : pour l'homme, si l'on prend
cet exemple, il y aurait l'Idée de l'animal, l'Idée
du bipède, et en même temps encore l'Idée de
l'homme en soi. ** Ajoutez que les Idées ne
sont pas seulement les exemplaires des choses
duction de M. V. Cousin, il est
dit que Dieu, en créant et en or-
donnant le monde, avait les yeux
fixés sur les Idées. C'est sans
doute à ce passage qu'Âristote
fait allusion. — Que Socrate est
étemel. Comme le sont les Idées,
afin ■ de servir éternellement
d'exemplaire à tous ceux qui lui
ressembleraient. Il y a des tra-
ducteurs qui ont fait de cette
phrase le commencement de la
suivante, au lieu d'en faire la fin
de celle qui précède. Avec
M. Bonitz^ je préfère cette der-
nière interprétation.
§ 40. Pltisieurs Exemplaires,
Objection fort grave contre la
théorie des Idées. Cette objection
est suivie de plusieurs autres
qui n'ont pas le moindre rapport
à Socrate, non plus que celle-ci.
§ 41. A l'égard des espèces
dont il est formé. Ce sens se
LIVRE I, CHAP. Vil, § 43.
93
sensibles ; elles sont leurs propres exemplaires ;
et, par exemple, le g-enre est un exemplaire à
regard des espèces dont il est formé. Il en ré-
sulte alors qu'une seule et même chose peut
être tout à la fois exemplaire et copie. *^ Une
impossibilité, non moins forte, à ce qu'il semble,
c'est que la substance puisse être en dehors de
la chose dont elle est la substance ; et par consé-
quent, comment les Idées, qui sont les substances
des choses pourraient-elles en être séparées?
On prétend bien, dans le Phédon, que les Idées
sont causes de Texistence et de la production
des choses; mais pourtant les Idées elles-mêmes
ont beau exister, les êtres qui en participent ne
se produisent pas sans l'action d'une cause qui
puisse les mettre en mouvement. ^ Et puis, une
foule de choses sont produites par la main de
l'homme, une maison, par exemple, un anneau.
justitie par la leçon que donne
la reproduction textuelle de ce
passage au liv. XIII, ch. v, § 4.
Les derniers éditeurs de la Mé-
taphysique, MM. Schwegler et
Bonitz, ont peut-être poussé le
scrupule trop loin en refusant
de profiter de cette variante au-
torisée par le livre XIII. C'est la
seule qui soit d*accord avec la
pensée de ce § 41 . — Exemplaire
et copie. Ainsi le genre est une
copie de Tldée, et il est un
exemplaire pour les espèces qui
lui sont subordonnées.
§ 42. Une impossibilité non
moins forte. Voir plus loin,
liv. VII, ch. VI, § 7, et ch. xiv,
§ 2, la même critique plus dé-
veloppée. Voir aïissi Derniers
Analytiques, liv. I, ch. xi, § 1,
p. 64 de ma traduction. —
Dans le Phédon. Voir le Phédon,
p. 283 de la traduction de M.
V. Cousin ; voir aussi le Traité
de la Production^ liv. II, ch. ix,
§ 4, p. 166 de ma traduction.
§ 43. Nous ne disons pas, Aris-
tote, en 8*expriraant à la pre-
mière personne, se fait plus
94
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
pour lesquelles nous ne disons pas néanmoins
qu'il y ait des Idées. Pourtant, il est bien clair
qu'une foule d'objets peuvent, ou exister, ou se
produire, par des causes du g^enre de celles qui
produisent les choses que nous venons de
citer.
*^ D'une autre part, si les Idées sont des nom-
bres, peuvent-ils être les causes des choses?
Est-ce en ce sens que chacun des êtres serait
des nombres différents, et qu'ainsi tel nombre
serait l'homme, tel autre serait Socrate, tel
autre Calliets? Mais comment ceux-là seraient-
ils causes de ceux-ci? Il importe peu d'ailleurs
que les uns soient éternels, et que les autres ne
le soient pas. *^Si l'on prétend que les êtres d'ici-
bas sont des proportions et des rapports de nom-
bres, comme l'est en musique l'accord des sons,
il est incontestable alors qu'il doit y avoir une
platonicien qu*il n'est, ou plutôt il
parle au nom des Platoniciens ;
voir plus haut § 31. — Qu*il y
ait des Idées, On a reproché à
Aristote d'avoir ici mal rendu la
pensée de Platon^ qui affirme au
contraire qu'il y a des Idées
mêmes pour les produits de
Tart sortant de la main de
rhomme. Voir la République,
liv. X, p. 239 de la traduction de
M. V. Cousin. — Avec le § 43 cesse
la reproduction textuelle de toute
cette discussion dans le liv. XIII,
ch. IV et Y ; voir plus haut, § 29.
§ 44. Si les idées sont des nom-
bres. Voir plus haut, § 27, la
théorie du nombre idéal, prêtée
à Platon. — Ceux-là, Les nom-
bres idéaux. — Ceux-ci. Les
nombres ordinaires.
§ 45. Sont des proportions et
des rapports de nombres. Et non
plus des nombres mêmes. La
symphonie en musique nest
qu'un certain rapport de nom-
bres, elle n'est pas un nombre
proprement dit. —Dont les choses
LIVRE î, CHAP. VII, § 46.
95
certaine unité dont les choses sont les rapports;
et si cette unité est la matière, il en résulte que
les nombres eux-mêmes ne sont plus que des
rapports d'une chose à une autre chose. Je
m'explique : si Callias est un certain rapport
numérique de feu et de terre, d'eau et d'air, et
s'il est aussi l'homme en soi, l'Idée sera le nom-
bre de quelques autres objets ; l'Idée nombre et
l'homme en soi, qu'en réalité ce soit ou que ce
ne soit pas là un nombre déterminé, ne seront
plus qu'un rapport numérique entre certaines
choses ; ce ne sera plus un nombre proprement
dit; ridée, par cela même, cessera absolument
d'être un nombre quelconque.
*^ Autre objection. De plusieurs nombres, on
peut toujours former un seul nombre. Mais
comment de plusieurs Idées peut-il se former
sont les rapports. C'est la tra-
duction exacte du texte; mais
il vaudrait peut-être mieux tra-
duire : « Où les nombres expri-
ment les rapports des parties ».
— Un certain rapport numérique.
C'est-à-dire que Callias est formé
d'une certaine quantité de par-
ticules de feu, de terre, d'eau et
d'air; et il n'est nombre qu'au-
tant que les rapports de ces
parties peuvent être exprimés
par des nombres proportion-
nels. — Lldée sera le nombre*
M. Bonitz remarque avec raison
qu'Aristote aurait dû dire : u Rap-
port numérique », au lieu de
Nombre. Tout ce § est loin d'être
net; mais les manuscrits n'of-
frent pas de variante qui puisse
éclaircir ces obscurités.— X,7</ée.. .
cessera. Le texte n'est pas tout à
fait aussi précis.
§ 46. De plusieurs nombres.
Tout nombre quelconque peut
être joint à un autre nombre; et
l'addition de ces nombres forme
un nombre nouveau. Mais une
Idée ne peut pas se joindre à
une autre Idée, celle de l'homme
à celle du cheval ; et c'est là une
profonde différence entre les
96
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
une seule Idée? Si Ton dit que ce n'est pas avec
les Idées que se forme le nombre total, mais que
c'est avec les unités dénombrées, comme le nom-
bre dix mille, par exemple, se compose des unités
qui le forment, que sont alors les unités des Idées
les unes par rapport aux autres? Ici Ton va se
créer de bien étrangles difficultés, soit qu'on les
fasse d'espèces dissemblables, et qu'elles ne soient
pas les mêmes les unes par rapport aux autres uni-
tés, soit que toutes les autres unitésd'Idées difTé-
rentes ne se ressemblent pasdavantag^e. En effet,
puisque les Idées sont dénuées de toute qualité,
en quoi pourraient-elles difPérerentre elles? Tout
cela n'est g'uère raisonnable, et c'est en contradic-
tion avec la pensée générale du système. *^ Bien
plus, on sera nécessairement conduit à imaginer
un nombre d'espèce nouvelle, qui deviendra Tob- '
jet propre de l'arithmétique, et à créer tous ces
Intermédiaires, pour les appeler du nom qui leur
a été donné par quelques philosophes. Mais
Idées et les nombres, qu'on vent
cependant identifier. — Si Von dit.
Le texte n*est pas aussi formel;
mais j'ai cru pouvoir ajouter ces
mots pour rendre la pensée
plus claire. — Des Idées. J'ai
ajouté encore ces mots, qui sont
indispensables. Toute la fin de
ce § est d'une concision extrême,
et j'ai dû le développer un peu
pour le rendre plus compréhen-
sible. — Tout cela n*est guère
raisonnable. Le jugement est sé-
vère; mais on ne saurait le dé-
sapprouver, en supposant que
l'analyse d'Aristote soit exactcf.
§ 47. Un nombre d'une nou-
velle espèce. C'est ce que, selon
Aristote, Platon appelait les
Intermédiaires; voir plus haut,
ch. VI, § 8. — Par quelques phi'
losophes. Aristote désigne exprès-
LIVRE I, CHAR VII, § 49.
97
ces intermédiaires, comment existent-ils, et que
sont-ils? De quelle source peuvent-ils venir? A
quoi bon, d'ailleurs, des intermédiaires entre les
choses sensibles de ce monde et les Idées?
^ Il faut supposer aussi que les unités qui en-
trent dans Tune et l'autre Dyade viennent de
quelque Dyade antérieure. Mais c'est là quelque
chose d'absolument impossible; el puis, comment
peut-il se faire que le nombre totalisé devienne
une unité?
*^ Veut-on encore après toutes ces objections
que les unités soient diflerentes les unes des
autres? Alors, il fallait le dire avec précision,
comme le font ceux qui reconnaissent quatre
éléments ou deux éléments; car ces philosophes,
loin de prendre pour principe un terme commun
et vague, comme celui de Corps, qui pourrait
convenir à tous les éléments, spécifient le feu
sèment Platon, ch. vi, § 8. —
Comment... et que sont-ils'^ J'ai
admis ici la variante qu'a adop-
tée M. Bonitz^ et qu'il a tirée de
quelques manuscrits.
§ 48. L'une et Fautive Dyade.
Dans le système platonicien, la
Dyade ne représente pas le nom-
bre Deux; elle représente le
Grand et le Petit; voir plus haut,
ch. VI, § 11 ; ici cependant il sem-
ble bien qu'il s'agit du nombre
Deux, puisque Aristote parle des
unités qui le composent. Mais,
pour comprendre cette objection
T. I.
d' Aristote, il faut se rappeler
que Platon a fait de la Dyade le
principe de tous les nombres.
Aristote demande alors d'où
viennent les unités qui la for-
ment. Elles doivent venir néces-
sairement, d'après le principe
platonicien, d'une autre Dyade, et
ainsi à l'infini.
§ 49. Veut-on. Le texte est
moins précis. C'est la seconde
partie de l'alternative; la pre-
mière partie, celle qui suppose
les unités semblables entre elles^
a été exposée plus haut, § 46. —
7
98
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
OU la terre, laissant de côté la question de savoir
si le mot de Corps est ou n'est pas quelque chose
de commun à tous les éléments qu'ils admettent.
^ Mais ici l'on nous parle de l'unité, qui serait
composée de parties semblables comme le sont
le feu ou l'eau, dont toutes les parties sont simi-
laires. Or, s'il en est ainsi, les nombres ne peuvent
plus être des substances ; et il est évident que,
si Ton croit avoir l'Unité en soi, et qu'on en
fasse un principe, c'est qu'on prend le terme
d'Unité en plusieurs sens ; car autrement cette
unité serait impossible à comprendre.
^* En voulant ramener les réalités à des prin-
cipes, les partisans des Idées composent les
longpueurs avec le long» et le court, c'est à dire
avec le Petit et le Grand ; la surface, avec le
largue et l'étroit ; et le corps, avec l'épais et le
Quatre éléments. C'est EImpédo-
de. — Ou deux éléments. C'est
Anaxagore. — Et vague. J'ai
ajouté ces mots. — Qui pourrait
convenir à tous • les éléments.
Même remarque.
§ 50. Ici. C'est-à-dire, dans la
doctrine platonicienne. — Com-
posée de parties semblables. Voir
plus haut, § 46. —Ne peuvent plus
être des substanccSt parce que
les choses, les substances réelles,
sont toujours composées d élé-
ments divers, et que toutes leurs
parties ne sont pas similaires. —
5t Fon O'oit avoir l'Unité en soi. Le
texte n'est pas aussi précis ; mais
j'ai dû le développer pour rendre
la pensée plus claire.— On/>rcn</. . .
en plusieurs sens. De telle fa-
çon qu'en un sens il y a vrai-
ment unité, et qu'en un autre
sens, Tunité est factice. — Cette
unité. L'expression du texte est
toute indéterminée.
§ 51. Les partisans des Idées.
Aristote ne parle plus ici à la
première personne, comme s'il
était lui-même partisan de la
théorie des Idées ; voir plus haut,
§ 31. — Peut-elle contenir. En
d'autres termes : « Comment de
LIVRE 1, CHAP. VII, § 53.
99
mince. Mais comment la surface peut-elle con-
tenir la lig^ne? Ou, comment le solide contien-
drait-if la ligne et la surface, puisque le largue
et l'étroit sont des g^enres différents, comme le
sont ég'alement Tépais et le mince ? ^* Ainsi
donc, de même qu'il n'y a pas de nombre dans
tout cela, parce que le Peu et le Beaucoup sont
aussi toute autre chose, de même il est clair
qu'aucun des termes supérieurs, par exemple,
le largue, n'est pas le g'enre de l'épais; car alors
le corps se réduirait à une surface d'une certaine
espèce. ^^ Et puis, d'où viennent les points qui
sont dans les corps? Platon lui-même combattait
cette conception particulière du point, comme
étant purement géométrique; mais il appelait le
point le principe de la lig'ne; et il le considérait
souvent de cette façon, pour expliquer les lig-nes
la surface pourra-t-on faire dé-
river la ligne? » puisque ce sont
des genres différents. D'ailleurs,
cette objection, qui est fort sé-
rieuse, ne semble pas ici tenir as-
sez étroitement à ce qui précède.
§ 52. // n'y a pas de nombre
dans tout cela. Ainsi, Aristote
lui-même semble reconnaître
qu'il se laisse aller à une digres-
sion. — Toute autre chose. Que
des lignes et des surfaces ; toute
autre chose que le solide, l'épais
ou le mince, le large ou l'étroit.
— Des termes supérieure. Le so-
lide est un terme supérieur à
celui de surface^ de même que
la surface est supérieure à la
ligne. — Le large. Le large ré-
pond à la surface ; Té pais répond
au corps.
§ 53. D'où viennent les points,
La digression, commencée un
peu plus haut, continue jusqu'à la
fin du §. — Platon... combattait.
On a remarqué que rien de pa«
reil ne se retrouve dans les Dia-
logues tels que nous les avons;
et Ton en conclut que la théorie
indiquée ici devait avoir été expo-
sée de vive voix par Platon, et
qu'elle n'avait pas été écrite par
t
iOO
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
indivisibles. Du reste, comme il faut néces-
sairement que ces lig*nes aussi aient une limite,
le même raisonnement qui, d'après lui, âémon-
trait l'existence de la ligne, démontrait égale-
ment Texislence du point.
^ Une objection générale contre la théorie des
Idées, c'est que, le but de la philosophie étant
de rechercher la cause de tout ce qu'on peut
observer, nous avons négligé ici cet objet capital,
puisque nous ne disons rien de la cause d'où
vient le principe du changement, et que, tout
en croyant expliquer l'essence des choses visibles,
nous ne faisons qu'imaginer d'autres substances
à côté de celles-là. ^^ Quant à savoir comment
celles-ci senties substances de celles-là, nous ne
répondons à cette question que par des mots
tout à fait vides de sens, puisque le mot de Par-
ticipation est, ainsi que nous l'avons déjà remar-
lui. Elle faisait sans doute par-
tie de ces u théories non écrites
de Platon », auxquelles Aristote
avait consacré un ouvrage spécial,
qui n est pas dans le catalogue de
Diogène de Laërce, éd. Firmin-
Didot, p. iiQ. — Combattait, C'est
le mot même dont se sert Aris-
tote; mais par là il veut dire
seulement que Platon renvoyait
à la géométrie, et non à la philo-
sophie^ la question de savoir ce
que c'est que le point.
§ 54. Nous avons négligé. Dans
tout ce passage, Aristote ne
cesse de parler à la première
personne comme s'il était par-
tisan de la théorie des Idées ;
voir plus haut, §§ 31 et 51. —
Le principe du changement. Et
du mouvement ; voir plus haut,
§ 38, et ch. VI, § 20. — Imaginer
d'autres substances. Voir plus
haut, § 29.
§ 55. Des mots tout à fait vides.
Aristote a déjà employé cette
expression sévère; voir plus
haut, § 39. — Ainsi que nous
Savons déjà remat^ué. Voir plus
haut, ch. VI, §§ 6 et 7.
LIVRE I, CHAP. VII, § o7.
101
que, une expression qui ne sig*nifîe absolument
rien.
*• Les Idées laissent ég'alement tout à fait de
côté le principe qui est la base de toutes nos con-
naissances, le principe par lequel ag^issent Tln-
telliçence et la Nature entière, et que nous
plaçons, à titre de cause, parmi les principes que
nous admettons. ^^ C'est que les mathématiques
sont devenues de nos jours toute la philosophie,
parce qu'il faut, dit-on, les cultiver pour pouvoir
comprendre le reste des choses. On pourrait
trouver, en outre, que la substance prétendue
qu'on donne aux choses comme leur matière,
est encore plus mathématique que réelle, et
qu'elfe peut être, comme le Grand et le Petit, un
attribut et une difTérence de la substance et de
la matière, bien plutôt qu'elle n'est la matière
§ 56. Le principe qui est la
hase, La cause finale. Voir plus
haut, ch. VI, § 21. — Par lequel.
Peut être vaudrait-il mieux dire :
« Pour lequel ». Mais Texpres-
sion grecque n'est pas aussi
précise. La nuance est d'ailleurs
peu importante, et la pansée ne
peut faire le moindre doute.
§ 57. Toute la philosophie. Ceci
s'applique plutôt aux Pythagori-
ciens qu'àlecole de Platon. C'est,
d'ailleurs, un reproche qu'on a
fait souvent aux mathématiques
et non sans raison. Elles le mé-
ritent encore de nos jours à cer-
tains égards; et, par exemple,
elles ont essayé plus d'une fois
de s'attribuer la logique, et même
la métaphysique. Descartes, le
grand mathématicien, les avait
cependant averties de n'en rien
faire. Discours de la Méthode,
p. 128, édition V. Cousin. Mais
Pascal n'avait pas tenu compte
de ce sage conseil ; et bien d'au-
tres après lui l'ont imité. — Dit-
on. Voir la République de Pla-
ton, liv. VII, p. 89. traduction
de M. V. Cousin. — La substance
402
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
elle-même. C'est égpalement ainsi qu'aux yeux
des Naturalistes la substance des choses est le
Rare et le Dense, qu'ils reg^ardent comme les
premières différences du sujet, tandis que le
Rare et le Dense ne sont que des rapports de
plus ou de moins.
^* Quant au mouvement, si le Plus et le Moins
sont du mouvement véritable, il est clair que
les Idées aussi doivent être en mouvement. Mais
si les Idées sont immobiles, d'où le mouvement
pourrait-il venir ?
*®0r, en supprimant le mouvement, on anéan-
tit du même coup toute étude de la nature. On
ne peut plus même démontrer, ce qui semblait
pourtant bien facile, que la totalité des choses
considérées forme une unité, puisque, par ce pro-
prétendue. J'ai ajouté ce dernier
mot pour éclaircir la pensée;
voir plus loin, liv. XIV, § 1 . —
Aux yeux des Naturaiistes, Les
philosophes de l'école dlonie.
Voir plus haut, ch. lu, § 12. Voir
aussi la Physique, liv. 1, ch. v,
§ 1, p. 453 de ma traduction.
§ 58. Si le Plus et le Moins,
L'expression du texte est tout à
fait indéterminée; j'ai dû la pré-
ciser. — Si les Idées sorti immo-
biles. C'est un des reproches que
leur fait Aristote ; voir plus haut,
ch. VI, § 20.
§ 59. En supprimant le mou-
vement. Le texte n'est pas aussi
formel. — Toute étude de la na-
ture. C'est ce que Aristote a
prouvé dans tout le cours de son
ouvrage, la Physique, Sans le
mouvement, il n'y a pas de phé-
nomènes; et par conséquent, la
science n'a plus de matière. —
La totalité... forme une unité.
C'est-à-dire, comme la suite le
prouve, que tous les caractères
communs observés dans les in-
dividus puissent former une
unité. — Ce pi*océdé d'absti*action.
Le texte dit positivement : « d'ex-
position ». Voir sur le sens de
ce mot plus loin, liv. III, ch. vi,
§ 8; liv. Xm, ch. ix, § 12;
LIVRE I, CHAP. Vil, § 60.
i03
cédé de TabstracUon, Ton ne fait pas que toutes
les choses qu'on réunit forment une unité réelle,
mais on ajoute seulement une certaine unité, en
supposant qu'on puisse embrasser aussi la tota-
lité des choses qu'on prétend réunir. Cette
conclusion même n'est possible que si l'on accorde
que l'universel est le genre; ce qui, dans quel-
ques cas, n*est pas exact.
•° On ne donne égpalement aucune explication
pour ce qu'on met à la suite des nombres, à
savoir : les long^ueurs, les surfaces et les solides ;
et l'on ne dit, ni comment elles sont, ni comment
elles pourraient être, ni quelles propriétés elles
peuvent présenter. Or, il n'est pas possible que
ce soient là aussi des Idées, puisque ce ne sont
plus des nombres. Les êtres intermédiaires ne
sont pas davantag^e des Idées, puisque ces inter-
médiaires sont des entités mathématiques; et
enfin, les êtres périssables ne sont pas des
liv. XIV, ch. 111, § 4; et dans
les Réfutations des Sophistes,
ch. XXII, § 18, p. 406 de ma tra-
duction. — Uujiiversel. C'est-à-
dire le caractère commun aux
individus du même genre. —
Dans quelques cas. Aristote aurait
dû spécifier ces cas ; mais on
pourrait suppléer assez aisément
à son silence. Le genre repré-
sente Tessence de la chose, tan-
dis que les choses peuvent sou-
vent avoir un attribut commun,
qui ne représente pas le genre
de ces choses, ni leur essence.
§ 60. A la suite des nombres.
Les longueurs, les surfaces, les
solides sont considérés idéale-
ment comme les nombres par les
Platoniciens; mais, à Tégard de
ces nouvelles entités, ils ne se sont
pas prononcés; et Aristote cri-
tique ce silence. — Un quatrième
genre. Les trois premiers sont :
i04
MÉTAPHYSIQUE D'ARiSTOTE.
Idées non plus. Il y aurait donc là, à ce qu'il
semble, un quatrième g^enre à ajouter à tous les
autres.
** En un mot, quand on étudie les éléments
de tout ce qui est, sans faire des distinctions indis-
pensables entre les sens multiples où le mot
d*Êlre peut être conçu, il esl impossible de
découvrir ces éléments. C'est surtout impossible
quand on cherche à savoir de quels éléments les
choses sont formées, en suivant la méthode des
partisans des Idées, On est hors d'état, avec ces
procédés, de dire d'où viennent dans les choses
la passivité ou l'action, ni d'où vient qu'une
chose est droite ; et si Ton y parvient, ce n'est
absolument que pour les substances toutes seules.
Donc, chercher de celte façon les éléments de
toutes choses, ou s'imaginer qu'on les possède,
c'est être ég^alement éloig'né de la vérité. "Com-
ment, en effet, apprendre quels sont les éléments
les Idées confondues avec les
nombres; les intermédiaires ou
nombres idéaux; et enfin les
choses telles que l'observation
sensible nous les donne.
§ 61 . Les sens multiples où le mot
(TÊtre peut être conçu. Voir plus
loin, liv, V, ch. 7, consacré tout
entier à l'explication des divers
sens où l'on peut concevoir la
notion de l'Être.— Des partisans
des Idées. Le texte est moins
formel. — La passivité ou Fac-
tion. Ce sont des modes de la
substance; ce ne sont pas des
substances.— Les éléments de tou-
tes choses. Le texte n'est pas plus
précis; mais la suite montre que
Aristote veut dire ici qu'on ne
doit pas chercher les principes
de tout sans exception, parce
qu'il y a des principes qui sont
la condition préalable de toute
connaissance et qu'on n'a pas
besoin d'étudier spécialement.
§ 62. Sans exception. J'ai ajouté
LIVRE I, CHAP. VII, § 63. iOo
de toutes choses sans exception? Evidemment
il est impossible qu'on possède à cet ég^ard abso-
lument aucunes données préliminaires; car, de
même que, quand on apprend la géométrie, on
peut bien posséder préalablement d'autres
notions que celles-là, mais qu'on ne sait rien à
l'avance des choses spéciales que la science
géométrique doit enseigner, et qu'on désire
apprendre, de môme aussi pour toutes les autres
sciences. *^ Par conséquent, s'il est vrai qu'il y
ait une science de toutes choses, ainsi qu'on
nous l'affirme quelquefois, celui qui recherche-
rait cette science universelle ne devrait donc
posséder aucune espèce de connaissance préa-
lable. Or, rien ne peut s'apprendre qu'à la
condition de certaines notions antérieures, soit
sur toute la chose qu'on veut étudier, soit sur
quelques-unes de ses parties, que d'ailleurs ces
notions préliminaires viennent de démonstrations
ou de définitions. En effet, les éléments au moins
ces mots pour préciser la pensée,
qui n'est pas aussi nette dans le
texte.
. § 63. S'i7 est vrai qu*U y ait une
science de toutes choses. On ap-
prend les solutions de la science
spéciale qu*on étudie; mais on
n'a pas besoin d'apprendre les
axiomes et les principes univer-
sels.— Au moins. J'ai ajouté ces
mots. Pour comprendre une dé-
finition, il faut préalablement
savoir au moins le sens des
mots dont se sert celui qui la
donne. C'est un préliminaire ab-
solument indispensable. — La
science qu'on acquiert par fin-
duction. Voir pour l'induction,
les Premiers Analytiques^ liv. II,
ch. xxiii, § 1, p. 325 de ma tra-
duction. Voir, pour tout ce pas-
sage et pour l'acquisition des
106
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
dont se compose la définition doivent être anté-
rieurement connus et avoir une clarté suffisante,
condition à laquelle est soumise ég*alement la
science qu'on acquiert par l'induction. •* Cepen-
dant, si cette connaissance préalckble de Tensem-
ble des choses est naturellement en nous, il est
bien étrao^e que nous possédions cette science,
qui est la plus haute de toutes, sans nous douter
même que nous la possédions.
•*Et encore, comment sera-t-il donné à quel-
qu'un de connaître les éléments dont cette science
primordiale se compose? Et comment les expli-
quera-t-on clairement? C'est là un difficile
problème, et l'on pourrait fort bien se poser ici
les questions qu'on se pose quelquefois sur les
syllabes formées par certaines lettres. Soit, par
exemple^ la syllabe D S Â. Les uns soutiennent
qu'elle est formée du D, de l'S et de TA ; d'autres
au contraire soutiennent qu'il y a là un son
principes, les Derniers Analyti-
ques, liv. I, ch. I, § 1, p. 2, et
liv. II, ch. XIX, § 4, p. 287 ; voir
-aussi la Morale à Nicomaquef
liv. VI, ch. II, § 3, p. 199 de ma
traduction.
§ 64. Cependant, si cette con-
naissance. La même phrase est
reproduite textuellement daus
les Derniers Analytiques, liv. II,
ch. XIX, § 4. Je ne saurais dire
si c'est la Métaphysique qui en a
la priorité.
§ 65. Qu'on se pose quelquefois
sur les syllabes. Ce rapproche-
ment est assez inattendu et assez
bizarre. — La syllabe DSA. La
leçon ordinaire est SMÂ, au lieu
de DSA ; mais déjà Alexandre
d'Aphrodise la corrige, et il ad-
met la syllabe ZA par Zêta, qui
se prononçait DS ou SD. Voir
plus loin, liv. XIV, ch. vi, ce
qui est dit des trois lettres dou-
bles de l'alphabet grec, Zêta, XI
et Psi. Il est clair qu'il s'agit ici
LIVRE I, CHAP. ViV§ 67.
107
différent, qui n'est aucun de ceux qu'on connaît.
•• Mais peut-on demander encore : Pour les
choses qu'on ne connaît qu'à la condition de les
sentir, comment les connaître si Ton n'en a pas
la sensation ? Cependant, il faudrait qu'on les
connût sans les sentir, si, en effet, les éléments
de toutes choses sont identiques, de même que
les syllabes composées se forment avec les lettres
ordinaires.
" En résumé, il résulte de ce que nous venons
d'exposer que tous les philosophes, à ce qu'il
semble, se sont bien occupés comme nous des
causes qui sont énumérées dans notre Physique,
et en dehors desquelles nous ne saurions en
reconnaître aucune autre. Mais les études dont
ces divers principes ont été l'objet sont bien
vag*ues; et si, à certains égards, on lésa tous
entrevus et indiqués avant nous, à d'autres
égards on peut affirmer qu'on n'en a rien dit.
de la même question ; mais on
pourrait croire que cette fin du §
est une interpolation.
§ 66. Mais, peut-on demander
encore. Le texte n*est pas aussi
précis; j*ai cru indispensable de
marquer clairement que c'est une
dernière objection faite à la théo-
rie des Idées. — Sans les sentir.
J'ai ajouté ces mots. — Sont iden-
tiques. Comme le prétendent les
Platoniciens. V. plus haut, § 46.
§ 67. Dans notre Physique.
Voir la Physique^ liv. II, ch. ni,
§ 10 , p. 23 de ma traduction.
Ce sont les quatre causes que
Aristote a réduites en système, et
qui, selon lui, suffisent à expli-
quer tous les phénomènes. — On
tes a tous entrevus. Il semble, au
contraire, d'après tout ce qui
précède que les philosophes an-
térieurs avaient vu tout au plus
deux des quatre causes : la
cause matérielle et la cause
motrice.
i08
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
**Sur toutes choses, la philosophie première n'a
g'uère fait, ce semble, que bégpayer, parce
qu'elle était jeune alors, et qu'elle en était à ses
débuts et à ses premiers pas. C'est ainsi, par
exemple, qu'Empédocle expliquait la constitution
des os, en disant que c'est une proportion. Il
nous donne cela pour l'essence et la substance
de la chose qu'il prétend décrire. Mais nécessai-
rement l'explication serait tout aussi bonne,
par exemple, .pour la 'chair et pour toute autre
chose, lesquel les sont ég^alemen t des proportions,
à moins que rien au monde ne soit une propor-
tion ; car c'est grâce à la proportion que la
chair, les os et tout autre corps quelconque sont
ce qu'ils sont; ce n'est plus par la matière
qui pourtant, selon Empédocle, est le feu et la
§ 68. La philosophie première.
Il faut entendre ici la philoso-
phie première, au sens où Aris-
tote lui-même Ta précédemment
définie, en d'autres termes, la Mé-
taphysique. — Que bégayer. Voir
plus haut, ch. m, § 28, le passage
oîi Atistote, faisant le plus grand
éloge d'Anaxagore, compare ses
devanciers divers à des gens qui
auraient été dénués presque de
toute raison. — Empédocle, Aris-
tote prend ici Empédocle pour
exemple de Tinsuffisance de
toute la philosophie antérieure.
Cette préférence est peut-être
injuste; et bien d'autres philo-
sophes ont été moins raisonna-
bles encore que lui. Cette criti-
que ne parait pas tout à fait
d'accord avec l'estime qui a été
exprimée plus haut pour Empé-
docle, ch. IV, § 8. — La consti-
tution des os. Aristote revient
sur cette théorie de la proportion
selon Empédocle, Traité de VAme,
liv. I, ch. IV, § 6, page 138 de ma
traduction, et Traité de la Pro-
duction des choses, liv. II, ch. vi,
§ 5, p. 150 de ma traduction. Il
parle encore de la constitution
des os d'après cette théorie,
Traité des parties des animaux,
liv. I, ch. I, p. 642, a, 20, édition
LIVRE T, CHAR VU, § 69.
109
terre, l'air el Teau. Si quelque autre philosophe
eût avancé ces théories, Empédocle lui aurait fait
nécessairement les mêmes objections que nous
lui faisons; mais il est vrai qu'à cet é^ard il ne
s'est pas prononcé très clairement.
'' Quant à nous, quoique nous ayons bien assez
longfuement discuté tous ces points dans ce qui
précède, nous aurons à revenir sur ce sujet, afin
de lever tous les doutes qui pourraient encore
subsister pour quelques esprits; et nos recher-
ches ultérieures profiteront certainement aux
éclaircissements que nous aurons à en tirer.
de Berlin. — Si quelque autre phi-
losophe. Aristote a déjà fait une
objection de ce genre à Anaxa-
gore, plus haut, § 13.
§ 69. Afin de lever toui les dou-
tes. MM. Bonitz et Schwegler
sont d'accord pour trouver que
ce passage annonce formelle-
ment le nio livre, et ils en con-
cluent que le II« livre est mal
placé ici, et qu'il interrompt
toute la suite de la pensée. Ceci
est incontestable. Au fond, il ne
fait que traiter à peu près le
même sujet que le l»' livre, et
c'est là ce qui justifie le titre
que lui ont donné les éditeurs
grecs : « Le petit-premier livre »
(Alpha élatton). Voir pour cette
question, la Dissertation sur la
composition de la Métaphysique.
Le m® livre au contraire se rat-
tache étroitement au premier, et
il en est la continuation régulière.
Le II» livre contient des pensées
qui sont d* Aristote sans doute,
mais ce n'est pas son style ;
c'est peut -être une rédaction
d'un de ses élèves comme la
Grande Morale et la Morale à
Eudème. Voir, sur ces deux ouvra-
ges, mes Dissertations spéciales.
LIVRE II
(petit-premier litre, des scholiâstes grecs)
CHAPITRE PREMIER
Difficulté de découvrir le vrai : le progrès s'obtient par le con-
cours des efforts réunis; la splendeur même des phénomènes
éblouit notre esprit; reconnaissance due à tous ceux qui culti-
vent la science; chacun a son utilité particulière; la philoso-
phie est la science spéculative de la vérité ; elle est la plus vraie
de toutes les sciences, parce que c'est par elle que les autres
peuvent être vraies.
* La découverte de la vérité est tout à la fois
difficile en un sens; et, en un autre sens, elle est
facHe. Ce qui prouve cette double assertion, c'est
que personne ne peut atteindre complètement le
vrai, et que personne non plus n'y échoue com-
plètement^ mais que chacun apporte quelque
§ 1. Atteindre complètement le
vrai. Cette théorie a été reprise
par rÉcIectisme de nos jours, et
c'est une des plus vraies qvC'û
ait soutenues. — N'y échoue
complètement. En d'autres ter-
mes, il n'y a jamais d'erreur ab-
solue, non plus que d'absolue
vérité ; et c'est là ce qui permet
d'emprunter à chaque système
ce qu'il a de vrai, en le jugeant
d'après le système qu'on doit
avoir soi-même préalablement.
— L'on n'y contiibue que pour
peu de chose. Cette pensée est
profondément juste, et l'on peut
en vérifier de nos jours l'exac-
titude aussi bien qu'au temps
d'Aristote. — De tous les efforts
réunis. Depuis deux mille ans,
LIVRE II, CHAP. I, § 2.
iii
chose à Texplication de la nature. Individuelle-
ment, ou Ton n'y contribue en rien, ou Ton n'y
contribue que pour peu de chose; mais de tous
les efforts réunis, il ne laisse pas que de sortir
un résultat considérable. * Si donc il nous est
permis de dire ici, comme dans le proverbe:
a Quel archer serait assez maladroit pour ne pas
a mettre sa flèche dans une porte ?» à ce point
de vue, la recherche de la vérité n'offre point
de difficulté sérieuse; mais, d'autre part, ce qui
atteste combien cette recherche est difficile,
c'est l'impossibilité absolue où nous sommes,
tout en connaissant un peu l'ensemble des
choses, d'en connaître ég^alement bien le détail.
Peut-être aussi, la difficulté se présentant sous
deux faces, il se peut fort bien que la cause de
notre embarras ne soit pas dans les choses elles-
mêmes, mais qu'elle soit en nous. De même que
les oiseaux de nuit n'ont pas les yeux faits pour
les choses n'ont pas changé, et
le spectacle que nous offrent les
sciences est aujourd'hui le même
chez nous que chez les Grecs.
Seuleipent le théâtre est beau-
coup plus vaste, et les amis de la
science sont plus nombreux;
mais ils ne sont pas plus ardents
ni plus sagaces.
§ 2. Dans le proverbe. Le sens
de ce proverbe est évident; et
une porte est un but tellement
large que Tarcher le plus mala-
droit ne pourrait pas manquer
d'y mettre sa flèche. MM. Schwe-
gler et Bonitz s'étonnent avec
raison qu'Erasme, Chil. I, cent. VI,
36, ait essayé d'y trouver un
autre sens, ingénieux mais faux.
— En connaissant un peu l'en-
semble. Voir plus haut, liv. I,
§ 10 ; voir aussi les Premiers Ana-
lytiques j liv. II, ch. XXI, § 8,
p. 311 de ma traduction; et aussi
Physique^ liv. I, ch. i, § 4, p. 431.
— Mais qu'elle soit en nous. Il y a
112
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
supporter Téclat du jour, de même rintelligpenee
de notre âme éprouve un pareil éblouissement
devant les phénomènes qui sont par leur nature
les plus splendides entre tous. ' Du reste, il est
de toute justice d'avoir de la reconnaissance
non-seulement pour ceux dont on approuve les
doctrines en les par tag*eant, maisencore pourceux
dont on trouve les recherches trop superficielles.
Même ceux-là ont contribué, pour une cer-
taine part, au résultat commun en préparant
d'avance pour nous la conquête de la science.
Si Timothée n'avait pas vécu, une bonne partie
de la musique nous manquerait encore; et sans
Phrynîs, il n'y aurait pas eu de Timothée. La
même remarque s'applique tout aussi juste-
ment aux philosophes qui ont travaillé à dé-
couvrir la vérité. Quelques-uns ont su nous
transmettre des théories exactes, et les autres
ici comme un avant-goût de Ja
méthode de Kant; voir la CW-
tiquc de la raison pure^ Préface,
p. 15 de la traduction de M. Tissot.
— De même que les oiseaux de
nuit. La pensée est juste; mais
cette comparaison doit paraître
bien peu conforme au style habi-
tuel d'Aristote. — ^intelligence
de notre âme. C'est la traduction
mot à mot du texte; mais je
doute qu'Aristote eût jamais em-
ployé cette expression.
§ 3. D'avoir de la reconnais^
sauce. Voir une pensée toute pa-
reille. Réfutations des Sophistes,
ch. XXII, § 10, p. 436 de ma tra-
duction. — Timothée j de Milet,
poète et musicien fameux. Ce fut
lui qui ajouta quatre cordes à a
lyre, et produisit par là des effets
d'harmonie inconnus jusqu'à Im.
Il vivait vers l'an 400 avant J.-C.
— Phrynis, également de Milet,
musicien célèbre vers l'an 450
avant J.-C— Ont fait que ceux-là
ont été possibles. C'est une observa-
tion qu'on peut vérifier sur toute
LIVRE II, CHAP. I, § 5.
113
ont fait que les travaux de ceux-là sont devenus
possibles.
*0n a bien raison encore d'appeler la philoso-
phie la science spéculative de la vérité, puisque
le but de la spéculation, c'est de connaître le
vrai, tout comme Tobjet de la pratique c'est
d'agir et de produire. En effet, lors même que les
g^ens pratiques se proposent de savoir d'une chose
comment elle est, ce n'est pas la cause essen-
tielle de la chose qu'ils regardent; et ils con-
sidèrent uniquement la cause relative et ac-
tuelle. ^Or, on ne peut pas savoir la vérité si l'on
ne connaît pas la cause. Mais une chose est
excellemment ce qu'elle est, entre toutes les
autres choses de même genre, quand c'est de
celle-là que les autres choses reçoivent leur
dénomination synonyme et substantielle. Ainsi,
le feu est excellemment le plus chaud de tous
riiistoire des sciences^ depuis les
Grecs jusqu*à nous.
§ 4. La philosophie. Voir plus
haut, liv. I, ch. i, § 19. — La
cause relative et actuelle. Voir
plus haut, liv. I, ch. i, § 10, où
Aristote montre^ par Texemple de
la médecine, que la pratique a
surtout pour objet de connaître
le particulier et non le général.
Le médecin doit guérir.
§ 5. Si Vofi ne commit pas la
cause. Voir plus haut, liv. I, ch. i,
§ 12. C'est d'ailleurs un principe
fondamental qu Aristote a répété
T. I.
cent fois. Les sciences de nos
jours veulent au contraire bannir
de leur sein et détruire Tidée de
cause. C'est une erreur énorme,
et la science ne tardera pas à en
revenir. — De même genre. J'ai
ajouté ces mots, qui m'ont paru
un complément indispensable, et
que le contextejustifie pleinement.
— Leur dénomination synonyme
et substantielle. C'est la paraphra-
se du mot u Synonyme » dont
on peut voir le sens d'après Aris-
tote, Catégories f ch. i, § 1, p. 53
de ma traduction.
8
iU MÉTAPHYSIOLK DAHISTOTE.
les corps, parce que c'est lui qui, dans tous les
autres, produit la chaleur. ^Par une conséquence
évidente, ce qu'il y a de plus vrai au monde,
c'est ce qui est cause de la part de vérité que
les choses subordonnées peuvent encore avoir.
Voilà comment les principes des choses éternel-
les sont to.ujours aussi les plus vrais de tous ;
car ceux-là ne sont point d'une vérité passagère
et accidentelle. Pour eux il n'y a rien qui
puisse être cause de leur être; ce sont eux, tout
au contraire, qui communiquent l'existence à
tout le reste; d'où l'on peut conclure qu'au-
tant une chose a d'Être, autant aussi elle a de
vérité.
§ 6. Autant une chose a (VÊtrc, première de toutes, c'est la sub-
II faut se rappeler que, dans le stance, fondement de toutes les
système d'Aristote, l'Etre a des qualités qu'elle peut successive-
degrés qu'il distingue avec le ment recevoir, sujet de tous les
plus grand soin; voir plus loin, attributs. Voir les Catégories,
liv. V, ch. 7, la définition de ch. v, § 3, p. 61 de ma tra-
l'Ëtre dans toutes ses nuances. La duction. •
LIVRE II, CHAP. II, § 2.
115
CHAPITRE II
Nécessité absolue d'un premier principe en toutes choses ; impos-
sibilité d'une série infinie sous le rapport de la matière, du
mouvement, du but final et de Tessence ; double sens de l'idée
de génération ; simple succession dans le temps ; conséquen-
ces fâcheuses de la doctrine qui admet la série infinie des
causes.
* Qu'il y ait en toutes choses un principe supé-
rieur, et que les choses ne puissent pas être
infinies en succession directe pas plus qu'en
espèce, c'est là une vérité de toute évidence.
* Ainsi d'abord, sous le rapport de la matière,
il est impossible que ce soit à l'infini qu'une
chose vienne d'une autre : la chair, par exem-
ple, venant de la terre, la terre venant de l'air,
l'air venant du feu, et que cette succession ne
s'arrête point. En second lieu, la série infinie
%i. Qu'il y ait en toutes choses U7i
principe. On peut retrouver dans
ce second chapitre non-seulement
les pensées d'Aristote ; mais en-
core presque tout son style. — ^;i
succession directe. C'est-à-dire,
une chose étant causée par
celle qui la précède, cette se-
conde par la troisième, et ainsi
de suite à Tinâni. — Pas plus
qu'en espèce* C'est-à-dire qu'une
même chose ne peut avoir un
nombre intini de causes diverses.
Voilà les deux questions qui se-
ront exposées dans tout ce cha-
pitre; la première, du § 2 au
§ 13 inclusivement; la seconde,
dans le § 14.
§ 2. Sous le rapport de la ma-
tière. C'est le premier des quatre
principes d'Aristote, la cause
matérielle» — Le principe du mou-
116
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
est ég'alement impossible en ce qui concerne le
principe du mouvement : par exemple, il ne se
peut pas que Thomme soit mis en mouveitent
par Tair, que Tair soit mis en mouvement par
le soleil, que le soleil le soit à son tour par la
Discorde des éléments, et que cette série soit
absolument sans terme. De même encore pour
le but final, la série ne peut pas être davantag*e
poussée à Tinfîni : la promenade a lieu en vue
de la santé; la santé, en vue du bien-être; le
bien-être, en vue d'une autre chose; et il ne se
peut pas qu'il en soit ainsi de suite à Tinfini,
une chose étant toujours faite en vue d'une
autre chose. La même remarque s'applique tout-
à-fait aussi à la cause essentielle.
^ Quant aux termes moyens au-dessus et au-
dessous desquels sont placés le premier et le
dernier, c'est nécessairement le terme supérieur
qui est la cause de tous ceux qui viennent après
lui. ''Aussi, trois termes étant donnés, si nous
avions à dire quel est celui qui, entre les trois,
est la cause des deux autres, nous dirions sans
vcmput. C'est le second principe,
la cause motrice. — Le but filial.
Troisième principe, la cause
tinjile. — La cause essentielle.
Quatrième et dernier principe.
§ 3. Quant aux termes moyens.
C'est-à-dire, les causes intermé-
diaires entre la première et la
dernière cause, quel que soit le
nombre de ces intermédiaires.
— Au-dessus et au-dessous des-
quels. Le texte dit précisément :
« En dehors desquels >». Ce qui
suit justifie la traduction que
j'ai cru devoir adopter.
§ 4. Ne peut être cause de rien.
LIVRE II, CHAP. II, § 5.
417
hésiter que c'est le premîer. En effet, il n'est
pas possible de prendre le dernier terme pour
cause des autres termes, puisque le terme qui est
à la fin de la série ne peut être cause de rien ;
et ce n'est pas davantag*e le terme du milieu,
puisqu'il ne pourrait jamais être cause que d'un
seul terme. D'ailleurs, il importe peu qu'il y ait
un terme moyen unique, ou qu'il y en ait plu-
sieurs, ni qu'ils soient infinis ou limités. Pour
l'infini de cette espèce, et, d'une manière g*éné-
rale, pour l'infini, toutes les parties qui le for-
ment sont ég*alement des moyens termes jus-
qu'au dernier, de telle sorte que, s'il n'y a pas
de premier terme, il n'y a plus absolument de
cause. ^ Mais il n'est pas possible davantag*e
d'aller à l'infini en descendantpar en bas, quand
le haut est le point de départ, comme dans cette
série descendante, l'eau venant du feu, la terre
venant de l'eau, et ainsi de suite à l'infini^ un
Attendu qu'il n*a rien après lui,
et qu'il ne peut être qu'effet et
jamais cause. — D*un seul terme.
Cause du terme qui serait avant
lui, si la série allait en remon-
tant; cause du terme qui serait
après lui, si elle allait en des-
cendant. Il n'y a donc que le
terme initial qui puisse être
cause des deux suivants, soit en
haut, soit en bas. — S'il ny a pas
de premier terme. Et c'est ce qui
arriverait si Ton suppose, que la
série peut être infinie dans un
sens ou dans Tautre. — // n*i/ a
pliis absolument de cause. Et dès
lors, il n*y a plus de science pos-
sible^ puisque la science repose
tout entière sur l'idée de cause,
comme Aristote Ta dit souvent.
§ 5. Par eu bas. C'est-à-dire, en
descendant d'une cause supé-
rieure à son effet immédiat, qui
lui-mémo devient cause à 1 égard
de l'effet suivant; et ainsi de
suite, à rinâni.
118
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
nouveau genre d'élément succédant sans fin à
un autre.
® C'est qu'en effet on peut entendre en deux
sens cette expression qu'Une chose vient d'une
autre ; non pas en ce sens où l'on dit qu'une
chose vient dans le temps après une autre chose,
comme les Jeux Olympiques viennent des Jeux
Isthmiques, mais dans ce sens où l'on dit, par
exemple, que de l'enfant qui se développe vient
l'homme, et ou que l'air vient de l'eau. ^ Quand
on dit que l'homme vient de l'enfant, on entend
que l'être qui est devenu quelque chose, vient
de ce qui devenait; en d'autres termes, que l'être
accompli vient de l'être qui tendait à s'accom-
plir. On voit qu'il y a toujours ici une sorte
d'intermédiaire; et de même qu'entre être et
ne pas être il y a devenir, de même ce qui
devient est intermédiaire entre ce qui est et ce
qui n'est pas. Le disciple qui apprend quelque
science est en voie de devenir savant; et c'est
§ 6. Deux sens. Dans ce qui
suit, le texte énumëre trois sens
et non deux. — Qu*Une chose vient
(Tune auti^. Notre langue ne
rend pas complètement la nuance
qu'a l'expression grecque. Peut-
être aurait-il fallu traduire :
« Qu'une chose vient après une
autre w. C'est ce que j'ai fait un
peu plus bas. Voir plus loin la
Métaphysique^ liv. V, ch. xxiv.
— Non pas en ce sens. J'ai adopté
la variante de M. Bonitz, justifiée
par le commentaire d'Alexandre
d'Aphrodise.
§ 7. Vétre qui est devenu quel-
que chose. C'est-à-dire, l'homme.
— De ce qui devenait. C'est-à-
dire, l'enfant. L'homme est ar-
rivé au terme du développement ;
l'enfant ne faisait qu'y tendre. —
Intermédiaire entre ce qui est et
LIVRE II, CHAP. II, § 9.
ii9
pour cela qu'on peut dire de celui qui apprend
ce qu'il ne sait point encore, qu'il devient savant.
Mais quand on dit que l'eau vient de Tair, il faut
que l'une des deux choses ait été détruite. ^ Aussi,
les deux premiers termes pris pour exemple ne
peuvent-ils venir réciproquement l'un de l'autre :
d'homme, on ne devient point enfant; car ce qui
est définitivement produit ne vient pas précisé-
ment du devenir, mais plutôt après le devenir.
C'est de la même manière que le jour qui brille
vient de l'aube, parce que le jour brille après
l'aube ; mais à l'inverse, l'aube ne vient pas du
jour, tandis que les deux autres termes, l'air
et l'eau, peuvent faire retour de l'un à l'autre
réciproquement.
^ Du reste, dans les deux cas, il est bien im-
possible d'aller à l'infini, attendu que, dans le
premier cas, les intermédiaires ont nécessaire-
ment une limite, et que, dans le second, les termes
ce gui n*cst pas. Et ici c'est entre
renfant, qui est enfant, et Thom-
rae, qui n'est pas encore.— L'une
des deux choses ait été détruite. On
pourrait bien en dire autant de
Tenfant et de l'homme, puisque
l'enfant cesse d'être enfant en
devenant homme; mais l'être, loin
d'être détruit pour devenir hom-
me, se complète en devenant ce
qu'il n'était pas.
§ 8. Ce gui est définitivement
produit,Et ici,c'e6t Thomme après
l'enfant. — L'air et Veau, J'ai
ajouté ces mots pour que la pen-
sée fût tout-à-fait claire. — Faire
retour de Vun à l'autre. L'air se
changeant en eau et l'eau se chan-
geant en air, selon la physique
très-imparfaite des Anciens.
§ 9. Dans le premier cas. Celui
de l'enfant qui devient homme;
voilà les deux extrêmes entre les-
quels se meut le Devenir.— Dans
le second. Celui de l'air et de
l'eau, qui se changent l'un dans
120
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
peuvent se changer F un dans l'autre, la des-
truction de celui-ci étant la production de celui-
là. *^ En même temps, c'est une impossibilité
non moins grande que le premier terme, qui est
éternel, puisse jamais être détruit, puisque le
devenir n'étant point infini en remontant, il en
résulterait nécessairement qu'un primitif qui
se détruirait pour produire quelque autre terme,
ne serait plus éternel ; ce qui ne se peut pas
davantag^e. " Une autre considération, c'est que
l'objet en vue duquel quelque chose a lieu est
une fin ; et la fin est précisément ce qui ne se
fait plus en vue d'autre chose, mais au contraire,
ce en vue de quoi tout le reste se fait. Par con-
séquent, si c'est bien là le rôle du terme dernier,
il n'y a plus d'infini ; et si le dernier terme n'est
pas cela, il n'y a pas de but final, en vue duquel
puisse se faire quelque chose. Ajoutez que les
philosophes qui soutiennent la doctrine de la
série à l'infini, ne s'aperçoivent pas que, du
même coup, ils nient et détruisent toute idée du
bien. Cependant personne ne voudrait mettre
Taulre par la disparition succes-
sive de l'un des deux.
§ 10. Qui est éternel. Il aurait
fallu justifier cette assertion; on
ne voit pas ici sur quoi elle s'ap-
puie ; et rien dans ce qui pré-
cède ne la faisait attendre. —
Qui se détruirait. Comme l'air se
détruit en produisant Feau; et
réciproquement.
§ 11. Est une fik. C'est la cause
finale, pour laquelle il y a encore
moins de progrès possible à l'in-
fini que pour la cause matérielle.
Le mot même de fin le dit assez.
— Plus d'infini. Pour la série des
LIVRE II, CHAP. II, § i3.
121
la main à une œuvre quelconque, s'il ne pensait
pas devoir aboutir à une certaine fin. Il n'y
aurait pas l'ombre de raison dans de tels actes ;
car, pour peu qu'on soit raisonnable, on n'ag*it
jamais qu'en vue de quelque résultat final.
Or, ce résultat dernier, c'est une limite ; et
la fin qu'on se propose est la limite où l'on
s'arrête.
** Quant à l'essence, c'est-à-dire ce qui fait
qu'une chose est ce qu'elle est, il n'est pas pos-
sible non plus de rapporter sans fin la définition
d'une chose à une autre définition ; ce ne serait
qu'accumuler des mots inutiles; car toujours
la définition précédente est plus définition que
la suivante, et la dernière n'est plus même une
définition. Si la première ne convenait déjà pas
très-bien au sujet défini, à plus forte raison la
dernière définition lui convient-elle bien moins
encore.
*^ Cette doctrine de la série infinie a un autre
tort : c'est d'anéantir la science. Il n'est pas
causes, qui se trouve limitée pré-
cisément par le but final qu'on
se propose. — De ia série à C in-
fini. Le texte n*est pas tout-à-
fait aussi formel.
§ 12. Quant à Vessence, C'est
la cause essentielle, après la cause
finale. — C'est-à-dire ce qui fait
qu'une chose est ce qu'elle est. J'ai
ajouté toute cette paraphrase. —
Sans fiîi. Ces mots qui me semblent
indispensables ne sont pas dans
le texte. — A'e convenait déjà pas
très-bien. Puisqu'on croit devoir
la compléter par une autre.
§ 13. De la série infinie. J'ai
ajouté ces mots, que justifie le
contexte. — Jusqu'aux indivi-
122
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
possible, en effet, de savoir quoi que ce soit
avant d'en être arrivé jusqu'aux indivisibles.
Sans cela, on est hors d'état de rien connaître;
car comment la pensée pourrait-elle parcourir
tous les infinis de ce genre? C'est qu'il n'en est
pas pour la pensée comme pour la lig^ne; les di-
visions de la lig^ne peuvent être infinies et ne
pas s'arrêter, tandis que la pensée n'est possible
qu'à la condition d'un temps d'arrêt. Aussi,
même en parcourant une lig'ne infinie, on n'es-
saiera jamais d'en compter les divisions. Bien
plus, la pensée ne peut nécessairement conce-
voir la matière que dans un objet en mouve-
ment; et il est impossible que rien de réel soit
infini. Si le réel pouvait être infini, l'être de l'in-
fini ne serait pas du moins infini.
"Enfin, si c'étaient les diverses espèces de
causes qui pussent être en nombre infini, cela
seul suffirait pour rendre encore impossible une
connaissance quelconque, puisque nous ne
croyons connaître les choses que quand les
siOles, C*est-à-(lire aux principes
irréductibles, aux axiomes qui
n'ont pas besoin d'être démon-
trés, et dont l'évidence sert à dé-
montrer tout le reste. Voir les
Derniers Analytiques, liv. I, ch.
m, § 4, p. 16 de ma traduction.
— Véb^e de rinfini, M. Bonitz
trouve avec raison tout ce pas-
sage fort obscur ; et, malgré tous
mes efforts, je ne me flatte pas
de l'avoir éclairci.
§ 14. Les diverses espèces de
causes. Voir plus haut le § 1. —
Que quand les causes fious en
so?it connues. C'est le principe
même de la démonstration ;
ridée de cause en est le fonde-
LIVRE II, CHAP. III, § {. 123
causes nous en sont connues, et qu'on ne pour-
rait absolument pas parcourir, dans un temps
fini, rinfini formé par Taccumulation de toutes
ces espèces de causes.
CHAPITRE m
De la méthode à suivre en philosophie et des divers modes
d'exposition; influence do l'habitude sur les auditeurs et les
élèves ; exemple des lois ; des formules mathématiques ; limites
dans lesquelles il faut les employer; on ne doit pas confondre
la science et la méthode qu'on y applique ; méthode propre à
Tétude de la nature.
* L'enseig^nement dépend beaucoup des habi-
tudes qu'ont les auditeurs qui le reçoivent: Nous
aimons qu'on nous parle sous la forme qui nous
est familière; et tout ce qui s'en écarte n'a plus
la même action sur nous; il suffit que cela con-
trarie nos habitudes pour que les choses nous
deviennent d'un accès plus difficile, et pour
ment. - Par raccumulation de fragment placé ici sans aucime
toutes ces espèces. Le texte est raison particulière. Ces idées ne
moins précis. sont pas d'ailleurs étrangères à
§ i . L enseignement dépend celles d'Aristote ; voir la Morale
beaucoup, 11 est évident que ce à Nicomaque^ liv. I, ch. i, § 14,
chapitre ne tient, ni à ce qui pré- p. 7 de ma traduction, et la A/o-
cède, ni à ce qui suit ; c'est un raie à EudèmCy liv. I, ch. vt.
i24
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
qu'elles nous semblent encore nous être plus
étrangères; tandis qu'une chose présentée sous
la forme qui nous est ordinaire paraît plus aisée
à comprendre. * Les lois montrent bien jusqu'où
peut aller cette influence de l'habitude. Les fa-
bles et les lég'endes puériles ont plus de force
que quoi que ce soit pour faire connaître les lois,
g'râce uniquement à la tradition. ^ Il n'y a donc
pas à s'élonner de ce que les uns n'accueillent
les leçons du maître que s'il leur parle avec les
formes mathématiques; et de ce que les autres
préfèrent les exemples, pendant que d'autres en-
core ne veulent croire qu'au g*rave témoig^nag'e
d'un poète. Ceux-ci exig*ent la plus rig^oureuse
exactitude; ceux-là au contraire se choquent de
tout ce qui est précis, soit par incapacité de
suivre le fil du raisonnement, soit par dédain
pour ce qu'ils croient des minuties. La précision
des détails ne laisse pas en eflet que d'avoir
§ 4, p. £24. On reconnaît beau-
coup moins le style ordinaire
d'Aristote dans ce chapitre que
dans le précédent.
§ 2. Ont plus de force que quoi
que ce soit pour les faire connai-
tre. Le sens que je donne à ce
passage s'éloigne du sens ordi-
nairement suivi ; mais je crois
que celui que j'adopte est beau-
coup plus acceptable, au point de
vue de la logique et même de la
grammaire. — A la tradition.
Ou, (( à l'habitude », avec laquelle
la tradition se confond. Voir plus
loin, liv. XII, ch. viii, § 18, des pen-
sées analogues sur la tradition.
§ 3. // n'y a donc pas à s'éton-
ner. Toutes ces observations sont
vraies; mais on peut trouver
qu'elles ne sont pas ici à leur
place, et même qu'elles sont assez
mesquines pour un traité de
Métaphysique. Voir la Morale à
LIVRE II, CHAP. III, § 5.
12o
cette apparence; et elle semble à quelques-uns
n'être pas Irès-dig^ne d'un homme libre, pas
plus dans les recherches scientifiques que dans
les discussions d affaires. *0n doit donc se bien
rendre compte de la méthode qu'on emploiera
selon les cas; et il faut prendre g'arde de ne pas
commettre la faute de mêler l'étude de la science
elle-même avec l'étude de la méthode qu'on veut
suivre. Réussir n'est génère plus facile d'un côté
quedel'aulre. Larig'ueurmathématiquen'estpas
à exig'er en toutes choses; et elle n'est de mise
que pour celles qui sont sans matière. '^ Aussi,
n'est-ce point là la méthode qu'il faut adopter
dans l'étude de la nature, puisque la nature
tout entière, peut-on dire, n'est que matière.
Ici, la première question est donc de savoir ce
qu'est la nature. Cette question résolue, on verra
clairement quel est l'objet de la Physique; et
NicomaquCi liv. IV, ch. iv, § 2,
p. 103 de ma traduction, sur le
milieu en toutes choses.
§ 4. Qu'on emploiera selon les
cas. On pourrait croire qu'on lit
ici un traité de rhétorique. — La
rigueur mathématique. Voir plus
loin, liv. IV, ch. v, § 3; liv. IX,
ch. VII, § 1 ; liv. XIII, ch. m,
§ 1. — Morale à Nicomaquef
liv. I, ch. I, § 7, p. 14 de ma
traduction; et Politique, liv. VI,
ch. 1, § 1, p. 293.
§ 5. Dans l'étude de la nature.
Il semblerait d'après ce passage
que ce chapitre m appartiendrait
à la Physique. — Quel est l'objet
de la Physique. Même remarque.
D'ailleurs, le mot du texte qui
répond à celui de Physique n'est
pas le mot dont se sert habituel-
lement Aristote, pour exprimer
cette pensée. — Et Von saura.
Cette dernière phrase, qui a évi-
demment pour objet de rattacher
ce troisième chapitre à ce qui
suit, devrait être rejetée du texte,
quoique toutes les éditions la
i2(3 MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
Ton saura si c'est une seule science, ou si ce sont
plusieurs sciences qui ont à étudier les causes et
les principes.
donnent ; et déjà Alexandre trancher, comme une interpola-
d'Aphrodise propose de la re- tîon maladroite.
LIVRE III
CHAPITRE PREMIER
Utilité de bien poser les questions pour arriver sûrement aux
solutions qu'on cherche ; impartialité vis-à-vis de tous les sys-
tèmes ; énumération des questions préliminaires ; indication spé-
ciale de quelques-unes des plus importantes, et notamment de
la nature particulière des principes, selon qu'on les sépare
des choses ou qu'on les trouve dans les choses mômes.
* Dans rintéret de la science que nous cher-
chons à déterminer, un premier soin lout-à-fait
nécessaire, c'est d'indiquer les questions préli-
minaires que nous devons traiter avant toutes
les autres. Ces questions sont d'abord celles que
les philosophes ont discutées en sens contraires,
et, indépendamment de ces questions contro-
versées, celles qui ont pu être omises par nos
devanciers. * Pour arriver aux solutions vraies
§ 1. Un premier soin tout-(i- fait sens conbmires. Voir des pensées
nécessaire. On doit admirer ici la analogues dans le Traité du Ciei^
prudente méthode qu' adopte Aris- liv. 1, eh. x, § 1, p. 85 de ma
tote. Les raisons qu^il en donne traduction,
sont d'une solidité qui n*a d*égale % 2, La conclusion définitive et
que leur clarté. — Discutées en «fl/w/Wwawfe. Il m'a fallu ces deux
i28
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
qu'on désire, il faut préalablement bien poser les
problèmes; car la conclusion définitive et satis-
faisante qu'on obtient n'est que la solution des
doutes qu'on avait tout d abord soulevés. Il n'est
g-uère possible de défaire un nœud si l'on ignore
comment il a été noué ; et c'est la question que
rintellig-ence se pose qui nous montre le nœud*
de la difficulté pour l'objet qui nous occupe.
L'esprit, quand il est embarrassé par un doute,
est à peu près dans le cas d'un homme charg'é
de chaînes. Des deux parts, on est hors d'état de
pouvoir ayancer et faire un pas. ^ C'est déjà là
un motif pour passer premièrement en revue
toutes les difficultés du sujet. Mais à ce motif,
s'en joint un second : c'est que, si l'on se livre à
des recherches avant de s'être posé les questions
qu'on veut résoudre, on fait à peu près comme
ceux qui marchent sans savoir où ils vont; et, en
outre, on s'expose à ne pas même savoir recon-
naître si l'on a trouvé, ou si l'on n'a pas trouvé
ce qu'on cherche. Dans cette situation, on ne voit
pas clairement le but qu'on poursuit, tandis que
mots pour rendre toute l'expres-
sion (lu texte. — Le nœud de la
difficulté. Le texte dit simple-
ment : « Cela ». — Vn homme
chargé de chaînes. Dans la Morale
à Nicomaque, liv. VII, ch. m,
§ 8, p. 247 de ma traduction, on
trouve ime comparaison analo-
gue, et l'on y parle aussi des
chaînes de l'esprit.
§ 3. Sans savoir où ils vont.
Le but de la méthode est préci-
sément de montrer le véritable
chemin, comme l'indique le titre
même du « Discours » de Des-
cartes. Toute philosophie qui se
.LIVRE III, CHAP. I, § 5.
129
ce but est de toute évidence, si tout d'abord on
s'est bien posé les questions à débattre. * Enfin,
on est nécessairement bien mieux en mesure de
jug'er, lorsque l'on a entendu toutes les opinions,
qui se combattent entre elles comme le font les
plaideurs devant un tribunal.
' Pour nous, la question qui se présente la
première est celle que nous avons sig'nalée dans
notre Introduction : Est-ce à une seule science,
est-ce à plusieurs sciences distinctes qu'il appar-
tient d'étudier les causes des choses? La science
que nous cherchons doit-elle se borner à con-
naître les premiers principes de l'Etre? Ou ne
doit-elle pas s'étendre aussi jusqu'aux principes
de démonstration, dont tout le monde se sert? Et
par exemple, ne doit-elle pas se demander s'il est
comprend bien elle-même a une
théorie de la méthode.
§ 4. Bien mieux en mesure de
juger. Voir le Traité du Ciely
loc. cit., et aussi le Traité de
VAme, liv. I, ch. ii, § 1, p. 107
de ma traduction. Aristote n'a
jamais varié sur ces principes de
la méthode; et il y est revenu à
plusieurs reprises. Il faut remar-
quer aussi son respect pour le
passé, qu'il interroge toujours
avec la plus sérieuse attention.
Descartes n'a pas été aussi sage
et aussi prudent. Il a trop dédai-
gné ses prédécesseurs.
§ 5. Dans notre Introduction,
T. I.
C'est le mot même du texte. Ce
passage semble tout d'abord se
rapporter à la fin du livre II ; mais
il peut bien se rapporter aussi au
livre I, ch. ii, §§ 18, 19 et 20, où
Aristote établit la supériorité de
la philosophie sur toutes les au-
tres sciences. — Les premiers
principes de CÊtre, Voir plus
haut, liv. I, ch. m, § i. — Aux
principes de démonstration. En
tant qu'ils touchent a la question
de l'Être ; autrement, la théorie
de la démonstration appartient à
la logique ; et c'est l'objet spé-
cial des Derniers Analytiques. —
De nier et d affirmer tout ensem -
9
i30
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
possible de nier et d'affirmer tout ensemble une
seule et même chose, et se poser d'autres ques-
tions de cet ordre? * Si notre science doit s'occuper
des êtres, il faut savoir si c'est une seule science
qui peut s'occuper de tous les êtres sans excep-
tion, ou si plusieurs sciences ne doivent pas se
partager cette étude. En admettant qu'il y en ait
plusieurs qui y concourent, on peut se demander
si elles sont toutes de même espèce, ou si les
unes doivent être appelées du nom de philoso-
phies, tandis que les autres doivent recevoir un
nom différent.
^ Un des points qu'il est encore indispensable
de rechercher, c'est de savoir s'il n'existe que
des substances sensibles o u si, à côté de celles
que nos sens nous révèlent, il n'y en a point
d'autres encore; si le mot de substances ne peut
s'entendre que d'une seule manière ; ou si les
ble. C'est le principe de contra-
diction ; Aristote n'en a pas fait
un fréquent usage en métaphy-
sique. Voir plus loin, liv. IV, ch.
m et IV, une discussion extrê-
mement approfondie sur ce point
spécial. Voir aussi ma Préface.
§ 6. Il y en ait plusieurs. Aris-
tote incline en partie à cette
solution; la philosophie a autant
de parties distinctes qu'il y a de
substances différentes ; voir plus
loin, liv. IV, ch. ii, §§ 5 et 9.
— Du nom de philosophies , Au
début du lot livre, ch. i, § 20 et
ch. II, § 21, Aristote circonscrit
davantage ce nom ; ici il Tétend
plus. C'est ainsi que nous recon-
naissons encore plusieurs philo-
sophies, du moins verbalement,
et que nous disons : la philoso-
phie de la chimie, la philosophie
des mathématiques, etc., etc.
§ 7. // n'y en a point (Vautres
encore, Aristote a reproché aux
premiers philosophes de s'être
attachés exclusivement aux cho-
ses corporelles et d'avoir négligé
celles qui n'ont pas de matière,
liv. I, ch VII, § 1 et § 7. —- Les
LIVRE III, CHAP. I, § 9.
131
substances ne sont pas de différents g-enres,
comme le prétendent les partisans du système
des Idées, et les partisans des êtres mathémati-
ques, considérés comme des intermédiaires
entre les Idées et les choses sensibles.
^ Telles sont les questions qu'il nous faut
ag^iter, ainsi que nous venons de le dire. Mais
nous avons de plus à reg-arder si notre étude
doit s'appliquer uniquement aux êtres seuls, ou
si elle doit aller aussi jusqu'aux qualités essen-
tielles qui les distinguent. ^ En outre, il s'ag'it
même de décider à qui doit revenir l'étude de
tant d'autres questions : par exemple, celles du
Même et de l'Autre, du Semblable et du Dissem-
blable, de l'Identité et de l'Opposition, de l'Anté-
rieur et du Postérieur, et toutes ces autres dis-
eussions que les Dialecticiens s'épuisent à vider,
en ne s' appuyant, pour les soutenir, que sur les
opinions courantes. Il fautjoindreencoreàTétude
partisQiis du système des Idées.
Voir plus haut, liv. I, ch. vu,
§§ 29 et suiv. — Considérés comme
des intermédiaires. Voir plus
haut, liv. 1, ch. vi, § 8.
§ 8. Aux qualités essentielles.
Qui sont énumérées au § suivant.
§ 9. A qui doit revenir, Aris-
tote se décide à attribuer ces
matières à la Philosophie pre-
mière. Avant lui, Platon n'avait
pas hésité à le faire et à discuter
toutes ces questions au nom de
la Dialectique. — Les Dialecti-
ciens. C*ost sans doute Técole de
Platon qu'Aristote entend dési-
gner. — . Les opinions courantes.
Voir les Topiques^ liv. I, ch. i,
§ 7, p. 3 de ma traduction. Voir
sur les rapports de la philoso-
phie, de la dialectique et de la
sophistique, plus loin, liv. IV,
ch. Il, § 19. — Celles qui s'y rat-
tachent essentiellement. La plu-
part des termes qu'Aristote vient
de rappeler ont été analysés par
132
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
de ces notions celles qui s'y rattachent essen-
tiellement, et s'assurer non pas seulement de
ce que ces notions sont en elles-mêmes, mais
encore si chacune d'elles ne peut avoir absolu-
ment qu'un contraire. *^ Enfin, on doit savoir si
ce sont les g'enres qui sont les principes et les
éléments des choses, ou si les principes ne sont
pas plutôt les éléments constitutifs dans lesquels
chaque chose se divise. Et, à supposer que les
g'enres soient les principes véritables, il faut
voir si ce rôle appartient aux g^enres derniers
qui s'appliquent aux individus, ou aux g*enres
premiers et supérieurs : par exemple, si c'est le
g*enre Animal ou le g^enre Homme qui est le
principe, ou qui du moins l'est davantag^e, tous
deux étant en dehors de l'individuel.
** Mais la question principale qu'il faut discu-
ter et approfondir, c'est de savoir s'il existe une
lui et approfondis dans les livres
suivants, notamment, liv. IV,
ch. Il, § 15 et suiv., et Ht. X, ch.
m, § 7. — Et si chacune d'elles ne
peut avoir absolument qu'un con-
traire. L'auteur aurait peut-être
du déterminer d'une manière plus
précise les matières qu'il entend
indiquer ici.
§ 10. Les <7e7irw. C'est-à-dire,
l'universel en dehors des indivi-
dus. — Les éléments constitutifs.
Et matériels. — Que les genres
soient les principes. C'est le Réa-
lisme.— Et supérieurs. J'ai ajouté
ces mots. — Tous deux. Même
remarque. Voir plus loin la dis-
cussion de cette question, ch. m,
§ 1. Aristote s'y exprime à peu
près dans les mêmes termes qu'ici ;
et c'est dans les genres supé-
rieurs et premiers qu'il trouve
surtout les principes.
§ li. Une cause en soi. Voir
plus loin, liv. XII, ch. vi, § 4.
— Du Tout matériel. J'ai ajouté
l'épithéte.— La matière, et de plus
la qualité. C'est le composé qui
LIVRE III, CHAP. I, § 13.
133
cause en soi indépendamment de la matière; si
elle en est séparée ou n'en est pas séparée; si
numériquement elle est unique ou multiple; si
elle est en dehors du Tout matériel ; et par le
Tout, il faut entendre ici d'abord la matière, et
de plus la qualité qu'on lui attribue; ou s'il n'y
a rien en dehors de ce Tout; enfin, si pour cer-
tains êtres il y a un principe de ce g-enre, et s'il
n'y en a pas pour certains autres, et quels sont
ces êtres spéciaux. *M1 faut encore rechercher
si les principes sont limités en nombre et en es-
pèce, les principes rationnels aussi bien que les
principes de la matière; si les principes sont
identiques ou différents pour les choses péris-
sables et pour celles qui ne peuvent périr; si
tous les principes sont impérissables; ou si ceux
des choses périssables seulement sont périssa
blés comme elles.
"Et ce qui est le problème le plus ardu et le
plus controversable de tous, il faut savoir si en
fait l'Un et l'Être ne sont, en quoi que ce soit,
différents des choses elles-mêmes, ainsi que l'ont
résulte de Vunion de la matière
et de la forme. — S'il n'y a rien
en dehors de ce Tout, C'est le
système qu'Aristote a soutenu
contre Platon; voir aussi plus
loin, ch. IV, § 2.
§ 12. Les princif,es rationnels.
Ceux qui donnent la définition
et la forme. — St tous les prin-
cipes sont impérissables. Il est
bien difâcile de les comprendre
autrement quimpérissables et
éternels.
§ 13. Le plus ardu. Un peu
plus haut, § H, Aristote a indi-
qué des problèmes qui paraissent
beaucoup plus importants que
celui-ci. — Le sujet. L'expression
ÎU
MÉTAPHTSIQUE DARISTOTE.
prétendu les Pyihagt>riciens et PlaloD; ou si
au contraire ils en sont l'essence ; et au cas où
ils ne le seraient pas, si le sujet de l'Un et de
l'Être est différent et analogue à ce qu'est l'A-
mour, dans le système d'Empédocle, ou le feu
dans le système de tel autre philosophe, ou l'eau
comme le veut un troisième, ou l'air dans un der-
nier système. '^On peut aussi se demander si
les principes sont les universaux, ou s'ils n'exis-
tent que dans les individualités des choses ; s*ils
sont en simple puissance, ou s'ils sont actuels;
s'ils sont soumis aja mouvement, ou à une autre
condition ; toutes questions qui sont des plus
graves et des plus obscures. '^ Enfin, on pourrait
même y ajouter la question de savoir si les
nombres, les longueurs, les figures et les points
sont ou ne sont pas des réalités d'un certain
genre; et en admettant que ce soit des réalités,
si elles sont séparées des choses sensibles, ou si
elles sont dans ces choses mêmes.
du texte est aussi vague ; je n'ai
pas voulu la préciser, de peur de
fausser La nuance. — Tel autre,
Heraclite. — Un troisième. Tha-
ïes. — Dans un dernier système,
Anaximène, ou Diogène d'Apol-
lonio.
§ 14. Les univcrsaux. C'est l'ex-
pression du texte. Les genres sont
les universaux ; Aristote indique
ici la question qui a si longtemps
divisé les écoles du Moyen âge,
et alimenté leurs controverses.
§ 15. Les nombres, les lon-
gueurs, les figures. Voir plus
loin, ch. V, et liv. XIII, ch. 9,
§ !, et liv. XIV, ch. 3, § 6.— En
admettant que ce soient des réa-
lités. Aristote ne l'admet pas, et
les entités mathématiques, selon
lui, sont dans les choses, comme
le voulaient les Pythagoriciens.
LIVRE III, CHAP. I, § i6.
i35
**Dans toute cette longue série de questions,
il est non-seulement très-difficile de découvrir
la vérité, mais on a même de la peine à bien
poser ces problèmes au point de vue seul de la
raison .
§ 16. Au point de vue seul de
la raison. On pourrait compren-
dre Texpression grecque dans un
sens moins étendu et moins haut.
Aristote alors voudrait dire seu-
lement qu*il est très difficile, ne
serait-ce qu*au point de vue seul
de la langue, de formuler conve-
nablement ces problèmes. Je pré-
fère Tautre sens.
i36
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE,
CHAPITRE II
Énumération des questions diverses qu'on doit se poser; de la
multiplicité des sciences appliquée à Tétude des principes; ca-
ractère propre des mathématiques, auxquelles i*idée du Bien
est étrangère; critique d'Aristippe; importance supérieure de
la science qui s'occupe du but fmal et du bien dans les choses ;
des principes de la réalité , et des principes de la démonstra-
tion; c'est à une seule science de s'occuper de ces deux ordres
de principes ; des êtres étudiés en eux-mêmes et dans leurs
attributs essentiels ; des êtres en dehors des êtres sensibles ;
critique nouvelle de la théorie des Idées et de la théorie des
êtres intermédiaires ; conséquences insoutenables de ces deux
théories, et spécialement de la dernière, qui mène au renverse-
ment de toutes les sciences.
* La première question que nous discuterons
ici, et que nous nous sommes tout d'abord posée,
consiste à rechercher si Texamen de toutes les
espèces de causes appartient à une seule science
ou àplusieurs sciences différentes. Maiscomment
§ 1. Que nous 7ious sommes
tout d'abord posée. Voir plus
haut, § 5. — De toutes tes espèces
de causes. C'est-à-dire des qua-
tre espèces de causes que recon-
naît Aristote : essentielle, maté-
rielle, motrice et finale. — Qui
ne so7it pas contraires. En tout
genre, les contraires sont connus
par un seul acte de rintelligence.
Qui sait ce qu'est le blanc, sait
aussi ce qu'est le noir. Voir plus
loin,liv. IV, ch. ii, §10; liv. VII,
ch. vu, § 5. Aristote a répété
très-souvent ce principe dans les
Premiers et Deimiers Analytiques,
les Topiques, la Morale à Nico-
maquc, dans la Physique, etc.,
etc. C'est un de ses axiomes les
plus habituels. Il faudrait que les
quatre causes ou principes fus-
sent contraires les uns aux au-
LIVRE III, CHAR II, § 3.
137
pourrait-il appartenir à une science unique de
connaître des principes qui ne sont pas contrai-
res entre eux? * Et puis, n'y a-t-il pas une foule
de choses auxquelles ne s'appliquent pas tous
les principes? Et, par exemple, de quelle manière
serait-il possible que ce fût dans les irnmobiles
que se trouvassent jamais le principe du mou-
vement et la nature du Bien, puisque tout ce qui
est bien en soi, et par sa nature propre, est par
cela même une fin, et, conséquemment, une
cause en vue de laquelle tout le reste se fait ou
existe, puisque la fin et le pourquoi des choses
sont nécessairement la fin d'une action ; et que
toutes les actions sont accompagnées du mouve-
ment? Donc un principe tel que celui de mouve-
ment non plus que le Bien en soi ne peuvent ja-
mais faire partie des choses immobiles. ^Aussi, les
mathématiques ne recourent-elles jamais à une
cause de ce g^enre pour démontrer quoi que ce
soit; pas une de leurs démonstrations ne s'appuie
très pour pouvoir être Tobjet
d'une seule et même science;
or, ils ne le sont pas.
§2. Dans les immobiies. Comme
la suite le prouve, ceci s'applique
surtout aux mathématiques ;
voir aussi plus haut , liv. I ,
ch.vii, §§ 21 et 24, où l'on éta-
blit que tout ce dont s'occupent
les mathématiques est immobile,
sauf, dans le ciel, les grands
corps qu^étudie rastronomié.
§ 3. il une cause de ce genre.
C'est-à-dire, à la cause finale,
qui est aussi une sorte de cause
motrice.
§ 4. Aristippe entre autres.
Je ne sais s'il est bien juste de
comprendre Aristippe parmi les
Sophistes ; mais, sur ce point, il
faut avouer que le témoignage
d'Âristote est d'un grand poids.
138
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
sur celle considération que la chose, si elle était
de telle ou telle façon, serait meilleure ou pire ;
et il n'est pas un mathématicien qui tînt le moin-
dre compte d'un arg*ument de ce g*enre. *Du
reste, c'a été là un motif pour quelques sophis-
tes, Aristîppe entre autres, d'injurier les mathé-
matiques : « Dans tous les autres arts, disait-il,
fc même dans les arts mécaniques et manuels,
<c dans le métier du maçon, par exemple, dans
a celui du cordonnier, on reg*arde toujours si la
« chose est meilleure ou pire. Seules, les mathé-
« matiques dédaignent profondément de savoir
<( si les choses sont bonnes ou mauvaises. »
* Quoi qu'il en soit, en supposant que ce sont
plusieurs sciences qui aient à s'occuper de
l'étude des causes, et qu'il y ait une science
différente pour chaque principe différent, quelle
est précisément, parmi toutes ces sciences, celle
que nous cherchons ici ? Et parmi les philoso-
phes qui ont à connaître de ces causes diverses,
Aristippe vivait de 400 à 450 avant
J.-C. Voir M. Ed. Zeller, Phiio-
Sophie des Grecs, t. II, p. 311. —
Disait-iL J'ai ajouté ces mots
comme l'ont fait la plupart des
commentateurs. Il semble bien
que Aristote fait ici une citation
textuelle. — Les mathématiques
dédaigjient profondément, L" accu-
sation est à peine sérieuse; et
les mathématiques n'ont à s'oc-
cuper du bien que sous la forme
du vrai. Le bien pour elles, c'est
de faire des démonstrations
exactes et inattaquables.
§ 3. Qui aient à s'occuper de l'é-
tude des causes. Autant de scien-
ces qu'il y a de causes, selon Aris-
tote. — Pour chaque principe dif-
férent. 11 y aurait ainsi science
de la cause essentielle, science
de la cause matérielle, science
LIVRE m, CHAP. II, § 8.
i39
quel est celui qui sait le mieux l'objet spécial
que nous nous proposons d'étudier ? * Il se peut en
effet que, pour une seule et même chose, se réunis-
sent toutes ensemble les quatre sortes de causes
que nous avons distinguées. Soit l'exemple d'une
maison : l'art et aussi l'architecte y représentent
le principe d'où partie mouvement; le but final
est représenté par l'œuvre à accomplir; la ma-
tière, c'est le mortier avec les pierres qui for-
ment l'édifice; enfin, la forme spécifique, c'est
la notion rationnelle de la maison. '' D'après ce
que nous avons déjà établi sur celle de toutes
les sciences qu'il convient d'appeler Philosophie,
on voit qu'on pourrait non sans raison appliquer
ce nom à chacune des sciences qui connaissent
chacune des causes. ^ En tant que la science la
plus haute, la science souveraine, celle à qui les
de la cause motrice , science de
la cause finale. — Celle que nous
cherchons. C'est-à-dire la Philo-
sophie première. Voir plus haut,
liv. I, ch. ler, § 20.
§ 6. Se rtiuîiissent.,. les quatre
sortes de causes. Le texte n'indi-
que pas précisément le nombre
des principes ou causes ; mais ce
sont les quatre causes admises
par Aristote. — Que nous avons
distintjuées , J'ai ajouté ces mots;
voir le commencement du § sui-
vant. — Soit l'exemple d'une
maison, Aristote est revenu plu-
sieurs fois à cette comparaison
et à la définition de la maison ;
voir plus loin, liv. VIII, ch. ii,
§ 8, et ch. III, § 1 ; et aussi
Traité de fAme, liv. I, ch. i«f,
§ il, p. 105 de ma traduction.—
La notion rationnelle, L^expres-
sion du texte n*est pas plus pré-
cise que ma traduction.
§ 7. Nous avons déjà établi.
Voir plus haut, liv.I, ch.ii, §17.
— A chacune des sciences qui con-
naissent. Le texte n'est pas aussi
développé; le sens que je donne
se justifie par ce qui suit.
§ 8. La science la plus haute.
Voir plus haut, liv. I^ ch. ii,
i40
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
autres sciences, comme des servantes dociles,
ne peuvent disputer le pas en quoi que ce soit,
la science qui s'occupe de la fin des choses et
du Bien, est celle qui doit s'appeler Philosophie,
parce que c'est en vue du Bien que se fait tout le
reste. ^ Mais, en tant que science définie par
nous comme la science des causes premières et
de ce qui peut être su le plus complètement, ce
serait la science de l'essence des choses, qui
devrait recevoir le nom de Philosophie première.
C'est qu'une même chose en effet pouvant être
sue d'une foule de manières, celui qui sait ce
que la chose est positivement nous semble la
connaître mieux que celui qui sait ce qu'elle
n'est pas. Même parmi ceux qui la savent posi-
tivement, l'un peut encore la savoir mieux que
l'autre ; et celui qui la sait le mieux de tous,
c'est celui qui sait ce qu'elle est en elle-même,
plutôt que celui dont le savoir se bornerait à en
connaître la quantité, la qualité, l'action qu'elle
produit ou l'action qu'elle souffre.
§§ 5 et suiv., une discussion très-
étendue sur la supériorité de la
philosophie, et sur le rôle su-
bordonné des autres sciences.
— De la fin des choses et du
Bien. Voir plus haut, liv. I,
ch. 11, §§ 12 et 13, une théorie
analogue.
§ 9. De ce qtii peut être su le
plus complètement. Voir liv. I,
ch. II, § 10. — Qui devrait rece-
voir le nom de Philosophie pre-
mière. J'ai ajouté toute cette
phrase qui ressort du contexte,
et qui me semble indispensable
pour la clarté de la pensée. —
Ce que la chose est. Ou simple-
ment: «qu'elle est».— Ce qu'elle
n'est pas. Ou simplement :
c qu'elle n'est pas ».
LIVRE III, CHAP. H, § 12.
141
*^ Et de même pour toutes les autres choses ;
et pour celles qu'on apprend par démonstra-
tion, nous ne croyons connaître la chose que
quand nous connaissons ce qu'elle est essentiel-
lement: par exemple, nous savons ce que c'est que
carrer un quadrilatère, quand nous savons qu'il
s'ag^it de trouver une moyenne proportionnelle.
** Le raisonnement serait le même pour les
autres cas analog^ues. Mais pour les phénomènes
que produisent les êtres, pour les actions que les
êtres exercent, en un mot pour toute espèce de
chang^ements, nous ne croyons savoir les choses
que quand nous connaissons le principe d'où
est venu le mouvement qui les cause, lequel
principe est difîérènt du but final, et en est l'op-
posé. *^0n pourrait donc croire certainement
que c'est une science différente qui a pour objet
§ 10. Ce qu*o?i apprend par
démonstration. Voir plus haut,
ch. !«', §5; voir aussi les Der-
niers Analytiques^ liv. I, ch. ii,
§ 16, p. 12 de ma traduction, et
ch. xxxn, § 4, p. 173. — Carrer
un quadrilatère. Voir plus haut,
liv. I, ch. ir, § 22. Tous ces théo-
rèmes de géométrie étaient des
découvertes récentes au temps
d'Aristote,
% ih. Le raisonnement serait le
même. Ce § tout entier semble in-
terrompre le fil de la pensée. Ce
que Aristote recherche ici, comme
il Ta indiqué au § précédent,
c*est de savoir si les axiomes
qui sont le fondement de toutes
les démonstrations, appartien-
nent à la Philosophie première,
aussi bien que l'étude des prin-
cipes de la réalité. Il réprend
cette discussion au § 12. — Est
différent du but final. C'est vrai ;
mais on ne voit pas pourquoi
cette remarque est placée ici.
— Vopposé. Ce qui ne veut pas
dire tout-à-fait le Contraire.
§ 12. Chacune de ces causes.
Chacune des quatre causes énu-
mérées si souvent par Aristote ;
voir plus haut, liv. I, ch. m, §§ ^
142
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
d'étudier chacune de ces causes. Mais cependant,
pour les principes qui servent aux démonstra-
tions, on peut hésiter sur le point de savoir si
ces principes relèvent d'une seule science, ou
de plusieurs. Quand je dis les principes de la
démonstration, je veux désigner ces axiomes
unanimement acceptés, et que tout le monde
emploie quand on veut démontrer quelque chose :
par exemple, les axiomes suivants : « Il faut
« nécessairement pour toute chose Taffirmer ou
« la nier. » — Il ne se peut jamais qu'en un
« môme temps une même chose soit et ne soit
c( point»; et tant d'autres propositions non moins
évidentes que ces deux-là.
*' La science spéciale qui s'occupe de ces vé-
rites, est-elle la même que la science de l'Etre?
Ou bien est-ce une science distincte ? Et s'il y
a là non point une seule science, mais deux
sciences distinctes, laquelle des deux doit pren-
dre le nom de la science que nous cherchons ?
et suiv. — Ces axiomes. Le texte
n'emploie pas précisément cette'
expression, qui, dans notre lan-
gue, est consacrée ; il remploie
plus bas, § 15. — Les axiomes
suivants. C'est le principe de
contradiction sous les deux for-
mes qu'il peut recevoir : lune,
relative à la réalité ; et Tautre,
au raisonnement. Voir les Der-
niers Analytiques, liv. I, ch. ii.
§ 17, p. 13 de ma traduction.
§ 13. Est-elle la même que la
science de fÊtre. Voir plus haut,
ch. !«', § 5. — La science que nofis
cherchons. C'est-à-dire la Philo-
sophie première, la Métaphysi-
que. — Et pourquoi la Géométrie.
Cette intrusion de la géométrie
choque M. Schwegler; et, au
lieu de la géométrie, il préfére-
rait que Aristote citât la Philo-
LIVRE III, CHAP. II, § 14.
143
Il est assez peu probable que ce soit une seule et
uniquescience, quis'occupe des axiomes. Elpour-
quoi la Géométrie, par exemple, aurait-elle plus
de droit que toute autre science de traiter exclu-
sivement des vérités de cet ordre? Si ces prin-
cipes appartiennentég^alement à chaque science,
et si toutes les sciences cependant ne peuvent
s'en occuper, ce n'est pas davantage un privi-
légie que la science de TÊtre puisse revendiquer,
à plus juste titre que toutes les autres sciences.
** Mais en même temps, de quelle façon la science
des principes qui servent à démontrer pourrait-
elle se constituer? Dans l'état actuel des choses,
nous connaissons avec certitude la portée de
chacun des axiomes, et toutes les sciences pra-
tiques les emploient, aussi bien que la philoso-
phie, comme des vérités universellement accep-
tées. Mais s'il y a une science démonstrative de
ces principes, alors il faudra encore un g^enre
qui sera le sujet de cette connaissance, avec ses
Sophie première, comme il le
fait plus loin en répondant à la
même question, liv. XI, ch. i<^r,
§ 2. — Par exemple. J'ai ajouté
ces mots; et je crois qu'ils suf-
fisent pour répondre aux scru-
pules de M. Schwegler, qui a lui-
même introduit ces mots dans
sa traduction. M. Bonilz réfute
aussi M. Schwegler.
§ 14. Toutes les sciences prati-
ques. Le texte dit précisément :
c Tous les arts ». Voir plus
haut la définition de Tart, liv. I,
ch. i«', § 4. — S*étende à tout
sans exception. Parce qu'alors la
démonstration deviendrait im-
possible, et ne formerait qu'un
cercle vicieux. Voir cette théorie
fondaro étale dans les Derniers
Analytiques, liv. I, ch. 3, § 2,
p. 45 de ma traduction.
144
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
attributs et ses modes, et avec les axiomes de
ces attributs, attendu qu'il n'est pas possible que
la démonstration s'étende à tout sans exception.
*^ En effet, toute démonstration part nécessaire-
ment de certaines données ; elle s'applique à un
certain objet ; et elle-même démontre certaines
choses. Par conséquent, on peut dire que tout
ce qui est démontré appartient à un seul et même
genre, en ce sens que toutes les sciences dé-
monstratives se servent ég^alement d'axiomes.
*• Que si la science de l'Être est différente de
la science des axiomes démonstratifs, laquelle
des deux est, par sa nature, la science souve-
raine ? Laquelle est antérieure à l'autre? Les
axionies sont certainement ce qu'il y a de plus
général, et ce sont les principes de tout. Mais
si ce n'était pas au philosophe qu'il appartînt
de les étudier, qui donc s'occuperait de l'étude
qui doit, entre les axiomes, découvrir ceux qui
sont vrais et ceux qui sont faux ? *^ N'y a-
t-il absolument qu'une science unique pour
§ 15. Toute démonstration. Les
conditions de la démonstration
sont énoncées de même, Der-
niers Analytiques, liv. I, ch. VIT,
§ 2 ; ch. X, § 3 ; et ch. xxxii,
§ 4, p. 45, 57, 175, de ma traduc-
tion.— Toutes les scie?îces démons-
tratives. Ou bien : « Toutes les
fois qu'on démontre ».
§ 16. Laquelle des deux* Elles
se réunissent en une seule, qui est
la Philosophie première ; voir plus
haut, ch. i**", § 5. — Ceux qui
sont vrais et ceux qui sont faux.
L'expression du texte n'est pas
tout à fait aussi nette ; mais le
sens n'est pas douteux.
§ 17. N'y n-t-il absolument.
Voir plus haut, ch. i»', § 5, oii
cette question est indiquée. Il y
LIVRE III, CHAP. II, § 18.
145
Tétude de toutes les substances? Ou bien y en
a-l-il plusieurs? S'il y en a plus d'une, quelles
sont les substances dont s'occupera particuliè-
ment la science que nous cherchons ? Il n'est
pas rationnel de supposer qu'une seule science
puisse s'occuper de toutes les substances sans
exception ; car, dans cette hypothèse, il n'y au-
rait non plus qu'une seule science pour démon-
trer toutes les qualités essentielles des êtres,
puisque toute science démonstrative étudie,
dans son sujet spécial, toutes les qualités et les
attributs essentiels qu'il peut avoir, en s'ap-
puyant sur les principes communément reçus.
** C'est donc à une seule et même science
d'étudier, à l'aide des mêmes axiomes, tous les
attributs essentiels d'un seul et même genre de
choses; car, si c'est à une seule science dp con-
naître Texistence du sujet qui l'occupe, c'est à
une seule science aussi, soit la même, soit une
autre, de connaître les principes qui servent à
démontrer ces attributs. Par conséquent, ou ce
tes répondu ici. Voir aussi le
début du livre VI. — Pour F étude
de toutes les substances. Dont les
principales sont les substances
sensibles, les substances péris-
sables ou impérissables, les
substances éternelles, les subs-
tances mathématiques et ration-
nelles, etc. — // n'est pas ration-
T. 1.
nel. Cependant Aristote attribue
à la Philosophie première Tétude
des substances, et surtout celle
de la substance prise dans toute
sa généralité, l'étude de TÉtre
en tant qu'Etre. — Sur Icsprin^
cipes communément reçus. C'est-
à-dire, les axiomes, qui sont le
fondement de la démonstration.
10
U6
MÉTAPHYSIUL'E DAHISTOTE.
seront ces sciences qui étudieront directement
les attributs essentiels du sujet, ou du moins
ce sera Tune des deux. *^ Mais, encore une fois,
l'étude doit-elle porter exclusivement sur les
substances seules, ou doit*elle s'étendre jusqu'à
leurs attributs? Je m'explique : le solide étant
une substance d'une certaine espèce, il a ses
lignes et ses surfaces; est-ce à la même science
de connaître toutes ces entités et les attributs
qui sont, dans chaque g^enre, les objets des
démonstrations mathématiques ? Ou bien, est-ce
à une autre science? Si c'est à une seule et même
science, il en résulte que la connaissance même
de la substance serait une sorte de démonstra-
§ 19. Encore une fois. Il semble
bien que cette question en effet
se rapproche beaucoup de la pré-
cédente^ et la nuance est très-
faible. On vient de rechercher si
c*est une seule et même science
qui doit connaître de toutes les
substances et de leurs attributs
essentiels, démontrés à Taidc des
axiomes ; ici Ton recherche si la
science <loit se borner aux subs-
tances seules ou, si elle a le droit
de s'étendre jusqu'aux attributs.
Cette question a été posée plus
haut, ch. 1", §§ 8 et 9,— Je tu ex-
plique. Mot à mot. <i Je dis ».
C'est la formule habituelle d*A-
ristotc, quand il cite un exemple
comme il le fait dans ce passage.
— Le solide, Comipns dans le sens
où les Mathématiques le consi-
dèrent, -— Ces entités. Le texte
n*a qu'un pronom. Voir un pas-
sage tout à fait analogue dans le
Traité de VAme, liv. I, ch. i«',
§ 8, p. 101 et 105 de ma traduc-
tion, et aussi dans la Physique,
liv. II, ch. II, § 9, p. 14. Voir
également dans la Métaphysique,
plus loin, liv. IV, ch. n, § 16; et
liv, XI, ch. le»", § 6, et eh. m,
§ 6. — Il en résulte, La consé-
quence ne paraît pas très rigou-
reuse. — Serait une sorte de dé-
monstration. L'existence de la
chose qu'on étudie est donnée,
non par démonstration, mais par
définition ; et c'est au contraire
sur la définition que la démons-
tration se fonde; voir les Der-
niers Analytiques, liv. II, ch. lu,
et ch. IV, § 3, p. 197 et § 1207,
LIVRE IIÎ, CHAP. II, § 2i. 147
■
tioa ; inais évidemment il n'y a pas de démons-
tration pour la simple définition de la chose. Et
si c'est à une autre science qu'appartient l'étude
des attributs, quelle sera donc cette science qui
devra étudier les attributs essentiels de la
substance ? C'est là ce qu'il est excessivement
difficile de décider.
^ D'autre part, doit-on affirmer qu'il n'existe
au monde que des substances sensibles? Ou, à
côté de celles que nous révèlent nos sens, n'y
en a-t-il pas d'autres? Toutes les substances
sont-elles d'un seul genre? Ou bien, sont-elles
de plusieurs genres, ainsi que le croient les
partisans des Idées et de ces entités intermé-
diaires qui, selon eux, forment l'objet des
sciences mathématiques ? ** Déjà nous avons
exposé, dans nos premières discussions sur
les Idées, en quel sens nous entendons qu'elles
de ma traduction. C'est une des
théories les plus habituelles et
les plus incontestables d'Airis-
tote. — Difficile de décider. Aris-
tote semble ici exprimer une
hésitation, qu*il n a pas cepen-
dant ; et de toute cette discussion
il parait bien résulter qu'il attri-
bue à une seule et même science
Fétude du sujet dans chaque
genre, et Tétude de tous ses at-
tributs et de toutes ses qualij^s.
L'exemple du Solide est péremp-
toire; et c'est la Géométrie qui
rétudie d*abord en .lui-même
substantiellement , et ensuite
dans ses lignes et ses surfaces,
c'est-à-dire, dans ses éléments.
§ 20. Des substances sensibles.
Ce § tout entier n'est que la re-
production de la question posée
plus haut, ch. !««•, %1, -— De ces
entités intermédiaires. Voir plus
haut, liv. I, ch. vi, §8; et t6ie/.,
ch. VII, § 47.
§ 21. Dans nos premières dis-
cussions. Plus haut, liv. I, ch. vu,
§ 47 et suiv.
148
MÉTAPHYSIQUE D'AHISTOTE.
sont des causes et des substances jm soi.
^^ Mais au milieu de tant de difficultés insoute-
nables que présente ce système, celle qui n'est
pas moins grave qu'aucune autre, c'est d'avancer
qu'il y a des êtres en dehors de ceux que nous
voyons dans le monde, et que ces êtres sont iden-
tiques à ceux que nos sens nous attestent, avec
cette seule difîérence que les uns sont éternels et
que les autres sont périssables. Au fond, les par-
tisans des Idées disent simplement qu'il existe un
homme en soi, un cheval en soi, une santé en
soi; ils ne vont pas au-delà de ces vains mots.
C'est à peu près commettre la faute de ceux
qui, tout en croyant à l'existence des Dieux,
leur donnent une fig^ure humaine ; et de même
que ces Dieux prétendus ne sont absolument
que des hommes à qui Ton accorde l'éternité,
de même les Idées qu'imaginent les Platoni-
ciens, ne sont que des objets sensibles qu'ils
font également éternels. *^ Puis, on se crée en-
core de nouveaux embarras en supposant des
§ 22. Tant de difficultés insou-
tenables. Voir une phrase presque
toute pareille, liv. I, ch. vu,
§ 42. — Da?is le monde. Le texte
dit précisément : « le ciel » ;
mais Alexandre d'Aphrodise
nous avertit que, par le Ciel, il
faut entendre ici le monde, l'u-
nivers. C'est une remarque qu on
pourrait appliquer à une foule
de passages analogues. — Vn
homme en soi. Voir la même cri-
tique, plus loin, liv. VII, ch. xvi,
§ 7, et aussi liv. XIll, ch. ix,
§ 13. —De ces vai?is mots. Voir
pl^ haut, liv. I, ch. vji, § 39.
§ 23. Des entités intei^médiaires.
Voir encore liv. I, ch. vu, § 47.
LIVRE III, CHAP. II, § 25.
149
entités intermédiaires entre les Idées et les ob-
jets sensibles. Alors évidemment, il devra y
avoir aussi des lignes intermédiaires entre les
lignes en soi et les lignes réelles; et de même
pour tout le reste des genres. Comme, d'ail-
leurs, l'astronomie fait aussi partie des mathé-
matiques, nous aurons, un ciel en dehors du
ciel que nos sens observent; il y aura un autre
soleil, une autre lune, et des doublures pareilles
pour tous les corps que l'univers renferme.
Comment croire à tout cela? La raison ne peut
pas supposer que ce ciel nouveau soit immobile,
et il n'est pas moins absolument impossible qu'il
se meuve. *^ Mêmes difficultés pour les objets
dont s'occupe l'Optique, et pour ceux de l'Har-
monie musicale, telle que les mathématiques
Tétudient. Il est également impossible, et par
les mêmes motifs, que les objets de l'une et de
l'autre existent indépendamment des objets
sensibles. *^ S'il existe, en effet, des êtres inter-
médiaires entre les choses sensibles et les sen-
— Un ciel en dehors du ciel. Ou
u un monde en dehors du monde » .
J*ai conservé ici le mot de Ciel
à cause de ce qui suit. — Soit
immobile. Puisqu'on voit les
astres se mouvoir dans le ciel.
— Impossible qu'il se meuve.
Parce que les idées sont immo-
biles.
§24. L'Optique,., l'Harmonie
musicale. Dès le temps d'Aris-
tote, ces deux sciences avaient
déjà fait de grands progrès,
après avoir constitué leur do-
maine spécial. Voir liv. XIII,
ch. II et III, des considérations
analogues.
§ 25. Des animaux intermé-
150
MÉTAPHYSIQUE D^ARISTOTE.
salions qu'ils nous donnent, il est clair qu'il y
aurait aussi des animaux intermédiaires entre
les animaux en soi et les animaux que nous
voyons, et qui sont destinés à périr.
*• Dès lors, on sera fort embarrassé de dire à
quels êtres précisément ces sciences devront
appliquer leurs études. Si, en efîet, la Géodésie
ne diffère de la Géométrie qu'en ce seul point
que l'une étudie des choses que perçoivent nos
sens, et que l'autre étudie des choses que nos
sens ne perçoivent pas, la conséquence serait
que, pour la médecine, par exemple, il y aurait
aussi une science idéale, et que, pour elle
comme pour toutes les autres sciences, il fau-
drait distinguer la médecine en soi et la méde-
cine telle que nous la pratiquons. Mais cette
distinction est-elle sérieusement possible? Ainsi,
il y aurait réellement des choses saines outre
celles que nos sens nous font voir, et une santé
en dehors de celle que nous connaissons. *^ Mais
il n'est pas même exact de dire que la Géodésie
diaires. Ce qui est absurde, bien
qu'Aristote ne le dise pas expres-
sément.
§ 26. La Géodésie.,, la Géomé-
trie. Il semble que ceci doit faire
allusion à quelque théorie de
Platon ; mais je ne saurais dire
où il a comparé les deux sciences
qu'Aristote cite dans ce pas-
sage. La Géométrie, en tant que
science mathématique, serait une
sorte d'intermédiaire entre les
Idées et les choses sensibles. —
Par exemple. J*ai ajouté ces
mots. — Est-elle sérieusement
possible. Cette objection tirée de
la [iratique est très-forte contre
la théorie des Idées.
§ 27. La science des grandeurs
sensibles. C'est vrai; mais il
LIVRE III, CHAP. II, § 28.
151
n'est que la science des grandeurs sensibles;
car, alors, la Géodésie périrait avec ces gran-
deurs, quand elles périraient. L'astronomie,
même, qui observe le ciel que nous voyons, ne
s'applique pas plus à des grandeurs sensibles
que la Géodésie. Les lignes telles que nos sens
les perçoivent ne sont pas telles que le géomè-
tre les considère ; dans la réalité sensible, il n'y
a pas une seule ligne absolument droite, pas
une courbe- absolument courbe ; le cercle ne
touche pas la tangente en un seul point. C'est
ce que faisait remarquer Protagore, dans ses
critiques contre les géomètres : « Les mouve-
« ments et les révolutions des cieux, disait-il,
« ne sont pas du tout les mêmes que les révo-
« lutions dont l'astronomie fait son étude, pas
« plus que les dessins qu'on fait des astres ne
« sont les astres eux-mêmes. »
^ Il y a quelques défenseurs des êtres inter-
médiaires qui, tout en maintenant que ces êtres
semble que ceci peut être invo-
qué pour argument en faveur de
la théorie des Idées. La Géodésie,
rAstronomic, sont dès lors des
sciences idéales. — Ne sont pas
telles que le géomètre les co?t si-
dère. Mémo remarque. — Abso-
lument droite. Observation très
vraie, qui depuis Aristote a été
reproduite bien des fois. Voir
plus loin, liv. XI, ch. i»', § 6. —
Protagore, Voir la Philosophie
des Grecs de M. Ed. Zeller, 1. 1,
p. 862. Cette remarque de Prota-
gore est parfaitement juste;
mais il en tirait probablement
des conséquences favorables à
son scepticisme, qui faisait de
rhomme la mesure unique et
infaillible des choses.
§ 28. Quelques défenseurs.
Alexandre d'Aphrodise croit que
152
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
occupent le milieu entre les Idées et les êtres
sensibles, les placent néanmoins dans ces der^
niers. Il serait trop long* de parcourir toutes les
impossibilités de cette doctrine ; et il nous suf-
fira d'indiquer les objections suivantes. ^* La
raison ne peut pas admettre que cette théorie
ne s'applique qu'aux êtres intermédiaires exclu-
sivement; et il est clair que les Idées devraient
résider tout aussi bien qu'eux dans les objets
sensibles; car, de part et d'autre, le raisonne-
ment serait absolument le même. ^^ Une autre
conséquence non moins nécessaire, c'est qu'alors
deux corps pourraient être à la fois dans un
seul et même lieu, et qu'ils n'y seraient pas
immobiles, puisque les Intermédiaires sont, à
ce qu'on prétend, dans les objets sensibles, les-
quels sont eux-mêmes en mouvement. En un
mot, à quoi bon admettre l'exisUmce des êtres
intermédiaires et les placer dans les objets sen-
sibles? Cette théorie prête à toutes les objec-
tions que nous venons d'exposer contre les
Aristote veut désigner ici les
Pythagoriciens; M. Bonitz pense
que Texpression employée dans
le texte s'applique plutôt aux
Platoniciens. C'est en effet à Pla-
ton qu'est formellement attribuée
la théorie des intermédiaires,
plus haut, liv. I, ch. vi, § 8.
§ 29. Qu'aux êtres intermé-
diaires. C'est-à-dire, surtout les
êtres mathématiques.
§ 30. Deux corps pourraient
éti^e à la fois dajis un seul et même
lieu. Ce qui est une impossibilité
manifeste; c'est ce que nous en-
tendons aujourd'hui par l'impé-
nétrabilité des corps. — Prête à
toutes les objections. Voilà pour-
LIVRE lu, CHAP. II, § 30. 153
Idées. Ainsi, il y aura de même un ciel indépen-
damment du ciel que voient nos yeux; et si ce
second ciel n'est pas séparé de l'autre, il sera
tout au moins dans le même lieu ; ce qui est
une impossibilité encore bien plus forte.
quoi Aristote se dispense de moins dans le même lieu. Répé-
combattre plus longuement cette tition de ce qui vient d'être dit
théorie aussi insoutenable que quelques lignes plus haut, dans
celle des Idées. — // sera tout au le même §.
i54
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
CHAPITRE m
Discussion nouvelle sur les genres; sont-ils les principes des cho-
ses ? Ou les principes des choses ne sont-ils pas plutôt les élé-
ments matériels dont les choses se composent ? Arguments en
sens contraire ; les genres étant nécessaires à la défmition , ils
semblent devoir être pris pour principes; réponse à cette
objection; l'Un et TÊtre ne peuvent être des principes; les
espèces ne peuvent pas davantage être des principes; en ré-
sumé, ce sont les genres les plus élevés qui peuvent paraître
des principes plus que tout le reste.
* On le voit donc : si, sur toutes ces ques-
tionSy il est très-difficile de savoir comment on
doit les poser pour arriver à la vérité, il n'est
pas plus aisé, pour les principes, de décider si
Ton doit considérer les genres comme les élé-
ments et les principes des choses, ou s'il ne faut
pas plutôt s'en tenir aux éléments dont chaque
chose est composée, et qui sont primitivement
% i. On le voit donc. Le début
de ce chapitre est comme le ré-
sumé de celui qui précède. —
Pour les principes. La question
a été indiquée plus haut, liv. III,
eh. !«', § 14. — Les genres. Sous
une autre forme, c'est encore la
question des Idées platonicien-
nes. — Aux éléments dont chaque
chose est composée. La suite
prouve qu'il s'agit uniquement
ici des éléments matériels, tan-
dis que les genres sont des uni-
versaux. — Ou lettres. J'ai ajouté
ceci, parce que le mot grec a le
double sens d'Elément et aussi de
Lettre, dans l'alphabet. — Lap-
pellation commune. Ou générique,
parce que le genre est commun
aux espèces et aux individus qu'il
comprend. — Éléments, les par-
ties. Les parties qu'Aristote
LIVRE III, CHAP. III, § 3.
155
en elle. Par exemple, les éléments et les prin-
cipes d'un mot quelconque sont les éléments ou
lettres dont tous les mots sont composés, et non
pas l'appellation commune de Mot. Et de même
pour les fig^ures géométriques : on appelle élé-
ments, les parties dont les démonstrations en-
trent essentiellement dans la démonstration de
toutes les autres figures, ou du moins du plus
grand nombre des figures. * On peut faire la
même remarque pour les corps. Les philosophes
qui y reconnaissent plusieurs éléments, aussi
bien que ceux qui n'en reconnaissent qu'un
seul, regardent comme principes les éléments
dont les corps sont composés, ou dont ils ont été
composés. C'est ainsi qu'Empédocle regarde
comme principes le feu et l'eau, et, avec ces
deux-lày les autres éléments qui entrent dans la
composition des corps. Mais il ne donne pas ces
éléments et ces principes pour les genres des
êtres. ^De plus, quand on veut scruter la nature
veut désigner ici sont sans
doute les lignes, les surfaces,
les angles, etc. — Dont les dé-
monstrations. Ce seraient peut-
être plutôt : u Définitions ». Mais
le texte répète deux fois le mot
de Démonstration, comme je l'ai
fait aussi.
§ 2. Pour les corps. Pour les
solides, quels qu'ils soient. —
Sont composés,., ont été compo-
ses. La nuance n'est pas plus
marquée dans le texte ; peut-être
faut-il entendre : Sont actuelle-
ment composés, ou dont ils étaient
composés avant le changement
qu'ils ont subi. — Empédocle,
Voir plus haut, liv. I, ch. iv,
§ 8; et surtout ch. 7, § 11, ce
qu'Aristote dit d*Empédocle.
§ 3. Par exemple celle dun lit.
C'est un exemple que Platon
456
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
d'un objet, quel qu'il soit, par exemple celle d'un
lit, 01^ ne la connaît réellement que si l'on sait
de quelles parties un lit est formé, et quel arran-
g*ement ces parties présentent entre elles.
*La conclusion des arg^umenls qui précèdent,
ce serait que les genres ne sont pas les princi-
pes des choses. Mais en remarquant que nous
arrivons à connaître les choses par les défini-
tions qu'on en donne, et que les g*enressont les
principes des définitions, on peut trouver qu'il
y a nécessité que les g'enres soient aussi les prin-
cipes des choses définies. ^ Gomme, d'autre part,
on doit acquérir la connaissance des êtres par
la connaissance des espèces qui servent à les
nommer, à ce point de vue encore les genres
sont les principes des choses, puisqu'ils sont
évidemment les principes des espèces. * Enfin,
quelques-uns de ceux qui voient dans l'Un ou
dans l'Être, dans le Grand ou le Petit, les élé-
ments des choses, les considèrent certainement
aussi comme des genres. ^Mais, même en adop-
affectionne et qu*il a plusieurs
fois employé.
§ 4. Les genres ne sont pas les
principes des choses. C'est le ré-
sultat des discussions précéden-
tes. Aristote va donner les argu-
ments en sens contraire et essayer
de démontrer que les genres
sont les principes des choses.
§ 5. Les principes des espèces.
Parce qu'ils sont supérieurs
aux espèces, dont ils compren-
nent la totalité.
§ 6. Dans VUn ou dans VÊtre.--
Voir plus haut, liv. I, ch. vi,
§§ 15 et 23.
§ 7. Même en adoptant à la fois
les deux sens. C'est-à-dire en con-
LIVRE III, CHAP. III, § 9.
157
tant à la fois les deux sens, on ne peut pas dire
que les genres soient les principes des choses;
car il n'y a jamais qu'une seule définition pour
Tessence d'une chose; et la définition par les
genres serait tout autre que la définition par les
éléments constitutifs.
* Ajoutez que, si ce sont les genres qui doivent
surtout être pris pour principes, il reste à se de-
mander si Ton doit réserver ce rôle de principes
aux genres les plus élevés, ou s'il faut le laisser
aux genres inférieurs, qui sont définitivement
attribués aux individus; car c'est là une ques-
tion douteuse. ^ Si Ton admet que les univer-
saux sont plus éminemment principes, il est
évident alors que ce sont les genres les plus
hauts qu'il faudra considérer comme principes,
sidérant les principes comme
genres, et comme éléments ma-
tériels des choses. — Serait tout
autre. En reprenant Texemple
du lit cité plus haut, il est clair
que la définition du lit serait
fort différente selon /[ju'on le dé-
finirait par Tusage auquel on le
destine, ou par les matériaux
dont il est formé. Il faudrait
cependant que la définition fût
la même des deux côtés, puis-
qu'il ne peut pas y avoir plu-
sieurs définitions d'une seule et
même chose.
§ 8. Si ce sont les getires, Aris-
tote ne semble pas admettre que
les genres soient les principes
des choses ; mais il a donné
les raisons pour et contre, lais-
sant la question à peu près in-
décise. — AtUD genres les plus
élevés. Les commentateurs ci-
tent, par exemple, le genre Ani-
mal, et le genre Homme, qui lui
est subordonné, et qui peut être
regardé comme s'appliquant im-
médiatement aux individus, qui
composent l'espèce humaine,
c'estrà-dire, le genre Homme.
§ 9. Les universaux. J'ai déjà
dit que cette expression répond
tout à fait à celle d'Aristote,
quoique dans notre langue elle
semble n'appartenir en propre
qu'à la Scholastique. — Pre-
158
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
puisque ces genres s'appliquent à tout sans
exception. Il y aura donc autant de principes
des choses qu'il y aura de genres premiers; par
conséquent, ce seront l'Être et l'Un qui seront
les principes et les essences des choses; car il
n'est pas de termes qui mieux que ces deux-là
puissent s'appliquer à tout ce qui est.
*® Mais il n'est pas possible que les Êtres n'aient
qu'un seul et unique genre, pas plus l'Être que
l'Un, puisqu'il faut absolument que les différen-
ces de chaque genre existent, et que de plus cha-
cune d'elles soit isolément une. Or, il est égale-
ment impossible, ou que les espèces du genre
soient attribuées à leurs différences propres, ou
que le genre soit attribué aux différences sans les
espèces qui le forment. Il s'ensuit que, si c'est
l'Un, ou bien l'Être, qui est le genre de tout, il
miers. J'ai ajouté ce mot. —
Puissent s^appliquer à tout ce qui
est. Il est évident que tout ce qui
est Est, et que de plus il est Un ;
dans la nature entière, il n'y a
que des individus, qui ont chacun
leur unité.
§10. Qu'unseul et unique genre.
D'autres manuscrits donnent un
texte plus simple, qui revient
d'ailleurs au même : u II n'est
pas possible que les êtres aient
pour genres ni l'Etre, ni l'Un ».
Voir plus loin, liv. XI, ch. i»",
§ 9, où l'Être et TUn sont con-
sidérés aussi comme ne pouvant
pas être des genres. — Que les dif-
férences de chaque genre existent.
Ce qui correspond à rÉtre. — Et
que de plus chacune d'elles soit
isolément Une. Ce qui correspond
à l'Un. Je n'ai pas pu rendre
ma traduction plus claire; ou
bien, il m'aurait fallu une longue
paraphrase. — // est également
impossible. Voir plus loin, liv, VII,
ch, XII, § 3. — Les espèces du
genre soient attribuées à leurs dif-
férences propres. Ce sont au con-
traire les différences qui sont
attribuées aux espèces, et qui les
constituent. — Qui le forment.
LIVRE III, CHAP. III, § 12.
159
n'y aura plus une seule différence, qui soit ni
de rÉtre ni de TUn. '«Si TÊlre et l'Un ne sont
pas des genres, ils ne seront pas non plus des
principes, si l'on admet que ce sont les genres
qui sQnt les principes. De plus, les espèces.inter-
médiaires, prises avec leurs différences, seront
de véritables genres jusqu'aux individus; mais
ici on peut trouver que, parmi les espèces, les
unes sont des genresVet que les autres n'en sont
pas. **Du reste, on pourrait admettre encore
que les différences sont des principes plus réel-
lement que les genres ne le sont. Toutefois, si
les différences sont des principes véritables,
J'ai ajouté ces mots. — Qui soit ni
de rÉtre ni de VUn. J^ai dû
employer cette locution assez
étrange, afin de pouvoir repro-
duire mieux les mots d'Etre et
d*Un, et de conserver les formules
du texte. Il vient d*étre établi que
toute différence qui sert à définir
est essentiellement Une; elle
cesserait d'être possible si TEtre
et rUn étaient les genres des
choses; car ils ne pourraient
jamais être d*aucune manière
attribués à la différence.
§ 11. Ils ne seront pas 7ion plus
des principes. Voir plus haut,
§ 1. — Les espèces intermédiaires
Le texte dit simplement : « Les
intermédiaires ». Il s'agit évi-
demment des espèces qui sont
subordonnées aux genres les
plus élevés, et qui descendent de
degré en degré jusqu*aux indi-
vidus, qui ne peuvent plus être
divisés en espèces, comme leur
nom même l'indique. — Mais
ici on peut trouver. J'ai gardé
rindétermination du texte; il
est possible que par ce mot
Ici, Aristote comprenne les phi-
losophes qui, de son temps, s'é-
taient partagés sur cette ques-
tion, les uns considérant lés
espèces intermédiaires comme
des principes, les autres repous-
sant cette théorie. C'est ce que
semble croire M. Schwegler. Il
est certain que l'expression
d' Aristote peut prêter à cette in-
terprétation, parce qu'elle n'est
pas assez précise.
§ 12. Le nombre des principes
devient infini. Parce que les dif-
férences elles-mêmes sont en
160
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
dès lors le nombre des principes devient infini,
surtout si, du g^enre le plus élevé, Ton fait un
principe. *' Il est possible d'ailleurs que TUn
paraisse avoir la forme d'un principe plutôt que
l'Être. L'Un est essentiellement indivisible; or,
tout indivisible est indivisible, soit en quantité,
soit en espèce. Mais c'est l'indivisible en espèce
qui est antérieur à l'autre; or, comme les g'enres
se divisent en espèces, il s'ensuivrait que le
dernier attribut possible serait plus Un que le
genre; car ce n'est pas l'homme qui est le genre
des individus-hommes.
^^ Il faut aussi remarquer que, dans les choses
où il y a antériorité et postériorité, il n'est pas
possible que l'universel appliqué à ces choses soit
une réalité en dehors d'elles. Si, par exemple, le
nombre Deux, la Dyade, est le premier des nom-
nombre infini, ou du moins sont
presque illimitées.
§ 13. Avoir la forme (fun prin-
cipe, C*est la traduction mot à
mot de l'expression grecque; on
pourrait traduire aussi : « La na-
ture d'un principe. » — Plutôt
que rÊtre. J*ai ajouté ces mots.
— Le dernier attribut possible.
Celui qui s'applique immédiate-
ment aux individus, c'est-à-dire
l'espèce. — ÇMi'esf le genre. C'est
l'espèce par rapport aux indivi-
dus, dans lesquels elle se divise.
— Malgré tous mes efforts, je
ne me flatte pas d'avoir éclairci
beaucoup ce passage ; et la plu-
part des commentateurs en ont
été réduits au même aveu. Il y a
trop de sous-entendus dans la
pensée d'Aristote, pour qu'on
puisse la comprendre toutentiëre,
et pleinement.
§ 14. Antériorité et post&iotité.
11 semble bien qu'il s'agit ici des
nombres^ soit réels, soit idéaux.
L'exemple qui suit confirme
cette interprétation, sans d'ail-
leurs y apporter beaucoup de
clarté, quoique ce soit nécessai-
LIVRE III, CHAP. III, S 16.
161
bres, elle ne pourra pas être un nombre en
dehors des espèces que les nombres présentent.
11 n'y aura pas davantag'e defîg'ure géométrique
en dehors des diverses espèces de fig'ures. Et
s'il n'y a pas de g»enres dans les cas de figures
et de nombres, à plus forte raison dans les autres
n'y aura-t-il pas des genres indépendants des
espèces; car c'est surtout dans ces cas qu'il
semble y avoir des genres, puisque, pour les in-
dividus, il n'y a plus ni d'antériorité ni de pos-
tériorité. *^ Puis encore, là où Ton peut distin-
guer le meilleur et le pire, c'est toujours le
meilleur qui est le premier; et, par conséquent,
ni l'un ni l'autre ne peut être genre.
*® Il semble donc résulter de cette discussion
que les espèces directement attribuées aux in-
rement le but d'un exemple. —
Est le premier des yiombres. Dans
le système platonicien, Tunité
n'est pas un nombre, attendu
qu'elle est tout à la fois pair et
impair; voir plus haut, liv. I,
ch. VI, § 11. — En dehors des
espèces que les jiombres présen-
tent. C'est-à-dire que l'appella-
tion universelle de Nombre s'ap-
pliquera à la Dyade tout comme
à la série entière des nombres,
sans qu'elle soit le Nombre pris
dans sa généralité et en dehors
des autres. — De figure géomé-
trique. J'ai ajouté l'adjectif. 11 ne
s'agit pas de figure en général,
T. I.
mais des figures que fa Géomé-
trie explique dans ses démons-
trations. Si, par exemple, le tri-
angle est antérieur au quadrila-
tère, le triimgle est une figure ;
mais il n'est pas la figure en
soi.
§ 15. Le meilleur et le pire. Le
bien et le mal, dont l'un ne
peut pas être le genre de l'autre,
puisque ces deux termes s'ex-
cluent mutuellement.
§ 16. Les espèces. C'est-à-dire,
les dernières espèces qui ne
comprennent plus que des indi-
vidus. — Directement. J'ai ajouté
ce mot. — Les tei^ies les plus gé-
U
162 MÉTAPHYSIUUE D'AHISTOTE.
dividus sont des principes, plutôt que ne le sont
les genres. Mais, d'un autre côté, il n'en est pas
plus facile pour cela de dire comment on doit les
considérer comme principes; car le principe,
ainsi que la cause, doit être en dehors des choses
dont il est le principe, et il doit pouvoir exister
séparément d'elles. Or, qu'il y ait quelque chose
de pareil en dehors de l'individuel, quel motif
aurait-on de le supposer, si ce n'est que ce quel-
que chose soit simplement un attribut univer-
sel applicable à tous les êtres? Et, si c'est là un
motif suffisant, les termes les plus généraux
sont aussi plus particulièrement des principes;
et par conséquent, ce serait les premiers genres
qu'il faudrait prendre pour principes.
néraux. C'est-à-dire, les genres choses. Mais avec cette restric-
les plus élevés. Aristote revient tien : « Si c'est là un motif suf-
donc ici à sa première thèse, et fisant », il exclut les genres les
ce sont les universaux qu'il con- plus larges aussi bien que les
sidère comme les principes des espèces les plus étroites.
LIVRE m, CHAP. IV, § 1. 163
CHAPITRE rV
Nouvelles objections en sens opposés pour et contre Texistence
des genres indépendante et séparée des choses ; conditions né-
cessaires de la science; il faut de l'universel et de l'éternel;
de la diversité et de l'uniformité des principes, selon que les
choses sont périssables ou impérissables ; citation d'Hésiode ;
idées grossières qu'on se fait vulgairement des Dieux considé-
rés ôorame auteurs et principes des êtres; citations diverses
d'Empédocle ; ses contradictions ; de la nature des principes ;
de l'Un et de l'Être pris pour la substance des choses ; Platon
et les Pythagoriciens ; impossibilités de cette théorie ; des rap-
ports de l'Unité et de l'Être avec les nombres; réfutation de
Zenon sur l'indivisibilité de l'Un ; son système conduit à l'ab-
solu nihilisme ; il ne peut expliquer ni la multiplicité des êtres,
ni les grandeurs.
* Une question qui fait suite aux précédentes,
et qui est à la fois la plus difficile et la plus né-
cessaire à éclaircir, c'est celle dont nous allons
actuellement nous occuper. S'il n'existe rien en
dehors des individus, et si les individus sont en
nombre infini, comment est-il possible d'arriver
à posséder la science de ces êtres infinis ? Il est
§ 1. S'il 11 existe rien en dehors quel il ne s'est jamais expliqué
des individus. C'est un principe complètement. — Quelque chose
qu^Aristote a toujours opposé cTMwiucr^e/.C'est-à-dire, un terme
à la théorie des Idées ; mais aux unique applicable à une plura-
Idées il a substitué l'universel, lité. — En dehors des individus,
sur la nature et Texistence du- — Ou bien : « outre les indi'
164
MÉTAPHYSIQUE DARISTOTE.
certain que nous ne connaissons jamais quoi
que ce soit qu'à cette condition qu'il y ail quelque
chose qui subsiste d'Un et d'identique, et aussi
quelque chose d'universel. Si c'est bien là une
nécessité incontestable, et s'il faut qu'il existe
quelque chose en dehors des individus, ce serait
une conséquence nécessaire ég'alement que les
g*enres, soit les derniers, soit les premiers, exis-
tassent indépendamment des êtres individuels.
Or, nous venons de prouver que cette hypothèse
est absolument insoutenable. 'Mais, si jamais on
peut dire qu'il existe quelque chose en dehors
de la totalité qui se forme quand un attribut
quelconque est joint à la matière, on demande si,
du moment qu'il y a une forme, il doit y avoir
quelque chose en dehors de tous les individus,
ou bien en dehors de quelques-uns, sans être en
dehors de certains autres, ou même si ce queUfue
chose ne doit être en dehors d'aucun? ^Si l'on
admet qu'il n'y a rien indépendamment des in-
vidus ». — Soir les derniers.
C'est-à-dire, les espèces. — Soit
les premiers. C'est-à-dire, les gen-
res les plus élevés. — Nous
venons de prouver. Dans le
chapitre précédent.
§ 2. De la totalité. Voir plus
haut Texplication de cette for-
mule, ch. 1", § H. La totalité
est le composé résultant de la
forme réunie à la matière ; c'est
la forme qui vient donner à la
matière une détermination que
par elle-même elle n'a pas. Voir
plus loin, liv. VII, ch. m, § 2 et
ch. XV, § 1. — Ne doit être en
dehors d'nucu?i. C'est la solution
à laquelle s'arrête Aristote.
§ 3. i4 la raison. Ou « à l'in-
telligence, à l'entendement ». —
Qu*on ne se hasarde à soutenir.
C'est le système de Protagore, qui
LIVRE III, CHAP. IV, § 5.
i65
dividus, dès lors il n'est rien qui s'adresse à la
raison; tout est perceptible aux sens; et, par con-
séquent, il n'y a de science de rien, à moins tou-
tefois qu'on ne se hasarde à soutenir que la
science se réduit à la sensation. *Dès lors non
plus, il n'y a rien qui puisse être éternel, rien
qui puisse être immobile, puisque tout ce qui
tombe sous nos sens est destiné à périr, et est
en mouvement. Or, si rien n'est éternel, il ne se
peut plus davantag*e que rien se produise, ou
devienne ; car il faut de toute nécessité que ce
qui devient et se produit soit quelque chose, que
ce dont il vient existe aussi, et que le dernier
de tous ces termes ne soit plus produit, puis-
qu'il doit y avoir un arrêt, et que ce qui devient
ne peut pas venir de ce qui n'est pas. ^D'autre
part, dès qu'il y a production et mouvement, il
y a nécessairement aussi une limite et un but
fait de l'homme la mesure de tout ;
c^était en général le système des
Sophistes, avec toutes les consé-
quences morales que Platon a
réfutées dans le Gorgias, —
Que la science se réduit à la sen-
sation. Nulle part, Aristote ne
s'est prononcé plus nettement
contre le sensualisme.
§ 4. Que rien se produise ou de-
vienne. Il en donne la raison un
peu plus bas : en remontant de
cause en cause, il faut s'arrêter
enfin à une cause qui n'est plus
un efifet, comme le sont toutes
les causes secondaires ; et celle
là doitétresans commencement,
parce qu'autrement on se per-
drait dans l'infini, et la science
serait, par cela même, impossi-
ble. — Ne peut pas venir de ce qui
n'est pas. C'est un des axiomes
de la sagesse antique, qu'a re-
cueilli le Péripatétisme.
§ 5. U71C limite et un but final.
Qui, dans la réalité, se confon-
dent, bien que la raison puisse
les distinguer. Le mouvement
166
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
final. En effet, pas un mouvement n'est infini;
tout mouvement a un but final, et il n*est pas
possible qu'une chose devienne quand elle est
dans rimpossibilité d'être; mais nécessairement
ce qui est devenu quelque chose a dû exister,
dès le premier moment qu'il est devenu et s'est
produit.
®En outre, si la matière existe, puisqu'elle
est éternelle et incréée, à bien plus forte raison
doit-on penser que la substance, qui est ce que la
matière deviexit, existe aussi déjà. Si la substance
n'existe pas, la matière n'existe pas non plus;
et alors, il n'existerait absolument rien. Mais, si
c'est là une impossibilité manifeste, il faut que
la forme et l'espèce soient nécessairement quel-
que chose en dehors de la totalité individuelle.
^ D'un autre côté, si l'on admet l'existence indé-
pendante de l'espèce, on peut encore se poser la
question de savoir pour quels êtres on devra
l'admettre, et pour quels êtres on ne l'admettra
pas. On voit, de reste, qu'il ne se peut pas qu'elle
cesse dés le moment qu'il a at-
teint la fin en vue de laquelle il
avait lieu.
§ 6. Incréée» En ce sens qu elle
n'a jamais eu à devenir, parce
qu'elle a toujours été. J'ai dû
prendre le mot d'Incréée, afin
d'éviter une longue périphrase.
— Déjà. J'ai ajouté ce mot. — In-
dividuelle, Même remarque. Voir
plus haut, § 2.
§ 7. L'existence indépendante
de tespèce. Si l'espèce est quel-
que chose en dehors des indivi-
dus. — Pour quels êtres on ne Cad-
mettra pas. Il est difficile de voir
d'où viendrait cette distinction.
Aristote cite plus bas l'exemple
LIVRE III, CHAP. IV, § 10.
167
s'applique à tous sans exception; et par exemple,
nous n'admettrions point qu'il puisse y avoir
une maison distincte et en dehors de toutes les
maisons particulières. ^ Puis, on peut se deman-
der encore si l'essence est une et identique pour
tous les êtres d'un même genre : par exemple,
pour tous les hommes. Mais la supposition est
insensée; car tous les êtres dont l'essence est
une ne forment pas pour cela une unité.
Dira-t-on que ce sont une foule d'êtres différents
les uns des autres? La supposition n'est pas plus
raisonnable. ® Est-ce que la matière devient en
même temps la substance de chacun d'eux? Et
comment le devient-elle? Comment l'être total
est-il tout ensemble l'une et l'autre, la matière
et la substance?
*° En ce qui regparde les principes, voici une
de la maison, qui est une œuvre
venue de la main de l'homme;
et il semble alors qu'il réserve
l'existence indépendante de l'es-
pèce, pour les choses de la na-
ture, qui sont éternelles. Pour
l'exemple de la maison, voir
plus loin, liv. VIII, eh. m, § 6;
liv. XI, ch. II, § 10 ; et liv. XII,
ch. III, § 4.
§ 8. D'un même genre. J'ai
ajouté ces mots qui sont indis-
pensables^ et qui me semblent
ressortir de tout le contexte. —
Ne forment pas,., une unité, La
népration semble ici tout à fait
préférable, bien que quelques ma-
nuscrits et plusieurs éditeurs la
suppriment. — La supposition n'est
pas plus raisonnable. Tout ce
passage est excessivement con-
cis ; et des développements plus
étendus auraient éclairci la
pensée, si l'auteur les avait
donnés.
§ 9. Comment Vétre total. Voir
pi us haut, § 2. — Vune et Vau-
tre. C'est-à-dire la matière et la
forme, ou substance.
§ 10. Si les principes ont une
unité d'espèce. Ce passage est
fort obscur ; et malgré les exem-
168
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
nouvelle question. Si les principes ont une unité
d'espèce, aucun principe ne peut plus avoir
d'unité numérique, pas même l'Un, non plus
que rÊtre. **Et puis, comment serait-il possible
d'acquérir la science, s'il n'y a pas d'unité appli-
cable à la pluralité? Si cependant les principes
ont une unité numérique, chaque principe doit
numériquement être un aussi; ils ne peuvent
pas être, comme dans les choses sensibles,
différents avec les différentes choses; et par
exemple, telle syllabe particulière étant spécifi-
quement la même que telle autre, elle doit avoir
spécifiquement les mêmes principes, les mêmes
pies qu'Arisiote donne plus bas,
on ne voit pas clairement sa
pensée. Je ne trouve pas non
plus que les commentateurs
raient éclaircie; je n'ai pas, je
crois, réussi davantage. Voici
ce qui me semble le plus proba-
ble. Aristote veut dire que les
principes doivent s'appliquer à
chaque individu pris comme tel,
et non pas s'y appliquer en tant
que l'individu est de telle ou
telle espèce. Il faut que les prin-
cipes aussi soient individuels,
et aient une unité numérique,
comme les individus mêmes.
C'est du reste une question bien
subtile et peu nécessaire. —
Telie syllabe particulière. Plus
loin, liv. XIII, ch. x, § 8 et 2,
Aristote, rappelant ce passage
même du livre III, complète
Texemple en prenant la syllabe
AB, et montre comment chaque
lettre est un seul et même élé-
ment sous le rapport du nombre,
et comment aussi elle est iden-
tique en espèce aux mêmes let-
tres employées dans les autres
mots.
Les mêmes leth^es. J'ai ajouté
ces mots; les principes des
syllabes, ce sont les lettres; et
le rapprochement est d'autant
plus facile en grec que c'est le
même mot qui signifie Lettre et
Elément ou principe. — Soient
autres numériquement. Cela re-
vient à dire que, dans une syl-
labe semblable, les lettres sont
les mêmes, bien que nimiérique-
ment il y ait ici une lettre, et là
une autre ; ce sont deux lettres
identiques en espèce ; mais numé-
LIVRE III, CHAP. IV, § i3.
i69
lettres, bien que ces principes soient autres nu-
mériquement. **Si les principes n'ont pas une
unité spécifique, et si les principes des choses ne
forment qu'une unité numérique, alors il n'y
aurait plus rien d'autre dans le monde que les
éléments; car, selon nous, dire qu'une chose est
numériquement une, ou dire qu'elle est indivi-
duelle, cela revient tout à fait au même. Et c'est
ainsi que nous appelons individuel ce qui est un
numériquement; et universel, ce qui est com-
mun à tous les individus d'un môme ordre.
*M1 en est ici comme il en serait si les élé-
ments des mots formaient une unité numérique;
et s'ils étaient en nombre fini et déterminé, il
faudrait nécessairement que tous les caractères
qu'on écrit fussent en même nombre que ces élé-
ments, puisqu'il n'y en aurait pas deux, ou da-
vantag*e, qui pussent être identiques entre eux.
riquement elles sont différentes,
puisqu'elles ont chacune leur
unité à part.
§ 1 2. Si les principes ?i *oni pas une
unité spécifique. Le texte est beau-
coup moins précis ; et il n'emploie
qu'une expression pronominale
et tout indéterminée. Mais le
sens que je donne me parait
justifié par tout ce qui suit. —
Que les lettres des syllabes. Le texte
dit précisément: cleseléments »;
mais, comme je l'ai remarqué au
S précédent, le même mot en
grec signifie Lettre et Elément.
§ 13. Fini et détei-miné. Il n'y a
qu'un seul mot dans le texte. —
Les caractères qu'on éant. C'est
la traduction littérale de l'expres-
sion grecque. Les éléments du
langage sont en nombre infini
et indéterminé, puisque les com-
binaisons des lettres sont infi-
nies, bien que les lettres elles-
mêmes soient en nombre limité
et défini. — Identiques entre eux.
Pas une des lettres de l'alphabet
ne ressemble à une autre; et
170
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
**Une difficulté qui n'est pas moins considé-
rable qu'aucune autre, a été passée sous silence
par les philosophes de nos jours et par leurs de-
vanciers : c'est de savoir si les choses périssables
et les impérissables ont les mêmes principes, ou
des principes différents. Si les principes sont
identiques de part et d'autre, comment peut-il
se faire que, de ces choses, les unes soient impé-
rissables et que les autres soient soumises à
périr? Quelle est la cause de cette différence?
"Hésiode et tous les Théolog^ues n'ont songé
qu'aux argpuments qui pouvaient les convaincre
eux-mêmes, et ils ne se sont g*uère souciés de
•
nous. Faisant des Dieux de leurs principes, et
faisant venir toutes choses des Dieux, ils ont
prétendu que ceux des êtres qui n'avaient point
goûté du nectar et de l'ambroisie étaient des-
tinés à périr. Il est certain que ces noms et ces
explications devaient être claires pour eux, puis-
leurs combinaisons peuvent va-
rier indéfiniment.
§ 14. Une difficulté. Cette ques-
tion a été indiquée plus haut,
liv. III, ch. I", § 12. — Par les
philosophes de nos jours. Aris-
tote veut peut-ôtre ici désigner
Platon. Voir sur cette question
plus loin, liv. XII, ch. x, § 9; et
Traité du Ciel, liv. III, ch. vu,
§ 6, p. 62 de ma traduction.
8 15. Hésiode et tous les Théolo-
gués. Voir plus haut, liv. I,
ch. IV, § 1, sur Hésiode; et pour
les Théologues, voir plus loin,
liv. XII, ch. VI, § 5 ; et liv. XI V,
ch. IV, § 2. Les Théologues sont
les premiers philosophes, qui
ont exposé en vers leurs idées
religieuses et scientifiques. —
Ceux des êtres qui n'avaient point
goûté du nectar. On ne trouve
rien de pareil dans les œuvres
d'Hésiode, telles que nous les
avons. — De causes ainsi con-
çues. Le texte est moins précis.
LIVRE III, CHAP. IV, § 17. 171
qu'ils les employaient; mais en ce qui reg^arde
l'origine même de causes ainsi conçues, leur
pensée nous dépasse et nous échappe. "Si c'est
par un sentiment de plaisir que les Dieux
goûtent au nectar et à l'ambroisie, ces aliments
ne sont pas les causes qui leur donnent l'exis-
tence; et si ce sont au contraire ces aliments
qui leur donnent la vie, comment les Dieux
seraient-ils éternels, s'ils ont besoin de se
nourrir ? " Mais ce n'est vraiment pas la peine
de s'arrêter, avec tant d'attention, à des philo-
sophes qui ont emprunté à la fable leurs idées
bizarres. Quant à ceux qui ont appelé à leur
aide la démonstration, nous devons les inter-
roger et leur demander comment, à leur sens,
il se fait que les êtres ayant les mêmes principes
d'où ils sortent tous, les uns cependant soient
d'une nature éternelle, tandis que les autres
sont périssables. Mais, comme on ne nous dit pas
d'où vient la différence, et comme il n'est pas
très-raisonnable de croire que les principes
soient identiques, il est évident que, ni les prin-
La nuance de blâme que pré- quent^ ont donné à leur pensée
sente ma traduction, se justifie une forme scientifique. — De
par ce qui suit. a^oire que les principes soient iden-
§ 17. Leurs idées bizarres. Le tiques. Le texte n'est pas aussi
texte dit Sophismes; ce qui n*est développé; maifl le sens, tel que
pas moins sévère. — La démons- je crois pouvoir le donner, ne
tration. Et qui, par consé- peut faire le moindre doute.
172
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
cipes des êtres ni leurs causes ne sont les mêmes.
*® Celui de tous les philosophes qui sem-
blerait être le plus d'accord avec lui-même, Em-
pédocle, est tombé lui aussi dans une erreur
pareille. Il admet comme un principe qui cause
la destruction des êtres, la Discorde; mais il
semble que ce principe n'en est pas moins pro-
ductif et fécond, autant que Tunité elle-même ;
car c'est de la Discorde que tout vient dans l'u-
nivers, excepté Dieu. Voici les vers d'Empé-
docle. C'est de là, dit-il, que sont venus :
Tous les êtres qui sont, qui furent, qui seront,
Les arbres, les humains, les femmes, au beau front,
Les bétes, les oiseaux, les poissons dans les ondes.
Et les Dieux éternels, qui régissent les mondes.
*^ Il n'est pas même besoin de ces vers
pour voir que la chose est évidente de soi ; car
si la Discorde n'ag'issait pas sur les choses,
« Toutes les choses, comme le dit Empédocle,
« se réduiraient ù l'unité ; mais quand les choses
§ 18. Empédocle. Voir plus
haut, liv. I, ch. m, § 19, et ch. iv,
§ 4, où Empédocle n'est pas traité,
à ce qu'il semble, avec autant
d'estime. — Cest de in Discorde,
Le texte n'emploie qu'un pronom
indéterminé. Dans le livre I,
aux chapitres m et iv, c'est plu-
tôt à l'Amour qu'à la Discorde
que ce rôle est attribué. — Voici
les vers cT Empédocle. Voir les
Fragments d'Empédocle, édition
Firmin-Didot, page 4.
§ 19. Comme le dit Empédocle,
ibid, p. 5. — i4 Vwiité. C'est-à-
dire au Sphserus, qui ne sortirait
LIVRE III, CHAP. IV, § 21.
173
« se rapprochent, la Discorde survient en der-
« nier lieu pour terminer tout, w
^ Voilà comment, dans le système d'Empé-
docle, Dieu, qui est le plus fortuné des êtres, est
en même temps le moins instruit et le moins
éclairé de tous, attendu qu'il ne connaît pas tous
les éléments. En effet, il n'éprouve point de Dis-
corde; et c'est le semblable qui connaît le sem-
blable, ainsi que le prétend encore Empédocle.
Selon lui, nous voyons :
Par la terre, la terre ; et par l'air, on voit Tair ;
Et Téther, par Téther ; le feu par le feu clair ;
Et l'Amour, par TÂmour ; la Haine, par la Haine.
** Mais, pour en revenir à notre sujet et à
notre point de départ, il est évident que, selon la
théorie d'Empédocle, il se trouve que la Dis-
corde n'est pas plus cause de la destruction des
êtres que de leur existence. De même l'Amitié
n'est pas plus cause de la vie des êtres que de
pas de son unité immuable, et y
tiendr.iit tout enfermé. — Pour
terminer tout. J'ai ajouté ces
mots, qui ressortent du contexte.
§ 20. Le moins instruit et le
moins éciniré fie tous. Il n'y a
qu'une seule épithètc dans le
texte. Je ne sais d'ailleurs si la
pensée est d'EmpédocIe lui-mô-
me, on si c'est une conséquence
qu'indique Aristote. — Nous
voyons. Aristote cite encore ces
vers dans lo Traité de CAme^
liv. I, ch. II, § 6, p. 112 de ma tra-
duction. Pragments-Didot, p. il.
§ 21. Selon la théorie d'Empé-
docte. Voir plus haut, liv. I,
chap. IV, § 8, la môme critique
174 MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
leur destruction, puisqu'en ramenant les choses
à l'unité, elle anéantit tout le reste. **En même
temps, Empédocle oublie de nous apprendre la
cause de ce chang^ement ; et il se contente de
nous dire que la nature des choses est d'être
comme elles sont :
La Discorde, en son sein, grandit avec le temps ;
Puis, quand revient son tour, elle prend la puissance,
Qu'un serment solennel lui garantit d'avance.
G'estque, pour Empédocle, ce chang^ement était
absolument nécessaire, sans que, d'ailleurs, il
nous indique le moindre motif de cette néces-
sité. *^Quoi qu'il en soit, le seul point où Empé-
docle soit bien d'accord avec lui-même, c'est que,
parmi les êtres, il ne fait pas les uns périssables
et les autres impérissables ; il pense que tous
sans exception doivent périr, sauf les seuls élé-
ments.
élevée contre la théorie d'Empé-
docle. Dans ses explications,
c*est bien souvent la Discorde
qui rapproche, et TAmour qui
désunit.
§ 22. L/z Discorde en son sein.
Voir les Fragments d'Empé-
docle , édition Firmin - Didot ,
p. 5. Il s*ag^t du Sphœrus, dans
lequel la Discorde s'insinue, et
grandit peu à peu, jusqu'à ce que
ses forces fassent éclater le corps
immense où elles s'étaient intro-
duites, et divisent de nouveau ce
que le Sphœrus avait réuni. Cette
alternative entre le Sphœrus et la
Discorde a été établie sous la
foi du plus inviolable serment.
Empédocle ne dit pas d'ailleurs
par qui ce serment a été prêté, et
quel en est le garant parmi toutes
les divinités.
LIVRE m, CHAP. IV, § 26. 175
*^ Mais la question, que nous discutons ici, con-
siste à savoir pourquoi tels êtres sont périssables,
tandis que tels autres ne le sont pas, quand néan-
moins tous viennent, dit-on, des mêmes prin-
cipes. Que d'ailleurs les principes ne puissent
pas être les mêmes pour tous les êtres, c'est ce
qui nous semble suffisamment prouvé par les
développements qui précèdent. ^^ Mais, si les
principes sont différents, on peut se demander
si eux aussi sont impérissables, ou s'ils sont su-
jets à périr. En les supposant périssables, une
conséquence évidente et nécessaire, c'est qu'ils
doivent alors venir eux-mêmes de quelque chose,
puisque tout ce qui périt se dissout dans (es élé-
ments d'où il était sorti. Il résulterait de là que
les principes mêmes viennent de principes dif-
férents, qui leur sont antérieurs. Or, c'est une
impossibilité qui est manifeste, et qui est aussi
forte, soit qu'on admette un temps d'arrêt dans
la succession des principes, soit qu'on se perde
dans l'infini. *^Mais même comment concevoir
l'existence des êtres périssables, si les principes
d'où ils viennent peuvent être détruits? Et si les
principes sont impérissables, comment, toutim-
§ 24. La question^ (jue nous dût- principes alors ne seraient plus
cutons ici. Voir plus haut, § 17. des principes, puisqu'ils auraient
§ 25. Les principes mêmes vien- quelque chose avant eux. — Dans
nent de principes différents, La ia succession des principes. J*ai
contradiction est évidente, et les ajouté ces mots.
176
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
périssables qu'ils sont, les uns ont-ils donné nais-
sance à des êtres qui doivent périr, tandis que
les autres ont produit des êtres impérissables?
Tout cela n'est pas très facile à comprendre pour
la raison; mais il y a là une absolue impossibi-
lité de se prononcer; ou du moins cela deman-
derait de très longues explications. *^Du reste,
personne ne s'est hasardé à prétendre que les
principes sont différents pour les êtres périssa-
bles ; et l'on admet unanimement que les prin-
cipes sont ^les mêmes pour toutes choses. Mais
on laisse ainsi de côté la première question que
nous avons faite, et l'on semble n'y attacher
qu'une très mince importance.
^ La recherche la plus épineuse de toutes et
pourtant la plus indispensable pour arriver à la
vérité, c'est de savoir si l'Être et l'Un sont les
substances des êtres, et si tous les deux ne sont
pas encore autre chose, tout en restant, celui-ci
§ 27. La première (question que
nous avons faite. Voir plus haut
§ 4. La question est de savoir si
les principes sont identiques, ou
différents, pour les choses péris-
sables et pour les impérissables.
Aristote la résout affirmativement
§ 28. Si rÊtre et f Un sont les
substances des êtres. Voir plus
haut chap. i, § 13, où celle ques-
tion est annoncée comme la plus
ardue de toutes. Outre ce qu' Aris-
tote en dit ici, il y est revenu à
plusieurs reprises, pour la ré-
soudre négativement : Non, l'E-
tre et rUn ne sont pas la sub-
stance des choses. Voir plus loin,
liv. m, ch. VI , § 8 ; liv. VI, ch.
XVI, § 4; liv. X, ch. ii, § 1 et 3,
où Aristote s'en réfère à ce pas-
sage du livre III ; liv. XI, ch. ii,
§6; et liv. XIV, ch. i, § 6. —
De sujet et de support. Il n'y a
qu'un seul mot dans le texte.
LIVRE III, CHAP. IV, § 29. 177
rÉtre, et celui-là TUn ; ou bien ne faut-il pas
étudier TÊlre et l'Un en supposant qu'il y a, sous
les deux, quelque autre nature qui leur sert de
sujet et de support? *^ Les philosophes ont résolu
la question en sens différents, les uns admettant
l'existence de cette nature, les autres ne Tad-
mettant pas. Platon et les Pythag^oriciens n'ont
pas disting^ué l'Être et l'Un de la substance des
choses ; ils ont cru que leur nature^ à tous
deux, c'est que la substance des choses soit pré-
cisément d'être l'Un et l'Être en soi. Parmi les Na-
turalistes, on peut citer Empédocle, qui, voulant
arriver à quelque détermination plus claire, a
essayé d'expliquer ce que c'est l'Un. On pourrait
" supposer que, pour lui, l'Un c'est l'Amitié; et
S*il y a une subtance autre que
l'Être et l'Un, il s'ensuit que
Tun et l'autre ne sont que des
attributs.
§ 29. V existence de cette yia-
ture. Le texte n'est pas aussi
précis ; mais le sens ne peut faire
de doute, et c'est là ce qui peut
m'excuser d'avoir précisé davan-
tage l'expression. — Platon et
les Pythagoriciens. Voir plus haut,
liv. I, ch. V, § 21. — Que la sub-
stance des choses. Cette phrase
offre, sous le rapport de la gram-
maire, de grandes difficultés, qu'on
a essayé de lever en proposant di-
verses corrections. Quelque ingé-
nieuses qu'elles puissent étre,elles
sont nécessairement arbitraires ;
T. I.
et je préfère encore m'en tenir à
la leçon vulgaire ; elle suffit pour
donner le sens que j'en tire; il
me semble conforme aux doc-
trines de Platon et des Py-
thagoriciens, telles qu'Aristote les
expose et les critique. — Les
Naturalistes, Ou les philosophes
de l'école d'Ionie; voir plus haut
liv. I, ch. V, § 13. — Empédocle.
Voir tout ce qui a été déjà dit sur
Empédocle, liv. I, ch. iv, §§ 3,
8 et suiv.
§ 30. Que c'est le feu. Hera-
clite. — Que c'est Cair. Anaxi-
mène; voir plus haut, liv. I,
ch. III, §§ 17 et 18. — Qui admet-
tent plusieurs éléments. Voir plus
haut, liv. I, ch. in, § 26.
12
178
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
que TAmitié est précisément la cause de Tunité
en toutes choses. ^ D'autres philosophes ont pré-
tendu, ceux-ci que c'est le feu, ceux-là que c'est
l'air, qui sont l'Être et l'Un, d'où toutes les
choses tirent leur vie et leur origine. C'est là
aussi l'opinion des philosophes qui admettent
plusieurs éléments; car ils sont forcés de faire
autant d'Être et d'Un qu'ils font de principes,
^* Que si l'on ne veut pas que l'Être et l'Un soient
une réelle substance, dès lors non plus aucun
des autres universaux ne peut davantagpe en être
une, puisque l'Être et l'Un sont les plus univer-
sels de tous ; et s'il n^existe pas d'Un en soi, ou
d'Être en soi, à plus forte raison il ne pourrait
point y avoir d'universaux quelconques en de-
hors de ce qu'on appelle des individus. ^* Mais,
du moment que l'Être n'est pas substance^ il est
clair que le nombre ne peut pas davantag^e être
pris pour la nature des êtres, séparée d'eux. Le
nombre est une collection d'unités, et l'unité
n'est pas autre chose que ce qu'est l'Un. Mais,
§ 31. Aucun des autres ufiiver-
saux. Conséquence do la théorie
qui refuse à l'Etre et à l'Un une
existence réelle. C'est sans doute
une objection qu'Aristote se fait
à lui'-méme, plutôt qu'une réfuta-
tion directe.
§ 32. Le nombre. Ceci répond
aux Pythagoriciens, qui font du
nombre l'essence des choses ; voir
plus haut, liv. I, ch. v, § 7. —
Des attributs universels. Je con-
serve ici la leçon vulgaire que
plusieurs éditeurs ont proposé
de changer ; il me semble que le
texte, tel qu'il est, peut se suf-
fire. Pour que l'Être en soi et
rUn en soi puissent exister, il
LIVRE III, CHAP. IV, § 34. . 179
pour que TUn en soi et l'Être en soi existent réel-
lement, il faut nécessairement que l'Être et F Un
soient la substance ; car il n'y a pas absolument
d'autre terme ; il n'y a que ces deux là seuls qui
puissent être des attributs universels.
^^ D'autre part, si l'Être et l'Un en soi sont réelle-
ment quelque chose, alors s'élève une bien g^rave
question, celle de savoir comment il est possible
qu'il existe quoi que ce soit en dehors d'eux, je
veux dire comment il peut y avoir plus d'un seul
être, puisqu'il n'est pas possible qu'il y ait autre
chose que l'Être. Par conséquent, ce sera une
nécessité, comme le voulait Parménide, que tous
les êtres soient une Unité, et que cette unité soit
l'Être. ** Des deux côtés, la difficulté est fort
g^rande ; car que l'Être ne soit pas substance, ou
que l'Un en soi puisse être une substance, il est
égpalement impossible que le nombre en soit une.
Que le nombre ne soit pas une substance, nous
en avons dit plus haut les motifs. S'il en est une
réellement, les difficultés reviennent alors les
mêmes que pour l'Être. Ainsi, d'où pourra ve-
nir une autre unité en soi, qui serait en dé-
faut qu'ils deviennent les attri- § 34. Des deux côtés. C*est-à-
buts de TEtre et de TUn, qui dire^ soit qu'on admette, soit
peuvent seuls avoir, dans Thypo- qu'on rejette la théorie de l'unité
thèse, une certaine réalité. absolue. — Que le nombre en
§ 33. PatTHénide, Voir sur Par- soit une. Ce retour à la critique
ménide, plus haut, liv. I, ch. v, des idées pythagoriciennes est
§ 17. assez inattendu; voir plus haut,
i80
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
hors deTUnité? Nécessairement, il n'y a rien de
ce g^enre; mais cependant tous les êtres sans ex-
ception sont Un, et font partie d'une pluralité
où chacun d'eux est individuellement un.
'^ Si l'Un en soi est indivisible, alors,
comme le soutient Zenon, il n'est plus rien du
tout ; car ce qui ne rend pas une chose plus
g'rande ni plus petite qu'elle n'était, soit en y
étant ajouté, soit en en étant retranché, ne peut
pas être compris, d'après Zenon, parmi les réa-
lités, puisque évidemment l'Être est toujours une
certaine grandeur, et que, s'il est une grandeur,
il est corporel. Ceci est vrai absolument de tout
être. Mais d'autres choses, en s'ajoutant à une
chose, peuvent tantôt la rendre plus grande et
tantôt n'y faire rien. Ainsi la surface et la
ligne y ajoutent ; mais le point et la multiplica-
tion par l'unité n'y ajoutent quoi que ce
soit. ^®Du reste, comme Zenon ne porte pas
assez de précision dans cette analyse, et qu'il
§ 32, et aussi liv. I, ch. y, § 4.
— Pltis haut. Voir liv. I, ch. v,
§ 15. — Les mêmes que pour
l'Être. Voir plus haut, § 32. —
Ou font partie cfune pluralité.
Le texte dit précisément : « Ou
sont une pluralité, n
§ 33. Si rUn en soi est indivi-
sible. La pensée n'est pas assez
clairement exprimée. Sans doute,
Aristote veut dire que TËtre en
soi reste toujours et uniquement
ce qu'il est, sans se partager ja-
mais entre les êtres réels et cor-
porels. — Mais. C'est une ré-
ponse à la théorie de Zenon. —
La multiplication par Vunité. Le
texte dit simplement : « l'unité,
la monade».
§ 36. Zenon ne porte pas assez
de précision. Voir, sur Zenon
d'Élée^le petit Traité de MélissuSf
LIVRE III, CHAP. V, § 37.
i8i
peut y avoir certainement quelque chose d'indi-
visible, qui soit additif, c'est une réponse qu'à
ce point de vue aussi Ton peut lui faire : Non
sans doute l'addition qu'on fera de l'indivisible
ne rendra pas la chose plus grande matérielle-
ment; mais le nombre sera augmenté.
^^Geci fait naître une question nouvelle. D'une
unité indivisible telle qu'on vient de l'expliquer,
ou même de plusieurs unités de ce genre, com-
ment une grandeur pourra-t-elle jamais sortir?
Il en est ici tout à fait de même que quand on
prétend que la ligne se compose de points. On
a beau même admettre avec quelques philoso-
phes que le nombre se forme d'abord de l'Un en
soi et de quelque autre chose qui n'est plus l'Un,
il n'en reste pas moins à se demander pourquoi
et comment le résultat est, tantôt un nombre, et
tantôt une grandeur, puisque ce qui n'est pas
Gorgias et Zrfnon, ch.v, § 3, p. 257
de ma traduction. — ^t soit
additif. J'ai ajouté ces mots qui
m*ont paru indispensables. Le
texte n'indique cette nuance que
par un adverbe indéterminé. —
Mais le nombre sera augmenté,
L'Un en soi fera toujours un
être de plus, si l'on admet sa
réalité.
§ 37. D*une unité indivisible.
J'ai ajouté Je mot Indivisible, qui
ressort évidemment du contexte,
et qui me semble indispensable
pour préciser la pensée. — La
Hgiie se compose de points. C'est
encore la définition que de nos
jours les mathématiques don-
nent de la ligne. Il est clair
qu'Aristote ne l'approuve pas ;
et par exemple dans la Physique^
liv. VI. ch. I, § 2, p. 338 de ma
traduction, il se prononce encore
plus nettement qu'ici contre cette
définition prétendue; voir aussi
plus loin dans la Métaphysique,
liv. XIII, ch. ne, § 5.— De quel-
qu'autre chose. C'est l'inégalité,
182
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
rUn est rinég*alité, ou est de la même nature
qu'elle; car on ne voit pas du tout comment les
g^randeurs pourraient jamais sortir de TUnet de
cette nature inégpale, pas plus qu'elles ne sorti-
raient non plus d'un nombre quelconque et de
rinég^alité.
dont il est parlé un peu plus bas;
et rinégalité n*est pas autre chose
que la Dyade indéterminée de
Platon, ou bien encore le Grand
et le Petit. Voir plus haut, liv. I,
ch. VI, §§ 9, 11 et 12. — Les gran-
dew*s pourraient jamais sortir.
Aristote semble avoir ici toute rai-
son contre les subtilités de ses ad-
versaires; mais il ne résout pas
lui-même la difficulté, et il ne dit
pas quelle est, à son point de
de vue particulier, Torigine des
grandeurs.
LIVRE III, CHAP. V, § 1.
183
CHAPITRE V
De la nature des points, des lignes et des surfaces ; on a essayé
de les prendre aussi pour la substance des choses; opinions
en sens contraires; en faire des substances réelles, c'est dé-
truire toute idée de la substance, et aussi de la production et
de la destruction des choses ; les points, les lignes et les sur-
faces ne sont que des limites et des divisions, ainsi que l'ins-
tant.
* Une question qui fait suite aux précédentes,
c'est de savoir si les nombres, les corps, les sur-
faces et les points sont, ou ne sont pas, des sub-
stances réelles. Si ce ne sont pas là des substances^
on ne voit plus dès lors ce que c'est que l'Être,
et ce que peuvent être les substances des êtres
réels. En effet, les qualités des choses, leurs
mouvements, leurs relations, leurs positions.
§ 1. Les nombres, les corps y les
surfaces, les points. Aristote est
revenu plusieurs fois à cette
question; voir plus loin, liv. VII,
ch. II, § 3; liv. XIII, ch. m,
§ 5; et liv. XIV, ch. m, § 6;
voir aussi le Traité du Ciel,
liv. III, ch. I, § 9, p. 228 de ma
traduction. De toutes ces discus-
sions, il ressort que, selon Aris-
tote, les nombres, les corps^ les
surfaces et les points ne sont pas
des entités réelles, de véritables
substances. Dans le présent cha-
pitre, il expose le pour et le
contre^ de manière à laisser son
opinion fort obscure. — Si ce ne
sont pas là des substances. Argu-
ments afS rmatif s, qu* Aristote dé-
veloppe sans avertir que ce ne
sont pas ceux qu*il soutient per-
sonnellement. Ils appartiennent
sans doute aux Pythagoriciens et
aux Platoniciens. ~ Leurs pro-
i84
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
leurs proportions diverses n'expriment, à ce
qu'il semble, la substance pour aucun d'eux.
Toutes ces déterminations sont toujours attri-
buées à un certain sujet; mais elles ne sont point
ce sujet lui-même. *Dans ce qui paraîtrait re-
présenter plus particulièrement une substance,
comme Teau, la terre, le feu, éléments dont se
forment tous les corps composés, la chaleur, le
froid et toutes les autres qualités de même ordre
qu'on y peut observer, n'ont rien de substantiel.
Il n'y a que le corps présentant ces qualités di-
verses qui subsiste seul comme quelque chose de
réel, et qui soit une entité véritable. ^ Mais le
corps lui-même est moins une substance que ne
l'est la surface; la surface l'est moins aussi que
la ligne, et la lig^ne moins que l'unité et le
point. En effet, ce sont là les déterminations
et les limites du corps; et il semble qu'elles
portions diverses. Le terme dont
se sert Aristote est très vague. —
A un certain sujet. Ce sujet seul
est alors substantiel ; et tout le
reste se compose de simples at-
tributs, qui ne peuvent Jamais
être pris pour des substances.
§ 2. Une substance. Cette sub-
stance n*est ici que la matière,
représentée par les quatre élé-
ments d'Empédocle. — Une en-
tité véHtable. Le texte répète le
mot de Substance.
§ 3. Mais le corps. Le mot de
Corps signifie ici, comme plus
haut, le Solide.— Moins une sub-
stance que ne l'est la surface. Il
semble que c'est tout le contraire,
et que le solide est bien plus sub-
stance réelle que la surface ne
peut rétre. — Moins que Vunité
et le point. Il est bien singulier
de réduire la substance au point,
c'est-à-dire, à ce qui n*a ni lon-
gueur, ni largeur, ni épaisseur.
— // semble qu'elles peuvent
subsister sans lui. Ici encore c'est
le contraire qui semble le plus
probable; mais tout ce passage
est excessivement obscur.
LIVRE III, CHAP. V, § 6.
185
peuvent subsister sans lui, tandis que le corps
ne peut subsister sans elles. * C'est là ce qui fait
que le vulgaire croit, et que même aussi les phi-
losophes antérieurs ont cru, que le corps est la
substance et TÊtre, et que tous les autres phéno-
mènes n'en sont que de simples modifications;
d'où l'on concluait que les principes des corps
sont aussi les principes des êtres. Puis, les phi-
losophes venus plus tard, et qui paraissaient
plus éclairés que leurs devanciers, ont pensé
que c'étaient les nombres qui sont les principes
des choses. ^ Nous le répétons : Si le corps, la
surface, la lig^ne, l'unité et le point ne sont pas
la substance, alors il n'y a plus de substance du
tout; alors il n'y a plus d'être ; car ce n'est
pas apparemment des accidents des êtres que
l'on prétendrait faire des êtres à leur place.
• Même en admettant que les longpueurs, les
points, etc., sont plus substance que les corps,
comme nous ne voyons pas quels sont précisé-
§ 4. Les philosophes antérieurs.
Ce sont évidemment les philoso-
phes de Técole d'Tonie, qui ne
croyaient qu'à la matière. — Que
le corps est la substance. Corps
est toujours pris ici pour Solide.
— Les philosophes venus plus tard.
Ce sont les Pythagoriciens et les
Platoniciens ; voir plus haut y
Ut. I, ch. III, § 7, et ch. v. —
C'étaient les nombres qui sont les
principes des choses. Voir plus
haut, liv. I, ch. v, § 1 .
§ 5. Nous le répétons. Voir § 1 .
— Le corps. Au sens de Solide ;
j'ai conservé le mot de corps pour
que la traduction fût aussi près
que possible du texte.
§ 6. Ménie en admettant. Ré-
ponse aux arguments précédents,
pour prouver que les surfa-
ces, les lignes, les points ne
i86
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
ment les corps qu'ils forment, et il est bien im-
possible que ce soient des corps perceptibles à
nos sens, il en résulte de nouveau qu'il n'y a
plus là aucune substance. ^ D'ailleurs, la sur-
face, la lig^ne, le point ne sont évidemment que
des divisions du corps lui-même, soit en largeur^
soit en profondeur, soit en longueur. Ajoutez
que, dans le solide, il y a toutes les figures que
l'on veut en tirer; c'est-à-dire qu'il n'y en a pas
une. Par exemple, si le buste d'un Hermès n'est
pas dans le marbre avec des formes détermi-
nées, pas plus que la moitié du cube n'est déter-
minée dans le cube, il s'ensuit qu'il n'y a pas
davantage de surface; car, si toute surface
quelconque est dans le solide, celle qui déter-
mine la moitié du cube y serait comme toute
autre. ^ Le même raisonnement peut s'appliquer
tout aussi bien à la ligne, au point, à l'unité; et
par conséquent, si c'est le corps qui est éminem-
sont pas de réelles substances.
— Pi*écisément, J'ai ajouté ce mot.
— Perceptibles à nos sens. Voir
plus loin, liv. VII, ch. x, § 18.
§ 7. D'ailleurs, Continuation
de la réfutation. — Ne sont,., que
des divisions du corps. C'est en
répétant cette assertion qu'Ans-
tote clora la discussion ; voir plus
loin, § 13. — Si le buste d*un
Hermès. Comme le remarque
M. Schwegler, c'est ici la théorie
bien connue de la puissance et
de l'acte. Toutes les figures
quelconques peuvent être tirées
du marbre, que travaille l'habile
sculpteur; mais en acte, en fait,
il n'y en a aucune. — // s'ensuit
qu'il n'y a pas davantage de sur-
face. La conséquence n'est rigou-
reuse que pour Tintérieur du
solide; mais pour l'extérieur, il
a nécessairement des surfaces.
§ 8. Si c'est le corps qui est
éminemment substance. C'est con-
tre l'hypothèse posée plus haut,
LIVRE III, CHAP. V, § M.
187
ment substance, et que tout cela soit substance
plus encore que lui, et si, d'autre part, la sur-
face, la lig*ne, le point ne sont pas non plus des
substances véritables, nous ne savons plus ce
qu'est l'Être et ce qu'est la substance des choses,
qui alors nous échappent complètement.
^ Mais à toutes ces conséquences» que nous ve-
nons de signaler, s'en ajoutent d'autres qui ne
choquent pas moins la raison, en ce qui regarde
la production de ces choses et leur destruction,
^^ Ainsi, quand une substance qui n'existait pas
antérieurement vient à exister actuellement, et
quand une autre qui existait antérieurement
cesse d'exister, il semble bien que la substance
éprouve ces chang^ements, parce qu'elle devient
et parce qu'elle périt. ** Mais on ne voit pas que
les points, les lig*nes, les surfaces puissent ég^a-
lement se produire ou disparaître ainsi, bien
que tantôt elles soient et tantôt ne soient pas. En
§ 1. — Nous ne savons plus. Ré-
pétition sous une forme pres-
que identique de ce qui a été dit
plus haut, § 1.
§ 9. Qui ne choquent pas moins
la raison. Ainsi Âristote se pro-
nonce pour la négative. Les en-
tités mathématiques ne sont pas
de véritables substances. — De
ces choses. C'est-à-dire des sur-
faces, des lignes et des points,
dont il vient d*étre question.
§ 10. Parce qu'elle devient et
parce qu'elle périt. J*ai conservé
la concision du texte, parce que
ces formules^ à force d*étre répé-
tées, deviennent familières et ces-
sent d'être obscures.
§ il. On ne voit pas que les
points. Dès lors les points, les
lignes, les surfaces ne sont pas
des substances, puisqu'ils ne
se produisent pas et ne périssent
pas, comme le font les substances
véritables. Voir plus loin, liv.XI,
ch. II, § 8. L'exemple que donne
188
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
effet, quand des corps se touchent ou quand ils
se séparent, ils ont tout ensemble, ici une seule
surface, s'ils sont en contact, et là ils en ont
deux s'ils sont séparés, de telle sorte que, les
corps étant rapprochés, les deux surfaces ne
sont plus et disparaissent, et que, quand les
corps sont divisés, il se produit des surfaces et
des lignes qui n'existaient point auparavant.
"Néanmoins, on ne peut certes pas dire que ce
soit le point essentiellement indivisible qui se
soit divisé en deux ; maïs si les surfaces, les
lignes, etc., peuvent se produire et si elles
peuvent périr, il faut bien qu'elles viennent de
quelque chose. *'0n peut dire qu'il en est ici à
peu près de même que pour l'instant, au point
de vue de la durée. L'instant non plus ne peut
pas naître ni périr ; et pourtant, il paraît être
sans cesse différent, sans d'ailleui^ avoir jamais
rien de substantiel. Or, c'est là précisément ce
Aristote à Tappui de cette thèse
est fort ingénieux; je ne sais pas
si mathématiquement il est éga-
lement exact. — Les deux sur-
faces ne sont plus. Ce n'est pas
tout à fait exact. Les surfaces
existent toujours; seulement on
ne les voit pas.
§ 12. Qu'elles viennent de quel-
que chose. Et par conséquent, ce
ne sont plus des principes, puis-
que les principes ne viennent que
d'eux-mêmes.
§ 13. L'instant, au point de vue
de Indurée. C'est dans la Physique
qu Aristote développe la théorie
de rinstant, liv. IV, ch. xvii,
p. 237 de ma traduction. Je ne
crois pas que, sur ce sujet diffi-
cile, personne ait poussé l'ana-
lyse plus loin. — // parait être
sans cesse différent. Voir la Phi/-
siquej liv. IV, ch. xvii , § 2,
p. 238. — Rien de substantiel.
C'est la conclusion d'Aristote
contre les Platoniciens et les
LIVRE m, CHAP. VI, § 1.
189
qui arrive avec les points, les lig'nes et les sur-
faces. Le même raisonnement s'y applique tout
aussi tien; car les points, les lignes, les sur-
faces ne sont, comme l'instant, que des limites
ou des divisions.
CHAPITRE VI
Retour à la critique de la théorie des Idées; nouveaux arguments
contre et pour cette théorie, et sur la nature des êtres mathé-
matiques ; autres questions analogues sur la nature des princi-
pes, qui peuvent être ou simplement possibles ou absolument
réels ; de l'existence des Universaux ; il n*y a que des êtres in-
dividuels.
* On peut toujours se le demander : « A quoi
« bon, en dehors des êtres sensibles et des in ter-
ce médiaires, chercher encore d'autres êtres tels
« que ceux que nous nommons des Idées? » Le
motif qu'on en donne, c'est que/ si les êtres ma-
Pythagoriciens. — Comme Vins-
tant. Physique^ liv. IV, eh. xvn,
§ 1, p. 238.
§ 1. On peut toujours se le de-
mandet*. Cette question est assez
inattendue ; et Aristote ne Ta pas
énoncée dans l'énumération fort
longue des questions qu'il se
propose de traiter; voir plus
haut, eh. I, § 5 et § 13 inclusi-
vement. — Nous nommons des
Idées, Aristote parle encore ici
comme s'il était Platonicien ; voir
plus haut, liv. I, ch. vu, § 17.
C'est une simple forme de lan-
gage, qui ne tire pas à consé-
quence. Les Intermédiaires dont
il est ici question sont, comme
on sait, les entités mathémati-
ques, qui tiennent à la fois des
190
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
thématiques peuvent, sous d'autres rapports, dif-
férer des êtres que nous percevons, ils n'en
diffèrent pas au moins en ce sens qu'ils peuvent
former aussi une pluralité d'êtres pareils entre
eux, comme le sont les objets sensibles. *Par
suite, les principes des êtres mathématiques ne
seront pas plus limités en nombre que ne le
sont les principes de toutes les lettres dont nous
nous servons. Les principes des lettres ne sont
pas limités numériquement; ils ne le sont qu'en
espèce, pourvu toutefois qu'on ne s'attache pas
aux principes de telle syllabe prise isolément,
ou de tel mot ; car, dans ce cas, les principes
Idées et des choses sensibles. —
Former aussi une pluralité cTétres
pareils entre eux. Ceci veut dire
que le même nombre répété autant
de fois qu'on voudra, quand il
s^applique à une égale quantité
d'êtres, forme une pluralité sans
pour cela changer de nature. Je
suppose le nombre 10, par exem-
ple, s'appliquant ici à des hom-
mes, là à des chevaux, ailleurs
à des plantes, ailleurs encore à des
pierres ; il forme en se répétant
quatre fois une pluralité de 1 0 pa-
reils entre eux, quoique attribués
à des êtres différents. — Comme
le sont les objets sensibles. Les
objets de même espèce forment
par leur réunion une pluralité
semblable à celle des nombres
de même module.
§ 2. Les pnncipes de toutes les
lettres. Ainsi dans Talphabet
grec, le nombre des lettres est de
ving^quatre, toutes limitées en
espèce; pmsque chacune diffère
des autres; mais la même lettre
peut être répétée autant de fois
qu'on voudra, sans que le nom-
bre de ces répétitions puisse
être limité. De même pour les
êtres mathématiques : chacun
d'eux demeure identique en son
espèce, tout en étant répété à Tin-
fini; l'espèce ne change pas ;
mais le nombre est indéfini. —
Qu'on ne s'attache pas aux prin-
cipes de telle syllabe. Chaque
syllabe a des lettres en nombre
défini; mais, pour les syllabes
aussi, la combinaison des mêmes
lettres peut être répétée autant
qu'on le voudra. Seulement, les
lettres, ou principes, diffèrent
LIVRE iri, CHAP. VT, § 4.
I»i
des lettres seraient limités même numérique-
ment. ^ Il en est tout à fait de même des êlres
• mathématiques, des intermédiaires; et pour eux
ég'alement, les semblables sous le rapport de
l'espèce peuvent être en nombre infini. Par con-
séquent, si en dehors des objets sensibles et des
êtres mathématiques, il n'y a pas ces autres
êtres particuliers que quelques philosophes ap-
pellent des Idées, il n'y aura plus de substance
qui soit une numériquement; elle ne le sera
qu'en espèce. Les principes des êtres non plus
ne formeront pas numériquement une certaine
quantité définie; ils seront exclusivement limi-
tés en espèce. * Si cette conséquence est néces-
saire, c'est un arg^ument décisif pour admettre
non moins nécessairement l'existence des Idées;
car ceux qui les soutiennent ont beau ne pas
exprimer clairement leur pensée, c'est bien là
ce qu'ils veulent dire ; forcément, leur théorie
entre elles et ne sont plus de la
même espèce; voir plus haut,
ch. IV, § 11.
§ 3. Des êtres mathématiques.
J'ai ajouté ces mots; le texte n*a
que les suivants. Mais on a vu
que les êtres mathématiques sont
appelés aussi les Intermédiaires.
— Les semblables sous le rapport
de f espèce. C'est là tout le sens
de l'expression grecque. J'aurais
pu traduire aussi les Homogènes.
— Que quelques philosophes. Il y
a aussi dans Texpression grec-
que comme une nuance de dé-
dain. — Elle ne le sera quen w-
pèce. J*ai adopté ici la variante
proposée par Alexandre d'Âphro-
dise, et approuvée par M. Schwe-
gler, qui préférerait encore sup-
primer tout ce membre de phrase.
§ 4. Ont beau ne pas exprimer
clairement leur pensée. Cette cri-
tique est exacte sans doute ; mais
elle pourrait se retourner trop
souvent contre Aristote lui-même ;
192
MÉTAPHYSIQUE D'ARISTOTE.
est celle-ci : que chaque Idée constitue une sub-
stance distincte, et que pas une seule n'a une
existence indirecte et accidentelle. * Mais nous
avons dit à quelles conclusions inacceptables on
est amené si Ton admet qu'il y a des Idées, et si
Ton réduit les principes à une unité numérique
et non à une unité d'espèce.
• EnOn, une question qui se rapproche beau-
coup de toutes celles-là, c'est de rechercher si
les éléments n'existent qu'en puissance, ou s'ils
ont une autre manière d'être. S'ils sont d'une
façon quelconque autrement qu'en simple puis-
sance, alors il y a quelque chose d'antérieur aux
principes; car la puissance est antérieure à la
cause actuelle, tout ce qui est possible ne devant
pas nécessairement passer à la réalité de l'acte.
^Mais si les éléments sont en puissance simple-
ment, il est possible alors qu'il n'existe pas un
seul être réel, puisque ce qui est possible est ce
qui n'est pas encore, En effet, c'est le Non-être
voir aussi plus haut, ch. iv, § 15.
— Indirecte et accidentelle. Il n'y
a qu'un seul mot dans le texte;
j'ai également ajouté le mot
Distinct.
§ 5. î^otJLs avons dit. Voir plus
haut, ch. IV, § 10; voir encore
toute la polémique contre la
théorie des Idées, liv. I, ch. vir,
29 et suivants.
§ 6. Autrement qu'en simple
puissance. En d'autres termes,
s'ils sont en acte.— Quelque chose
dantérieur aux principes. Et
alors ces principes prétendus ne
sont plus des principes. — A la
cause actuelle. Le texte dit : « A
cette cause. » — Passer à la réa-
lité. J'ai dû également ici préci-
ser davantage l'expression.
§ 7. Si les éléments. Ici Élé-
ments est pris pour Principes.
LIVRE III, CHAP. VI, § 9. 193
qui se réalise, qui devient ; mais rien de ce qui
ne peut pas être ne se produit, ni ne devient.
* Telles sont donc les questions que nous avons
cru nécessaire de discuter sur les principe^.
Mais il y a encore à se demander si les principes
sont universels, ou s'ils existent à la façon des
êtres que nous appelons individuels. S'ils sont
des universaux, il n'est plus possible alors qu'ils
soient des substances réelles; car aucun des
termes communs n'exprime un objet réelle-
ment existant ; ils ne désignent qu'une certaine
qualité, tandis que la substance est toujours un
objet réel. Mais, si l'universel est une chose réel-
lement existante, et si l'on peut réaliser l'attri-
but commun en le dég^ag^eant du sujet, alors
on multiplie sing^ulièrement les êtres. Par exem-
ple, Socrate est d'abord lui-même, puis il est
l'homme, puis encore l'animal, si chacun de
ces termes exprime une réalité individuelle et
une unité.
®Si donc on fait les {Principes universels, voilà
les conséquences de celte théorie; et si on ne les
— Qui se réalise, qui devient. Il bien que le sens général de ce
n*y a qu'un seul mot dans le passage ne le soit pas ; Aristote
texte. Voir aussi plus loin, s*en est déjà servi plus haut,
liv. XII, ch. II, § 4. liv. I, ch. vu, § 59. — On mulH-
§ 8. Réaliser f attribut commun plie singulièrement les êtres. Le
en le dégageant. Il n'y a dans le texte est plus concis,
texte qu'un seul mot, dont la si- § 9. Est universelle. Aristote a
gniflcation est assez douteuse, reproduit bien des fois ce prin-
T. I.
13
m MÉIAt'HYSIOlIE IVAHISIOTE.
fait pas univeracis, et qu'ils soienl individuel
fixelusivemenl, alors ils ne soiil plus accessiblei
à la science ; car la science en toutes clioses <
universelle. Pour que la science en devînt [
sible, il faudrait supposer d'autres princip
antérieurs, attribués d'une façon universelle aux
principes eux-mêmes.
ei[>« ; voir plus hnitt, ch. iv, i 1 ; g 2, p. ITO <le tua U-adoctUll
tl plus loin, Liv. VU, ch. xv, 5 H ; Plaloa ftv&it suuienu calu (J
tl«. XJ, ch. I, S 9 ; liv. XIU, ria «vaut Ari«tnle, cl «'«
eK. IX, g 1S; et entlD Deraiert Uiul rnhjet >lu ThttéUtc II
Anali/tiiiues , tiv. I, ch, \xxi, bus diulu^es lis plus [iroruo
(te Ih MélupliysiquQ d'Aristcitu.